(1867) La morale de Molière « CHAPITRE V. L’Éducation des Femmes. » pp. 83-102
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(1867) La morale de Molière « CHAPITRE V. L’Éducation des Femmes. » pp. 83-102

CHAPITRE V.
L’Éducation des Femmes.

S’il manque quelque chose à la gloire de nos lettres sous Louis XIV, c’est d’avoir peint naturellement les femmes. Ce jugement est sévère ; mais il est permis de demander beaucoup aux hommes qui, alors, illustrèrent pour jamais notre pays et l’humanité. Or, au milieu de tant de perfection intellectuelle et de génie en toutes choses, régnait, au sujet de la femme, je ne sais quel faux goût, qui fut cause que ni le sublime Corneille ni même le tendre Racine ne firent tout à fait ce qu’on pouvait attendre d’eux : c’est seulement dans l’excès de la passion dramatique que Pauline, Hermione et Phèdre trouvèrent ces accents poignants et simples qui sont des cris de génie. Autrement, dans les romans comme au théâtre, la femme ne quitta point alors le fard de la mode, qui pouvait la rendre plus majestueuse ou plus spirituelle, mais qui glaçait sous la convention son charme principal, le naturel.

À Molière la gloire d’avoir, malgré le siècle, vu et peint la femme telle qu’elle est ; d’avoir ôté de son immortelle parure de grâce tout ce qu’on y joignait alors de faux et d’emprunté ; d’avoir dit et montré ce qu’elle doit être pour accomplir son rôle humble et sublime parmi nous.

 

Au dix-septième siècle, un défaut gâtait les femmes : elles étaient précieuses. Inutile de définir ce mot aux spectateurs des Précieuses ridicules et des Femmes savantes : grâce à Molière, ils savent aujourd’hui, aussi bien que ceux qui vivaient il y a deux cents ans, ce qu’on entend par préciosité. Mais il n’est pas sans importance de remarquer que ce défaut commença par être une qualité au temps de la Fronde. À cette époque, quelques dames, illustres autant par l’esprit que par la naissance, puisèrent dans la société des hommes éminents et lettrés qui les entouraient, un amour de la science, un soin des lettres, un purisme de langage, qui n’étaient certes qu’une qualité de plus ajoutée à tant d’autres dans une marquise de Rambouillet, trônant par la souveraineté du goût, de la beauté et de la conversation, au milieu d’une cour où se pressaient Richelieu, Vaugelas, Racan, Balzac, Voiture, Corneille, Patru, Saint-Evremond, Montausier, où vieillissait Malherbe et débutait Bossuet, entre Julie d’Angennes, Mme de Longueville, Mlle de Coligny, Mme de La Fayette et Mme de Sévigné. Là, vraiment, l’esprit et les lettres étaient à leur place ; « et là, en 1659, on applaudissait aux Précieuses ridicules, par lesquelles l’illustre hôtel ne se sentait pas plus atteint que Molière n’avait eu l’intention de l’attaquer281. C’était le centre de la vraie préciosité définie par Huet une galanterie honnête dans le sens qu’on donne au mot galant homme 282 ; » c’était, en un mot, l’Académie française, avec les femmes de plus et les pédants de moins283.

Mais comme il n’est si bonne chose qui ne puisse se corrompre, toutes ces qualités admirables tournèrent bientôt à mal. Les femmes s’imaginèrent que pour être du bel air, comme on disait alors284, il fallait à tout prix être précieuses ; et celles qui n’avaient pas de quoi l’être de la bonne manière le devinrent d’une façon ridicule. Elles crurent remplacer l’esprit par l’affectation, la dignité par le dédain, l’instruction par une recherche risible des mots et des idées, la distinction par un excès ruineux de, toilette, le cœur par un coquetterie de convention qui visitait tous les villages de la carte de Tendre. Les moindres bourgeoises voulurent prendre le genre à la mode, et parvinrent, à force de préciosité, à détruire en elles cet avantage accordé à leur sexe sur l’autre, de plaire, par la simplicité même, jusque dans la plus grande médiocrité d’esprit. Ce fut une. véritable épidémie, qui envahit tout le siècle, et dura presque autant que lui.

 

Le bon sens et le goût de Molière furent choqués de voir tant de femmes se gâter elles-mêmes par cette mode prétentieuse. Aussi, après les deux longues comédies d’intrigue de l’Etourdi et du Dépit amoureux, las d’imiter les autres et de remplacer les personnages les plus charmants de la scène par des fictions sans caractère et sans autre intérêt que la beauté des comédiennes ou l’imprévu des situations, il quitta brusquement les contrées chimériques des romans d’aventures pour entrer sur le terrain de la vie réelle, et il attaqua du premier coup la femme par la juste critique du défaut qui dépréciait alors toutes ses autres qualités.

L’intrigue des Précieuses 285 est nulle : toute la comédie n’est qu’une scène où deux valets du grand monde, sous les habits de leurs maîtres, viennent flatter la préciosité de deux petites bourgeoises infectées de la maladie régnante. Mais quelle verve dans ce dialogue ! comme chaque mot frappe le langage affecté et les sentiments recherchés qui régnaient alors dans les salons ! Quel beau miroir, où les femmes furent forcées de contempler leurs propres ridicules et d’en rire jusqu’aux larmes ! Quelle excellente farce, où triomphe enfin le bon sens personnifié dans l’honnête homme de père si justement indigné des pommades, du lait virginal et du haut style 286 !

Mais, sans doute, empêcher les femmes d’être coquettes et façonnières. n’était pas une moindre tâche que de rendre les médecins instruits, charitables et modestes ; car, pour elles comme pour eux, Molière se crut obligé de reprendre le même sujet de comédie jusqu’à la fin de sa vie287. Il continua la guerre à la préciosité dans les Fâcheux, dans la Critique de l’École des Femmes, et dans l’Impromptu de Versailles.

Quelle bonne satire du raffinement d’esprit substitué à la nature du cœur, que cette Orante et cette Climène des Fâcheux, qui s’appliquent sérieusement à discuter, en beau langage, s’il faut qu’un amant soit jaloux ou point jaloux288 ! Et cette autre Climène, qui se trouve mal pour avoir vu l’École des Femmes, et qui pousse la pudeur jusqu’à l’obscénité 289 : « cette personne qui est précieuse depuis les pieds- jusqu’à la tête, et la plus grande façonnière du monde ; il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n’aillent que par ressorts ; elle affecte toujours un ton de voix languissant et niais, fait la moue pour montrer une petite bouche, et roule les yeux pour les faire paroître grands : » en somme, «  la plus sotte bête qui se soit jamais.mêlée de raisonner290 ! » Et cette marquise façonnière de l’Impromptu de Versailles, qui se déhanche si bien, et se fait tant prier pour lever un peu sa coiffe 291 ! Et cette servante précieuse, « qui se mêle de temps en temps dans la conversation, et’ attrape comme elle peut tous les termes de sa maîtresse292 ! »

La préciosité avait atteint jusqu’aux domestiques. Loin de guérir, elle empirait. Ce n’était plus une maladie localisée à la cour et à Paris ; elle envahissait la province, où elle était encore plus malséante en des personnes moins polies par l’usage et plus disposées à outrer les modes293. Molière la poursuivit jusqu’au fond du Limousin, et ajouta un nouveau personnage à tous les précédents, la Comtesse d’Escarbagnas. Celle-ci ne peut s’asseoir sans dire dix fois : Ah ! madame, depuis qu’elle a été deux mois à Paris294 ; sa bonne, son marmiton et son cuisinier deviennent un petit laquais, une demoiselle suivante et un écuyer ; son armoire, une garde-robe, et son grenier, un garde-meuble 295 ; « le petit voyage qu’elle a fait à Paris l’a ramenée dans Angoulême plus achevée qu’elle n’étoit ; l’approche de l’air de la cour a donné à son ridicule de nouveaux agréments, et sa sottise tous les jours ne fait que croître et embellir296 : » elle ne peut plus vivre sans avoir des soupirants ; il lui faut un M. Tibaudier et un M. Harpin pour lui offrir des vers de quinze syllabes et des poires de bon chrétien, pour jouer tour à tour l’amant langoureux et l’amant emporté 297 ; le beau style lui a si bien tourné la tête qu’elle ne sait plus parler français, excepté quand le naturel revient au galop 298 avec son vocabulaire trop peu précieux 299.

 

Enfin, non contentes d’être renchéries, maniérées, et absurdement coquettes, les femmes se mirent en tête d’être savantes, non-seulement en lettres, mais en philosophie, en astronomie, en médecine. Ce ne fut pas assez de tenir la plume et de transformer les salons en académies300, il fallut manier l’astrolabe et le bistouri301. C’est alors que Molière frappa tous ces ridicules réunis dans une comédie qui est le développement parfait de toutes les autres sur le même sujet. Après avoir jour la précieuse ridicule, il osa jouer la vraie précieuse 302. Puis, à côté de cette peinture faite de verve, il voulut placer le portrait de la femme accomplie, et enseigner dans quelle juste mesure son esprit peut, doit s’appliquer aux sciences et aux lettres. Il mit sous les yeux la maison gouvernée par les précieuses et les savantes : il montra toutes les conséquences funestes de la conduite en apparence excusable d’une mère qui sort de son modeste et saint domaine pour se lancer dans la carrière du bel esprit et de la philosophie303. Il fit voir une vieille fille devenue folle au bruit étourdissant des madrigaux, du beau langage, des tourbillons et de l’amour platonique304 ; une belle et jeune fille pleine d’espérance, rendue sèche, orgueilleuse, incapable d’amour et de famille305 ; une gracieuse et spirituelle enfant près d’être immolée à l’engouement de sa mère pour un pédant aussi sot qu’intéressé306 ; une brave servante, humble providence de la maison, chassée comme une voleuse

À cause qu’elle manque à parler Vaugelas307 ;

enfin un père réduit dans sa maison au rôle d’ombre, condamné au silence par son amour de la paix, méprisé par ce trio de précieuses savantes, qu’indigne son peu d’esprit, et forcé enfin de protester contre la science et les lettres par cette immortelle boutade qui est dans la mémoire de tous308 : la guenille de Chrysale, rappelant sur la terre ces folles envolées vers les régions imaginaires du bel esprit, est un mot impérissable comme le pauvre homme de Tartuffe et la galère de Scapin 309.

Non content d’opposer aux habitudes des femmes du temps les mœurs trop simples des femmes du bon vieux temps 310 ; non content de mettre en action les ridicules d’une académie précieuse pendant un acte entier qu’ils remplissent uniquement311, Molière voulut faire briller l’exemple à côté de la critique, et exprimer ce que doit être la femme du monde dans une société polie.

Dès le début de sa pièce, il mit sur la scène, dans la bouche de la fraîche Henriette, cette franche expression du but pour lequel la femme est faite, en opposition aux théories sentimentales de l’éthérée Armande, qui se pâme au seul mot de mariage :

Les suites de ce mot, quand je les envisage,
Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;
Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner, etc.312.

Puis, à cette vérité si simple et si oubliée, Molière joint des préceptes qui fixent avec juste mesure dans quelle limite la femme, l’épouse, la mère devra cultiver son intelligence et acquérir ce que l’instruction lui peut ajouter de mérite et d’agrément. Chrysale dit, dans sa protestation contre le pédantisme féminin :

Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie, et sache tant de choses313 ;

et à la délicatesse de cette réflexion dont le vieillard pousse les conséquences trop loin, Clitandre ajoute le dernier mot de la vérité et du bon sens :

Je consens qu’une femme ait des clartés de tout.
Mais je ne lui veux point la passion choquante De se rendre savante afin d’être savante ;
Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait,
Elle sache ignorer les choses qu’elle sait.
De son étude enfin je veux qu’elle se cache,
Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache,
Sans citer les anciens, sans dire de grands mots,
Et clouer de l’esprit à ses moindres propos314.

Ainsi, Molière conseille à la femme cette modestie discrète pour laquelle elle semble faite, et qu’elle ne peut jamais oublier sans perdre quelque chose de son attrait. Il lui rappelle sans cesse que son premier devoir est sa maison, cet humble royaume du foyer auquel elle doit songer avant tout. « Vous devriez, » dit Chrysale à Philaminte en s’adressant à Bélise,

Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous315.

Vos devoirs accomplis, ajoutez, si vous voulez, à vos charmes par l’instruction, mais sans devenir jamais une femme pédante ni même une femme savante.

Molière met sous vos yeux, en exemple, la femme douce, sage, instruite, spirituelle et modeste ; il vous montre Henriette, pleine de bon sens, de timidité, de grâce, de fines reparties ; sa droiture d’esprit lui suffit pour être inaccessible aux fades compliments d’un diseur de douceurs qui n’en veut qu’à sa dot316 ; pour répondre à un gros pédant ce mot plein d’esprit français et de grâce féminine :

Excusez-moi, monsieur, je n’entends pas le grec317 ;

pour déclarer nettement à l’homme qui veut l’épouser malgré elle, qu’elle ne se sent point la force de supporter les charges et les périls du mariage sans le soutien de l’amour318. Et tout cela, avec quel charme, quelle mesure, quel talent féminin et inimitable pour ménager les gens, quelle constance dans le droit chemin du bon sens et du cœur !

 

Le luxe d esprit choquait Molière : il n’était pas moins choqué du luxe matériel qui régnait de son temps autant que du nôtre, et par lequel les femmes croyaient se faire estimer à raison de l’effet qu’elles produisaient. Gomme il s’est moqué des femmes à toilette dans les Précieuses ridicules 319 et dans la Comtesse d’Escarbagnas 320, et comme en même temps il a compris et apprécié le naturel féminin, qui aime à se parer innocemment et à se rendre gracieux ! Comme Ariste dit bien ce que là-dessus l’indulgente raison doit permettre :

Elle321 aime à dépenser en habits, linges et nœuds :
Que voulez-vous ? Je tâche à contenter ses vœux ;
Et ce sont des plaisirs qu’on peut, dans nos familles,
Lorsque l’on a du bien, permettre aux jeunes filles.

La juste mesure est partout dans Molière : il condamne les excès de dépense de la jeune Dorimène, qui épouse un riche vieillard pour payer ses parures322, et en même temps il se moque de Sganarelle, qui croit que par un édit on peut mettre un frein au luxe des femmes323. Il comprend que la simplicité de la parure, comme celle de l’esprit, est un charme qui n’appartient qu’aux âmes élevées par nature ou formées par une éducation supérieure ; il le dit et le montre, sans pouvoir, hélas ! le persuader plus à son siècle qu’au nôtre324.

 

Si Molière n’avait fait que combattre chez la femme le vice du siècle, et la peindre débarrassée de l’enveloppe luxueuse ou pédante dont elle s’affublait, ce serait déjà un titre de gloire. Mais son vaste génie ne s’est pas borné à faire justice d’un ridicule éphémère comme tous ceux de la mode. Il a fait pour la femme ce qu’il a fait pour l’homme : il l’a étudiée et dépeinte avec cette généralité de vue et cette largeur de raison qui donnent à ses œuvres un caractère universel.

Convaincu que la femme est un être libre et capable de conduite autant que l’homme, Molière s’indigne contre la prétention qu’on a eue longtemps de la faire vertueuse par force, et de la tenir ignorante par principe. La piquante Lisette de l’École des maris est le bon sens incarné, quand elle répond, avec un délicieux mélange de finesse et de naïveté, au Sganarelle qui croit s’assurer une femme parfaite en tenant sa pupille bien enfermée :

Notre honneur est, monsieur, bien sujet à faiblesse,
S’il faut qu’il ait besoin qu’on le garde sans cesse325 !
Pensez-vous, après tout, que ces précautions
Servent de quelque obstacle à nos intentions ?
Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête,
Que l’homme le plus fin ne soit pas une bête ?.
Toutes ces gardes-là sont visions de fous ;
Le plus sûr est, ma foi, de se fier à nous.
Qui nous gêne se met en un péril extrême,
Et toujours notre honneur veut se garder lui-même.
C’est nous inspirer presque un désir de pécher,
Que montrer tant de soins à nous en empêcher ;
Et, si par un mari je me voyois contrainte,
J’aurois fort grande pente à confirmer sa crainte326.

Et comme si cette déclaration des droits de la femme n’avait pas assez de poids dans la bouche d’une suivante, Molière fait répéter le même plaidoyer par un homme sérieux, qui porte dans son discours l’élévation de son âme et l’autorité de son âge :

Elle a quelque raison en ce qu’elle veut dire.
Leur sexe aime à jouir d’un peu de liberté ;
On le retient fort mal par tant d’austérité,
Et les soins défiants, les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles.
C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C’est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner :
Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner327.

Cette considération que l’honneur doit être gardé pour lui-même, pour la dignité et la joie intime qu’il procure, et non par crainte d’un châtiment, est un des plus beaux préceptes moraux qui se puissent proclamer. Et à côté s’en place un autre non moins élevé : c’est qu’un maître sage doit régner par le cœur.

Comme la vertu est aimable par soi, lui donner un aspect austère qui effraie les âmes délicates, c’est la trahir. On ne doit point les brider en tous leurs désirs ni leur refuser toute joie, mais leur apprendre à jouir honnêtement de ce qui est permis, à compter sur la douce bonté de ceux qui les dirigent, et à ne point     redouter comme une source de perdition ce qui ne le devient qu’autant qu’on en abuse.« Je tiens, » dit Ariste,

Qu’il nous faut en riant instruire la jeunesse,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui point faire peur.
Mes soins pour Lêonor ont suivi ces maximes :
Des moindres libertés je n’ai point fait des crimes,
Et je ne m’en suis point, grâce au ciel, repenti.
J’ai souffert qu’elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies ;
Ce sont choses, pour moi, que je tiens, de tout temps,
Fort propres à former l’esprit des jeunes gens ;
Et l’école du monde, en l’air dont il faut vivre,
Instruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre, etc.328.

Telle est la vraie vertu, inflexible quand il s’agit de l’honneur, indulgente tant qu’il ne court point de risques.

Que deviendra Isabelle enfermée ? Pour sortir, elle franchira les limites de la bienséance, de la prudence, du devoir, et se jettera de plein cœur dans les bras du premier qui s’offrira avec un air séduisant et une apparence d’honneur329.

 

Pour l’ignorance, qui est la prison de l’esprit, la leçon n’est pas moins bien donnée, et la sotte $ Arnolphe lui échappe aussi bien que la cloîtrée de Sganarelle. La belle théorie, d’enfermer une femme dans la stupidité, afin d’être sûr qu’elle ignore le mal ! « C’est assez pour elle, » dit Arnolphe,

De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer330.

Eh ! pauvre fou, une sotte sait-elle aimer ? Molière a une parole de philosophe, quand il répond à cela :

Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête

Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ?

Une femme d’esprit peut trahir son devoir :

Mais il faut, pour le moins, qu’elle ose le vouloir ;

Et la stupide, au sien peut manquer d’ordinaire,

Sans en avoir l’envie et sans penser le faire331.

C’est une vérité morale de premier ordre, et qui ne se peut mieux exprimer, que l’ignorance n’est pas la vertu. Il n’y a point de gloire à marcher bravement au bord d’un précipice qu’on ne voit pas. Le vrai mérite connaît le mal et sait l’éviter. Arnolphe a fait l’impossible pour accomplir l’abrutissement dans l’âme de celle qu’il se destine :

Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique,
C’est-à-dire, ordonnant quels soins on emploieroit
Pour la rendre idiote autant qu’il se pourroit.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente ;
Et grande, je l’ai vue à tel point innocente,
Que j’ai béni le ciel d’avoir trouvé mon fait
Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l’ai donc retirée332...

Après cela, les délicats ont reproché à Molière les mots fameux de la tarte a la crème et des enfants par l’oreille 333 ; les pudibonds se sont indignés de la scène où la pauvre Agnès dit presque, et fait penser une obscénité, à propos du bout de ruban que lui a pris Horace 334. Non, ce n’était pas trop de cette triviale énergie pour attaquer l’erreur qui croit sauver la vertu par la stupidité et l’ignorance ; ce n’est trop d’aucune des scènes de la comédie pour dire et répéter tous les dangers auxquels sont exposés les malheureux tenus dans les ténèbres, et pour proclamer cette philosophique vérité, que le vrai se confond avec le bien, et que si nous savions parfaitement, nous pourrions ne faillir jamais.

Quel homme de cœur peut assister sans émotion au spectacle de cette jeune âme emprisonnée, qui conserve toujours et reconquiert enfin sa dignité libre, sous toutes les chaînes d’un despotisme absurde, sous tous les voiles d’une savante erreur, comme sous la glace immobile on entend l’eau irritée qui au premier printemps roulera dans la mer sa prison vaincue ? C’est un spectacle moral, de montrer celte imprescriptible liberté de l’âme qui reste bonne, pure, intelligente, capable et désireuse du vrai et du bien, malgré les efforts les plus patients et les plus habiles ; qui, jusque dans la naïveté d’une extrême ignorance, garde une fleur de grâce native, marque ineffaçable de son origine et de ses droits ; en sorte qu’après la lecture de la lettre d’Agnès, il n’est personne qui ne dise avec Horace :

Malgré les soins maudits d’un injuste pouvoir,
Un plus beau naturel peut-il se faire voir ?
Et n’est-ce pas sans doute un crime punissable,
De gâter méchamment ce fond d’âme admirable,
D’avoir, dans l’ignorance et la stupidité,
Voulu de cet esprit étouffer la clarté335 ?

En somme, la juste appréciation de l’École des Femmes est celle qu’exprimait Boileau dans les Stances qu’il envoyait à Molière pour ses étrennes de 1663, quatre jours après la première représentation336 :

En vain mille jaloux esprits,
Molière, osent avec mépris
Censurer ton plus bel ouvrage ;
Sa charmante naïveté
S’en va pour jamais d’âge en âge
Divertir la postérité.
…...
Ta muse avec utilité
Dit plaisamment la vérité ;
Chacun profite à ton École ;
Tout en est beau, tout en est bon ;
Et ta plus burlesque parole
Est souvent un docte sermon337.

Ce sont, dans l’une et l’autre École ; d’honnêtes amants qui enlèvent et épousent Isabelle et Agnès ; mais qui ne sent que la leçon va plus loin, et que, dans la vie, qui n’est point une comédie, c’est à la perte et au déshonneur qu’aboutit presque toujours cette contrainte coupable imposée à la personne et à l’âme ?