(1867) La morale de Molière « CHAPITRE VII. De l’Amour. » pp. 121-144
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(1867) La morale de Molière « CHAPITRE VII. De l’Amour. » pp. 121-144

CHAPITRE VII.
De l’Amour.

L’amour, entre l’homme et la femme accomplis tels que les veut Molière, sera un beau sentiment, qui, sans les amollir, leur donnera encore plus de valeur et de charme. Dans cette passion, comme dans toute leur conduite, ils seront d’abord poussés par ce sens naturel, infus dans toutes les âmes, qui est le fondement de la morale. L’amour, chez eux, ne sera point un entraînement des sens seulement, ni une fantaisie de l’imagination exaltée par quelque circonstance romanesque ; il ne sera pas une affaire de mode, ni un marché d’intérêt, ni une alliance fondée froidement par la raison, non : il sera l’amour, cette inexplicable et toute-puissante attraction d’une âme vers une autre âme, non point nue et abstraite, mais vivante, revêtue d’un corps et d’un sexe, joignant la grâce physique aux charmes de l’esprit et aux caresses du cœur ; enfin ce je ne sais quoi 421, matière infinie des poètes, mystère inexplicable pour Platon, si l’on n’y admet quelque chose de divin422. On est saisi d’étonnement en face du génie de Molière, quand on voit que cet acteur de farces a su représenter l’amour aussi bien que les plus grands tragiques, avec une élévation et une vérité émouvante, sans le chercher pourtant dans ses excès presque surhumains, plus propres à inspirer les artistes. Il semble que ce ne soit plus le domaine de la comédie ; mais le domaine de Molière est partout.

On a dit avec raison que l’amour ne peut guère être exprimé que par ceux qui l’ont éprouvé. Si Racine apprit à déclamer à la Champmeslé, elle lui apprit sans doute à faire parler Bérénice, et c’est l’année qui suivit un mariage plein d’amour, que Corneille peignit l’amour conjugal de Pauline. (Molière aima sa femme d’une passion dévouée, délicate et jalouse, que ne put éteindre ni l’indifférence ni l’infidélité. Et le peu que nous savons de l’histoire de son cœur permet de supposer qu’il trouva plus d’une fois dans des émotions personnelles quelques-unes de ses meilleures inspirations423. Mais ce n’est ni pour une maîtresse ni pour une femme que Corneille, Racine, Molière, furent ce qu’ils furent. Les événements de leur vie privée n’ont été réellement que des occasions d’être émus, qu’ils auraient toujours trouvées en vivant. La triste erreur des littérateurs bohèmes, et quelques-uns ont eu assez de talent et de douleurs pour mériter cette mention, consiste à s’imaginer qu’ils deviendront de grands hommes parce qu’ils imitent les écarts de mœurs de quelques grands hommes. C’est parce que Molière est Molière, non parce qu’il aima Armande Béjart, qu’il est un peintre sublime de l’amour. Ce qui le lui fit connaître et peindre ainsi, c’est son universel génie, à qui rien d’humain n’était étranger ; et ce qui donne à ses peintures d’amour un caractère moral. c’est son bon sens, qui resta toujours debout malgré les assauts de la passion.

Ce bon sens lui apprit à voir l’amour en philosophe, comme une des facultés naturelles de l’homme, bonne quand il ne la laisse pas parler plus haut que la raison, belle jusqu’au sublime dans les âmes qui, par nature et par volonté, sont belles et élevées. C’est une œuvre essentiellement morale, de montrer que la passion qui tient le plus de place dans le monde, et dont les excès sont le plus funestes, est pleine de joie et de dignité, quand l’homme sait se garder assez pour n’y céder que dans le temps et les circonstances qui peuvent la rendre utile, noble, et faire d’elle le soutien et le charme de la vie. Qui n’aura plaisir à rechercher, dans tant de figures charmantes, le type de l’amour tel que l’entendait Molière ?

 

Et donc, l’amour est d’abord un mouvement naturel ; mais, par le mot de nature, gardons-nous de comprendre les excitations instinctives du corps ou de l’imagination, faites pour être dominées et non obéies : il veut dire ici cette nature humaine en laquelle Cicéron ajustement affirmé qu’il faut chercher la source de la conduite et du devoir, parce que c’est une nature essentiellement raisonnable 424.

Oui, l’imprescriptible raison règne dans l’amour vrai, en fait la grandeur, la bonté, la durée, l’énergie. L’amour vrai ne naît point au hasard, par une séduction des sens, par une fascination des yeux, ni même par un agrément de l’esprit : tous ces charmes ne produisent que des caprices passagers, d’autant plus vite éteints qu’ils sont nés plus soudainement425, comme les belles passions de don Juan 426 ou les vieux désirs d’Harpagon 427. Il naît d’une conformité des âmes, qui sentent, par un penchant dominateur, qu’elles sont faites de manière à être heureuses ensemble : une vue intérieure fait découvrir à chacune d’elles que l’autre possède les qualités nécessaires pour le bonheur commun ; et un irrésistible attrait les pousse à se chercher et à s’unir pour la vie.

Cet attrait, ce n’est point la grâce du corps qui l’excite : la beauté n’est capable de produire l’amour que parce qu’elle est l’interprète de l’âme qui la vivifie. Souvent, ce n’est qu’après des recherches lentes et des erreurs cruelles, qu’une personne en découvre enfin une autre qui puisse l’aimer et qu’elle puisse aimer428. Si quelquefois des circonstances romanesques concourent à cette rencontre, elles sont l’occasion, non la cause de l’amour. Les hasards qui semblent le faire naître dans plus d’une pièce de Molière n’ont guère plus d’importance que les dénouements qui le couronnent : ce sont des nécessités de la comédie, qui ne peut commencer ni finir sans prétexte. Ce n’est pas en somme pour avoir été sauvée des eaux par lui qu’Elise aime Valère 429 ; l’ardente passion qui fait tout braver à Octave n’a pas été causée par les cheveux épars et la simple futaine de Zerbinette 430. Mais, en de telles aventures, les âmes se montrent ; le bon naturel de l’esclave égyptienne paraît dans son affection pour sa vieille nourrice ; la noblesse de Cléante éclate dans son ardeur à embrasser la défense d’une femme inconnue431. Ces ressorts aident le poète à hâter sans invraisemblance la liaison des cœurs qu’il est obligé d’unir en quelques scènes ; et pourtant, ce court espace lui suffit aussi.pour montrer que l’amour vrai est l’amour des âmes, faites par Dieu avec le tendre et noble penchant de se donner tout entières à des âmes dignes d’elles. Les belles âmes sont ainsi faites par nature, et la nature qui les pousse à aimer est aussi irrésistible que la nature qui leur fait connaître le vrai et pratiquer le bien. Sans doute tous les instincts de notre âme, qui sont les invariables points de départ de la morale, peuvent être égarés de leur voie et détournés vers les aberrations les plus funestes ; mais ils existent quand même, et vivent immortels au milieu des erreurs et des misères, même des dégradations de l’humanité : le philosophe qui les décrit, le poète qui les peint, sont des hommes utiles.

À travers les intrigues de ses comédies., Molière a peint l’amour naturel 432, instinct des cœurs honnêtes : c’est un service qu’il a rendu à ses semblables. Ses amoureux sont autant d’heureux exemples du cœur humain suivant naturellement un de ses plus précieux penchants ; et, de tous ces tableaux vivants, ressort doucement la figure de l’amour vrai, naturel, partant moral.

 

Comme les plantes et les animaux en leur printemps, c’est dans la fleur de l’âge et de l’esprit que l’homme et la femme, emportés réciproquement vers un être digne d’eux, s’aimeront avec toute l’ardeur de la jeunesse et du cœur, toute la noblesse des âmes pures et élevées433. Leur passion sera d’autant plus vive et plus belle, qu’ils seront plus parfaits ; car toute vertu, toute intelligence, toute grâce les rendront plus propres à éprouver et à inspirer l’amour. C’est pour eux seuls, pour eux tout entiers qu’ils s’aimeront, ardents à poursuivre une union indissoluble, dans laquelle ils trouveront ce qui manque à leur solitude : la joie d’être deux à vivre, à souffrir434.

Regardez Henriette et Clitandre 435 : n’est-ce pas la nature même qui porte l’une à l’autre ces deux personnes accomplies ? Ce sentiment, à l’âge où ils sont le mieux faits pour en jouir, ne vient-il pas développer et ennoblir toutes les qualités du cœur et de l’esprit qu’ils possédaient déjà436 ? Et quand le bonhomme Chrysale, en les voyant s’aimer de si bon cœur, s’écrie :

Ah ! les douces caresses !
Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses ;
Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours,
Et je me ressouviens de mes jeunes amours437,

qui n’a devant les yeux cet amour pur et naturel, plein de joie et d’honneur, que Phèdre dépeint avec tant de vérité dans son désespoir de n’en pouvoir jouir :

Hélas ! ils se voyoient avec pleine licence !
Le ciel de leurs soupirs approuvoit l’innocence ;
Ils suivoient sans remords leur penchant amoureux ;
Tous les jours se levoient clairs et sereins pour eux438 !

Ce charme d’une affection naturelle dans des âmes. pures, Molière le montre maintes fois sur son théâtre ; et chaque fois c’est avec une émotion nouvelle qu’on s’intéresse de cœur à ces simples et touchantes passions, qu’elles entraînent les dieux mêmes et les nymphes comme Amour et Psyché 439, ou les valets et les servantes comme Covielle et Nicole 440. C’est l’Eternel amour qu’il sait peindre et varier à l’infini, toujours le même et toujours nouveau comme la parure des champs441, un et divers comme les visages des mille nymphes toutes sœurs qui peuplaient l’océan d’Ovide442.

Don Garde et done Elvire, don Alphonse et done Ignés du Prince Jaloux, montrent, dans une dignité princière, les mêmes sentiments vrais et naturels qui animent Isabelle et Valère dans l’École des Maris, et qui, dans l’École des Femmes, produisent le délicieux épanouissement de la jeune âme d’Agnès 443. Même dans une pièce de commande écrite en quinze jours, comme les Fâcheux, l’amour d’Orphise et d’Eraste 444 est supérieur à tous les amours de roman dont Scudéri donnait alors si libéralement des volumes445. Qui peut repenser sans charme à tous ces amoureux du Dépit, des deux Écoles, de la Princesse d’Elide, de l’Amour médecin, du Misanthrope, du Médecin malgré lui, de Mélicerte, de l’Amour peintre, du Tartuffe, de l’Avare, de M. de Pourceaugnac, des Amants magnifiques, du Bourgeois gentilhomme, de Psyché, des Fourberies de Scapin, de la Comtesse d’Escarbagnas, des Femmes savantes, du Malade imaginaire 446 ? Dieux, princes, bergers, bourgeois, gentilshommes, valets, on en trouve partout sans qu’on songe jamais à s’en plaindre : Célie, Hippolyte, Lucile, Elvire, Isabelle, Agnès, Lucinde, Eliante, Mariane, Elise, Julie, Eriphile, Psyché, Zerbinette, Hyacinthe, Henriette, Angélique, je vous aime, avec vos Lélies, vos Léandres, vos Erastes, vos Valères, vos Horaces, vos Orontes, vos Sostrates, vos Cléontes, vos Octaves, vos Cléantes, et vos Clitandres, doux noms et charmants souvenirs, aimables figures qui venez, au milieu des farces les plus risibles ou des peintures de caractère les plus hardies, apporter la grâce riante de vos jeunes amours !

Il est beau d’avoir conçu cette idée élevée d’un sentiment qui peut tomber si bas ; il est bien d’avoir exprimé que ce sentiment est une passion de l’âme, non un appétit du corps ; il est glorieux d’avoir montré sur la scène, dans des situations souvent délicates, le caractère chaste et spiritualiste de l’amour, quand tant d’auteurs ont cherché et cherchent encore le succès dans son étalage tout matériel, quand tant de critiques se prosternent devant la peinture corruptrice de ce qu’ils appellent l’amour physique.

Mais il est peut-être plus beau, meilleur, plus glorieux encore d’avoir su, en s’élevant dans ces régions supérieures et presque divines, rester sur la terre, et ne s’égarer jamais hors de la vie pratique et de la vérité humaine, là où Platon lui-même, emporté par son génie, s’envola hors de l’humanité447.

Ici triomphe le bon sens de Molière, et ses peintures, par leur juste rapport avec la réalité, prennent un caractère particulièrement utile et moral. Oui, la source de l’amour est belle, pure, sublime : mais l’amoureux est homme ; et, pour aimer, il n’en est pas moins aux prises avec toutes sortes de misères : il est jeune, il est jaloux, il est fou, il est sans courage et sans conduite, il est susceptible et déraisonnable, il manque de dignité, même d’honneur. Pour amener le bonheur qu’ils n’ont pas la raison ni. l’énergie de chercher par eux-mêmes, Lélie s’abandonne à un Mascarille 448, Ascagne à une Frosine 449. L’indiscret et vantard Horace va raconter d’abord sa passion à Arnolphe, au risque de perdre à jamais son Agnès 450. Dans F Etourdi, le Dépit amoureux, l’Amour médecin, les deux Écoles, le Médecin malgré lui, l’Avare, les Fourberies de Scapin, M. de Pourceaugnac, on voit sans cesse les amants tomber des sentiments les plus beaux dans les ruses les moins dignes, et employer des chemins honteux pour atteindre un but honorable qu’ils n’ont pas la constance de chercher par la seule route de l’honneur.

C’est que nous sommes ainsi faits ; l’amour le plus pur prend les confidents les plus méprisables451 ; le cœur le plus respectueux pour sa maîtresse manque de respect à son père452 ; l’âme la plus ferme, la plus sage, se désespère d’une chimère ou d’un doute453 : pauvres amoureux, comme les voilà pour rien inquiets, jaloux, brouillés, perdus ! Et comme ils reviennent tout à coup de l’emportement à la soumission, du soupçon à l’aveuglement454 ! Quel mélange d’humilité sans bornes et d’amour propre inflexible !

Et c’est la vérité : sous toutes ces erreurs et ces hésitations qui sont vraies, il y a l’amour vrai, qu’aucune puissance, aucun intérêt ne pourra arrêter, parce que les cœurs qu’il mène sont poussés par une puissance et un intérêt supérieurs à tous les autres455. Cet amour aura une persévérance sans fin, une adresse inépuisable pour déjouer les desseins contraires et surmonter les obstacles456. Ni la violence ni l’autorité ne pourront rien sur lui que l’exciter davantage à une noble révolte457. Il inspirera aux âmes les plus timides un courage inconnu, une résolution inébranlable458. Il apprendra aux plus rudes caractères des délicatesses infinies, des douceurs angéliques459. Il sera dévoué et fidèle absolument460. Il deviendra la vie même de ceux dont il s’empare461. Il leur fera un devoir formel de la franchise sans réserves462. Il sera pur463 : jamais un amant, qui aime de l’amour peint par Molière, ne songera à faire sa maîtresse de son amante, ou plutôt ce mot de maîtresse deviendra chaste dans sa bouche et dans sa pensée ; il sera toujours ému de respect devant celle en qui il vénère sa propre dignité et son honneur même. Tout cela surnage au-dessus de toutes les intrigues et de toutes les faiblesses ; tout cela est exprimé ou indiqué avec une mesure et une justesse qui donnent à l’ensemble de ces peintures d’amour un caractère général de moralité, et qui placent le théâtre de Molière à une distance infinie au-dessus de l’immense majorité des drames et des romans d’amour464.

 

Mais, dans ce grand enseignement, il est un point précis sur lequel le maître a insisté avec une persistance due à la fois au défaut de son siècle et au caractère de son âme : c’est la coquetterie.

La coquetterie est incompatible avec l’amour, parce qu’elle est égoïsme et parce qu’elle est mensonge. Célimène n’aime point, parce qu’elle est coquette : ce vice la rend incapable de comprendre la.seule passion vraie qu’elle ait inspirée dans toute la cour.de galants qui l’obsède465. La prude Arsinoé ne peut pas davantage connaître l’amour dans la coquetterie de vertu que son âge lui impose466. Armande et Bélise, dans leur coquetterie de pédantes, ne soupçonnent point ce que c’est qu’aimer467, et la comtesse d’Escarbagnas, dans sa coquetterie de vieille provinciale’, montre en caricature extravagante quelle distance de la terre au ciel il y a de la coquetterie à l’amour468.

Molière a dit celle vérité au milieu d’une société où le raffinement de l’esprit faisait, dans les meilleurs salons, prendre à la coquetterie la place et le nom de l’amour, et où il n’y avait point de femme à la mode qui ne voulût régner dans un petit royaume de Tendre. Boileau, le champion de la raison, qu’on trouve sur la brèche partout où le goût du temps essaie d’en franchir les remparts, s’est montré là, comme en maint endroit, le digne second de Molière, et il a retrouvé le pinceau de Juvénal pour aider son ami à rendre la coquette à jamais odieuse :

D’abord, tu la verras, ainsi que dans Clélie,
Recevant ses amants sous le doux nom d’amis,
S’en tenir avec eux aux petits soins permis ;
Puis, bientôt en grande eau sur le fleuve de Tendre,
Naviger à souhait, tout dire, et tout entendre.
Et ne présume pas que Vénus, ou Satan,
Souffre qu’elle en demeure aux termes du roman469...

Molière était obligé d’en demeurer aux termes de la comédie, et l’art même lui défendait de mettre sur la scène autre chose que les lettres de Célimène et les avances mielleuses d’Arsinoé 470 ; mais pourtant, quand il montre la jeune coquette refusant d’aller ensevelir dans un désert ses fautes et son repentir471, il laisse deviner la vie qu’elle mènera dans v le monde :

Peut-être avant deux ans,......
Eprise d’un cadet, ivre d’un mousquetaire,
Nous la verrons hanter les plus honteux brelans,
Donner chez la Cornu rendez-vous aux galans,
De Phèdre dédaignant la pudeur enfantine,
Suivre à front découvert Z… et Messaline 472.

Et, sous toutes les convenances de la comédie, il fait entrevoir où ira la prude quarantenaire, avec son amour pour les réalités 473 :

Rien n’égale en fureur, en monstrueux caprices,
Une fausse vertu qui s’abandonne aux vices474.

Jamais celle qui sait et veut aimer ne mettra le pied sur ce gazon fleuri qui cache un ignoble bourbier. Eliante pourrait, ce semble, accepter les hommages d’Alceste sans déloyauté à l’égard de Philinte : non, elle s’expliquera nettement avec l’un comme avec l’autre, et sa sincérité fera mieux ressortir la duplicité de son habile cousine ; elle dira d’Alceste à Philinte :

Pour moi, je n’en fais point de façon, et je croi
Qu’on doit sur de tels points être de bonne foi :
Je pourrois me résoudre à recevoir ses feux475.

Et Philinte lui répond, car la coquetterie de Clitandre et d’Acaste 476 n’est pas moins blâmée par Molière que celle de Célimène, et le vice à ses yeux n’est pas moindre en l’homme qu’en la femme :

Et moi, de mon côté, je ne m’oppose pas,
Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;
Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire
De ce que là-dessus j’ai pris soin de lui dire ;
Mais si, par un hymen qui les joindrait tous deux,
Vous étiez hors d’état de recevoir ses vœux,
Tous les miens tenteroient la faveur éclatante
Qu’avec tant de bonté votre âme lui présente477.

Quand Alceste fuit dans son désert et déclare franchement à Eliante qu’il ne se sent pas digne d’elle, Eliante au lieu de saisir cette occasion d’une coquetterie innocente, lui déclare non moins franchement :

Ma main de se donner n’est point embarrassée,
Et voilà votre ami, sans trop m’inquiéter,
Qui, si je l’en priois, la pourrait accepter478.

Il semble que le Clitandre des Femmes savantes pourrait se laisser aimer par les deux sœurs, et flatter même la passion éthérée de la folle Bélise, pour se ménager des appuis dans la maison : non, il leur déclarera en face quel est son choix, au risque de soulever des jalousies qui compromettront son amour479. Il semble qu’Henriette pourrait souffrir les hommages de Trissotin, quand ce ne serait que pour en rire, et pour complaire aux idées de sa mère : non, elle le prendra à part pour lui dire :

Je vous estime, autant qu’on sauroit estimer ;
Mais je trouve un obstacle à pouvoir vous aimer :
Un cœur, vous le savez, à deux ne sauroit être,
Et je sens que du mien Clitandre s’est fait maître480.

Cette franchise en amour, Molière la réclame presque brutalement par la bouche d’Alceste, quand il lui fait lancer à Célimène cette terrible fleurette :

Mais qui m’assurera que, dans le même instant,
Vous n’en disiez peut-être aux autres tout autant481 ?

Il regardait cette franchise comme le premier devoir de ceux qui s’aiment, et comme la première preuve d’affection qu’ils se puissent donner. Il la voulait entière, et, comme on vient de le voir, il n’admettait pas qu’on la sacrifiât aux intérêts de l’amour même. Bien plus, il la voulait jusque dans le langage parlé par l’amour, et il repoussait, autant par cœur que par goût, le style faux que l’on croyait alors le style obligé de la passion. Il pensait avec raison qu’un sentiment vrai se fausse et s’émousse à s’exprimer en termes recherchés et exagérés. Ce n’était pas seulement, on le répète, son goût, c’était son cœur sincère qui s’indignait avec Alceste contre le sonnet d’Oronte, et préférait hautement la chanson de ma mie et du roi Henri

À ces quolifichets dont le bon sens murmure.

Il disait

Que ce n’est pas ainsi que parle la nature482,

et il avait raison.

Il y avait presque autant de mérite à réformer l’amour dans l’expression que dans le fond, à l’époque où les madrigaux triomphaient si victorieusement, que Racine faisait dire au fils d’Achille aux pieds de la veuve d’Hector :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai483 ;

à l’époque où Boileau lui-même, fléchissant sous la poussée du siècle, mettait, dans la glorieuse péroraison de son Art poétique, le Benserade des ruelles à côté du Corneille du Cid et d’Horace 484.

Molière ne se contenta pas de critiquer avec une verve toujours nouvelle le faux style amoureux partout où l’occasion s’en offrit485. Après avoir rappelé les amants à un langage naturel comme l’amour, il donna, mieux que tous les autres auteurs du siècle, l’exemple de cette langue douce et touchante qui va droit au cœur parce qu’elle en exprime les vrais sentiments. Est-il besoin de rappeler les charmantes causeries d’amour qui remplissent tant de comédies486 ? Le spectateur, fatigué de rire, s’y repose avec une émotion délicieuse ; et l’auteur sait quelquefois, par la simplicité du style et la vérité de la passion, faire parler à l’amour un langage digne de Corneille :

CLITANDRE.

Quelque secours puissant qu’on promette à ma flamme,
Mon plus solide espoir c’est votre cœur, madame. ‘

HENRIETTE.

Pour mon cœur, vous pouvez vous assurer de lui.

CLITANDRE.

Je ne puis qu’être heureux quand j’aurai son appui.

HENRIETTE.

Vous voyez à quels nœuds on prétend le contraindre.

CLITANDRE.

Tant qu’il sera pour moi je ne vois rien à craindre.

HENRIETTE.

Je vais tout essayer pour nos vœux les plus doux ;
Et, si tous mes efforts ne me donnent à vous,
II est une retraite où notre âme se donne,
Qui m’empêchera d’être à toute autre personne.

CLITANDRE.

Veuille le juste ciel me garder en ce jour
De recevoir de vous cette preuve d’amour487 !

Voilà comme Molière savait atteindre au sublime par le naturel. Il est revenu sans cesse sur cette nécessité que l’amour soit naturel, conforme à l’âge, à la condition, au caractère, aux âmes de ceux qui s’y livrent.

Quel triste et vrai ridicule versé sur Sganarelle, sur Arnolphe ; sur Harpagon, sur Alceste lui-même ! Quel contraste entre la passion jeune et noble des Horaces, des Clitandres, et les risibles et honteux soupirs des amoureux hors d’âge488 ! Les pédants qui se mêlent de galanterie sont encore plus ridicules que les vieillards : Trissotin et Thomas Diafoirus, ne ressemblent-ils pas à l’âne de la fable489 ? Quel rappel à la nature et à la raison, sans qui l’amour devient tout brutal ! On ne saurait trop remarquer quel enseignement pratique résulte de la peinture de l’amour mal placé et du funeste résultat des passions contre nature. Cet enseignement est tout moral. Il est donné avec fermeté, mais aussi avec mesure. Il apprend aux hommes mûrs que, s’ils sont dédaignés ou trompés par les femmes, c’est moins pour leur âge que pour leurs travers ; et l’exemple d’Ariste, dans l’École des Maris, montre qu’à tout âge une âme douce et noble est aimable.

 

Enfin, pour que la peinture

De cette passion, de toutes la plus belle490,

soit complètement instructive et vraie, il faut jeter un coup d’œil sur les amours faux, intéressés et voluptueux que Molière a mis quelquefois en face des amours vrais, délicats et purs. Quelle leçon ressort des débauches de don Juan 491 ! et qui peut retenir ses larmes au désespoir et au repentir d’Elvire 492 ?

Quel dégoût inspire le Tartuffe avide et luxurieux

Qui convoite la mère en épousant la fille493 !

Quel mépris excite la cupidité honteuse de Dorimène 494, et la grossière débauche de la femme de George Dandin 495 !

 

Quand on repense à la fausseté et à l’indécence des amours applaudis sur tant de théâtres, à la corruption insinuée chaque jour au peuple par tant de romans pleins de passions hors nature, à la gloire acquise par tant d’auteurs au moyen des théories d’amour les plus brutales et des peintures d’amour les plus lubriques, on reconnaît que Molière a rendu service à la morale en présentant sans cesse le spectacle, conforme à la nature et à la raison, d’amours jeunes, joyeux et honnêtes. Et quand, après avoir passé en revue toute la littérature amoureuse, on revient aux amoureux de Molière, on demeure convaincu que nul poète n’a jamais conçu ni représenté l’amour d’une manière plus vraie, plus touchante, plus morale.