(1867) La morale de Molière « CHAPITRE X. Du Père, de la Famille, de l’Etat. » pp. 193-216
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(1867) La morale de Molière « CHAPITRE X. Du Père, de la Famille, de l’Etat. » pp. 193-216

CHAPITRE X.
Du Père, de la Famille, de l’Etat.

C’est une étude attachante que de suivre un tel homme dans tous les caprices de son inépuisable fécondité, et d’apprécier à la mesure de la morale toutes les fantaisies d’un génie si puissant pour le bien ou pour le mal. On voudrait n’avoir qu’à louer : l’obligation de blâmer rend délicate et hardie parfois la tâche qu’on s’est imposée.

Le fondement nécessaire de toute société humaine est la famille. Les liens de respect, d’affection, de devoirs réciproques qui eu unissent les divers membres, sont ce qu’il y a de plus naturel dans la loi ‘ morale657 ; et l’esprit de famille est pour les êtres sensibles et intelligents un élément si constitutionnel, qu’on le retrouve sous forme d’instinct jusque chez les animaux.

On peut dire d’un père, d’une épouse, d’un fils qui accomplissent sérieusement leurs devoirs de famille, que, par suite, ils accomplissent la plus grande part de leurs devoirs personnels, de leurs devoirs envers la patrie, envers l’humanité, même envers Dieu. Le mariage est ce qui fonde la famille, et partant la société tout entière ; mais il n’est pas la famille. Par quel contre-sens étonnant le génie de Molière a-t-il conçu l’idée la plus élevée du mariage, ] et n’a-t-il jamais entrevu l’idée de la famille ? Un philosophe de nos jours a montré, dans un livre excellent, que la famille est la véritable source de la moralité des peuples658 : Molière n’a jamais mis sur son théâtre l’exemple d’une famille qui ne fût odieuse ou ridicule. Sans doute, il a fait voir çà et là un père indulgent659, une mère dévouée660, une fille respectueuse661, un frère affectueux662 : mais nulle part, dans ses œuvres’, on ne trouve une famille. Peut-on donner le nom de famille à la réunion des gens, honnêtes d’ailleurs, qu’entreprend de tromper et de voler Tartuffe ? Où donc entre eux est la confiance, l’affection, la dignité ? Sans doute, la mère a des qualités ; mais que vaut le père ? Que vaut la grand-mère ? quel lien les unit, autre que le nom, la convenance, l’intérêt ? N’en dira-t-on pas autant de la famille de l’Avare y de celles de Philaminte, du Bourgeois gentilhomme, du Malade imaginaire ? On ne parle pas de celles de M. de Sotenville 663 ou de Sganarelle 664. Que peut-on trouver dans toutes ces maisons-là, que des gens forcés de vivre en commun par la loi et l’usage, les uns bons, les autres méchants, la plupart ridicules, sans qu’ils aient les uns ni les antres aucun sentiment des obligations et des tendresses du sang, ou que nulle part, dans leur intimité, on sente le souffle d’affection qui rassemble et réchauffe les cœurs autour du père ? Excepté quelques enfants meilleurs que leurs parents, et quelques parents chez qui l’indulgence adoucit l’égoïsme, qui donc, parmi eux, songe à s’aimer ou à se soutenir ? Quel nœud forme d’eux tous le faisceau de la famille, seul capable de résister aux attaques du monde, d’offrir un soutien aux jeunes et une consolation aux vieillards ?

C’est que la famille ne vit que par 1e père, et Molière semble avoir absolument ignoré ce qu’est, ce que vaut le père.

Sous la tente du désert, le père fut le premier roi au milieu du peuple respectueux de ses enfants. Il y a loin de la tribu nomade d’Abraham aux grands Etats de l’Europe moderne ; mais les petites tribus et les grands Etats, la société humaine sous toutes ses formes, reposent également sur le principe de l’autorité paternelle. C’est ce principe qui perpétua pendant tant de siècles la race judaïque à travers des vicissitudes incroyables ; c’est ce principe qui fut une des plus remarquables causes de la grandeur de Rome. Le père, qui donne la vie et l’instruction, qui fait des hommes et des citoyens à son image, est, de par l’universelle morale, la puissance toujours et partout respectée par toutes les religions et tous les codes.

Pourquoi Molière a-t-il continuellement ravalé et ridiculisé cette puissance ? Pourquoi, aux jeunes gens gracieux et pleins d’honneur, a-t-il partout opposé des pères imbéciles, intéressés et quinteux ? Pourquoi sans cesse a-t-il présenté de douces et innocentes filles comme les victimes de parents insensés ou cruels ? Pourquoi, aux fils coupables et débauchés, a-t-il donné pour excuse des pères indifférents et égoïstes, plus coupables qu’eux, non-seulement responsables, mais auteurs de leurs fautes ?

Si la vieillesse est de soi repoussante et triste, était-ce une raison pour la sacrifier absolument à la jeunesse florissante ? Fallait-il lui ôter même ses qualités de modération, d’expérience et de sagesse, qui l’ont rendue vénérable et sacrée chez tous les peuples ?

Malheureux le peuple où les enfants ignorent le respect des cheveux blancs665 ! Criminel l’auteur qui consacre son génie à leur en enseigner le mépris !

 

Parmi les pères de Molière, les uns, comme Pandolfe et Anselme, sont traités par leurs fils et leurs valets de vilains et de benêts 666 ; et n’est-ce pas encore nommer trop honnêtement ces Vieillards lubriques et avares667, qui ne songent, sur leurs vieux jours, qu’à l’argent dont ils ne jouissent pas, et aux plaisirs pour lesquels ils ne sont plus faits668 ? Mascarille est-il blâmable de jouer tant qu’il peut de semblables barbons 669 ? Les autres, comme Harpagon et Argan, sont devenus si durs et si égoïstes, que véritablement la révolte de leurs enfants devient un devoir, et la ligue de leurs domestiques un droit670.

Certes, si les comédies tournent bien, si l’amour honnête et le désintéressement sont récompensés, si le bonheur des fils et des filles est assuré, ce n’est pas la faute des pères, et ils n’y méritent guère de reconnaissance. Quoi ! toujours mettre en scène des chefs de famille fous et ridicules, qui font une guerre haineuse aux désirs naturels et raisonnables de leurs enfants ? Obliger sans cesse le spectateur à mépriser des tètes respectables, et à rire sans pitié des Gorgibus 671, des Pandolfe, des Anselme 672, des Albert, des Polidore 673, des Alcantor 674, des Sganarelle 675, des Géronte 676, des Orgon 677, des Sotenville 678, des Harpagon 679, des Oronte 680, des Jourdain 681, des Argante 682, des Chrysale 683 et des Argan 684 l’en a-t-il un seul qui ne soit ou tyrannique, ou égoïste, ou avare, ou lubrique ; ou qui, s’il a quelques qualités, ne les gâte par des défauts toujours ridicules, souvent honteux ? Ne sont-ils pas tous entêtés jusqu’à la folie et crédules jusqu’à l’idiotisme ? Les enfants révoltés contre ce risible et monstrueux pouvoir n’ont-ils pas, sans exception, la raison, la justice, la délicatesse, le désintéressement, l’intelligence et le cœur pour eux seuls ? La jeunesse n’est-elle donc pas assez présomptueuse, qu’il faille ainsi la flatter et lui rendre méprisable tout ce qui n’est pas jeune et entreprenant comme elle ? Tous ces beaux et nobles jeunes gens ne seront-ils donc jamais pères un jour ? Toutes leurs qualités seront-elles donc changées en ridicules ou en vices par les années ? Cléonte et Clitandre deviendront-ils donc nécessairement des Chrysale et des Jourdain 685 ? N’y en aura-t-il pas un qui atteigne la maturité et la vieillesse sans perdre tout ce qui faisait sa valeur de jeune homme, sans acquérir rien de ce qui fait la dignité du vieillard ? N’y eu aura-t-il pas un qui s’occupe de ses enfants ? qui songe à leur éducation et à leur bonheur ? qui sache avoir la fermeté pour les conduire et l’indulgence pour se faire aimer ?

À peine trouve-t-on dans tout le théâtre de Molière deux pères qui prononcent quelques paroles dignes de ce titre : le père de don Juan, qui vient se faire insulter inutilement par un fils perdu de débauche686, celui d’Hippolyte, qui vient donner à un jeune homme perdu d’amour d’inutiles conseils de modération687.

Mais de quel droit les pères parlent-ils raison aux enfants sur ce théâtre ? Eu voyons-nous un seul qui, par l’accomplissement des devoirs paternels, ait acquis sur ses fils un empire légitime, ou qui du moins, par la tendresse et l’indulgence, ait mérité leur confiance ? À qui doivent-ils s’en prendre, quand les héritiers de leur nom leur crient : « Le mieux que vous puissiez faire, c’est de mourir le plus tôt que vous pourrez688, » et répondent à leur malédiction : « Je n’ai que faire de vos dons689 ? »

 

Quelle ne doit pas être la démoralisation lente produite par un spectacle qui dure sans interruption depuis deux siècles, et qui enseigne sans cesse aux jeunes gens à rire de ce que le devoir et la nature leur ordonnent de respecter ? Si cette détestable leçon était donnée d’une manière formelle, peut-être serait-elle moins démoralisatrice ; mais grâce aux ridicules d’avarice, d’égoïsme, de routine, d’abus d’autorité attribués libéralement aux vieillards ; grâce aux qualités de cœur accordées surabondamment aux jeunes gens, il n’y a rien qui choque, à première vue, dans cette continuelle révolte des cheveux blonds contre les cheveux blancs : la raison, la morale même semble l’approuver ; et de là sort enfin une telle habitude de dénigrement pour l’autorité paternelle,.qu’on doit peut-être attribuer à Molière une part de notre Révolution dans ce qu’elle a eu de plus mauvais, une part dans l’opposition systématique aux droits du père qui règne jusque dans nos codes actuels.

Non seulement les pères de Molière sont tous objets de moquerie ou de mépris, mais les gens qui ne sont pas pères ont par contraste toutes les qualités que ceux-ci devraient avoir. Sur ce théâtre, la raison, les bons conseils, l’esprit de conduite, la modération, l’indulgence, enfin toutes les vertus paternelles sont l’apanage des vieux garçons. Voyez les Cléante 690, les Ariste 691, les Béralde 692 : quel malheur qu’ils n’aient rang dans la famille que d’oncles et de beaux-frères ! Mais non : sans doute qu’en devenant maris et pères, ils perdraient aussitôt leur bon sens, leur esprit et leur cœur.

C’est faux ; le poète est là en opposition formelle avec la raison et avec lui-même, quand il peint l’amour si beau693, le mariage si excellent694, et qu’il ne représente jamais une famille honnête ni heureuse, où les parents aiment leurs enfants avec intelligence et dévouement, où l’expérience et l’âge aient raison contre la fougue des passions juvéniles.

Quelles mères devraient faire les Henriette et les Eliante 695 ! Il n’y en a pourtant qu’une vraiment respectable sur ce théâtre, Elmire 696, et c’est une belle-mère ! Les autres, Mme Jourdain 697, Philaminte 698, Béline 699, sont si ridicules ou si égoïstes, qu’il n’y a pas moyen que leurs filles les respectent ou les aiment. Quant aux personnes comme Mme de Sotenville née de la Prudoterie 700, comme la comtesse d’Escarbagnas 701, comme Bélise 702, comme Mme Pernelle 703, on ne peut, les citer comme membres d’une famille : ce sont des fléaux domestiques, que les enfants semblent trop bons de supporter avec tant de patience.

À ce point de vue, le théâtre de Molière présente un perpétuel contre-sens ; il est impossible que des parents si dépourvus d’intelligence et d’élévation produisent toujours des enfants si admirables. La nature peut faire une fois par hasard un tel prodige ; mais ici le prodige passe à l’état de loi. C’est un mensonge moral, de prétendre que des fils puissent être pleins d’honneur et de raison, des filles pleines de délicatesse, de pudeur et de grâce, sans que pères ni mères leur aient rien donné de ces qualités, ni par éducation, ni par héritage.

Ce contre-sens et ce mensonge sont poussés à l’extrême dans les personnages qui sont les seuls vrais représentants de la famille chez Molière : les domestiques704. Je demande si ces admirables servantes, dévouées, désintéressées, aimantes, qui sont des mères pour les enfants et une providence pour la maison, peuvent se trouver au foyer d’Orgon, de Philaminte, de M. Jourdain, d’Argan et de Béline 705 ? Des domestiques si précieux et si rares, s’ils existent, sont produits lentement, à force de soins et d’exemples, par l’esprit de famille : c’est un fruit que les enfants doivent aux vertus des parents, aux traditions d’ordre et de bonté des aïeules et des mères ; et si l’on n’en trouve plus de tels aujourd’hui, c’est que l’esprit de famille s’en est allé de notre société, par notre faute, et aussi par celle de Molière.

 

C’est une singulière aberration du génie, que de méconnaître ce qu’il y a de touchant, de grand, de dramatique à l’occasion, dans les sentiments de respect, d’affection et de dévouement qui constituent la famille. Pour une fille délicate et tendre comme Molière en a.tant représenté, la joie de l’amour peut-elle être complète sans une mère digne de ce nom ? Quelle éducation peuvent donner aux enfants de leur amour ceux qui n’ont pu s’aimer qu’en se moquant de leurs parents, et en leur arrachant, par ruse ou par force, la signature d’un contrat de comédie ?

Il y a là, on le répète, immoralité, fausseté, contradiction avec tous les principes de haute moralité appliqués à la peinture de l’homme, de la femme, de l’amour, du mariage. Il y a là, qui le croirait ? une infériorité honteuse pour le poète moderne et chrétien, si on le compare aux vieux poètes païens706. Qu’on se rappelle les pères de Térence707, et même quelques pères de Plaute708, et qu’on dise s’il n’y a pas plaisir à voir la discrète assiduité, l’inquiète sollicitude avec laquelle ils suivent la conduite de leurs fils entrant dans la vie ; si l’on n’est pas touché de la sage ardeur qu’ils déploient à les rendre bons et heureux ; si l’on ne respecte pas le soin jaloux qu’ils mettent à s’entourer pour leurs vieux jours d’une famille aimante ? lis ont la joie de laisser après eux quelque reconnaissance et quelque estime. Malgré leurs ridicules et leurs sévérités, ils sont, par les entrailles au moins, dignes du nom de père709. Même chez les adorateurs de Vénus et de Bacchus, l’instinct moral conservait le sentiment de ces choses sacrées.

On ne saurait trop faire remarquer cette étonnante et désastreuse lacune dans la morale de Molière. On arrive à tirer de son théâtre des préceptes, exprimés avec une délicatesse et une fermeté supérieures, sur les devoirs de l’homme et de la femme envers eux-mêmes, sur leurs devoirs réciproques quand ils s’aiment et s’unissent, sur leurs devoirs envers les semblables, envers la patrie, envers Dieu : en sorte que la morale de Molière aura exprimé ce que doit être un homme, un époux, un citoyen, même un chrétien710 ; et elle n’aura nulle part laissé entrevoir ce que doit être un père. Qu’est-ce pourtant qu’un honnête homme, un citoyen, qui ne sait être père ? Que valent tous ses autres mérites, s’il n’est capable de donner à sa femme et à sa patrie des enfants dignes de lui, s’il ne peut remplir ce rôle saint par lequel l’homme ressemble le plus à Dieu ?

 

On objectera en vain qu’au dix-septième siècle il avait des abus d’autorité paternelle consacrés par les lois et par les mœurs, et que Molière a entrepris une réforme utile en attaquant et en ridiculisant ces abus : ce n’est pas en détruisant qu’on réforme, et je ne pense pas que personne puisse aujourd’hui accepter cette mauvaise excuse, qui est celle de tous les méchants quand ils déclarent la guerre aux bons, de tous les tyrans quand ils étouffent la liberté.

On objectera en vain que, du tableau de tant de pères ridicules et coupables, résulte un enseignement négatif, et que cette perpétuelle satire peut indiquer aux chefs de famille tout ce qu’ils ont à éviter pour accomplir leur mission711. Quelque avantage qu’il y ait à démontrer que les pères ne doivent être ni intéressés, ni débauchés, ni insouciants, ni égoïstes, ni avares, ni durs, il y a un plus grand désavantage à ne pas montrer qu’ils sont respectables parce qu’ils sont pères, à ne pas faire ressortir tout ce qu’il y a de naturel et de bon dans la famille grandissant autour d’eux avec amour et ^soumission. La société entière est une immense forêt où les vieux arbres sont les pères ; Molière a porté la cognée contre eux, sans songer qu’à leur ombre seulement peuvent croître ceux qui doivent les remplacer, et faire reverdir sur leurs tiges vigoureuses l’éternelle jeunesse de la patrie.

 

La patrie ! Molière semble pourtant l’avoir aimée : il a travaillé plus et mieux que d’autres à qui l’on en fait honneur, à la grande rénovation de la fin du siècle dernier. Mais, chose singulière ! c’est à lui que nous devons, en partie du moins, l’orgueil d’enfants qui nous fait croire que nous avons tout inventé en politique en 1789. Nous méprisons nos pères, et nous ne voyons pas que c’est de leurs lents et continuels efforts qu’est péniblement sorti le perfectionnement des institutions et la proclamation des droits éternels. Nous insultons à la mémoire du Roi-Soleil ; nous voulons croire que toute idée de justice ou de liberté devait sécher aux feux de ses rayons absolus. Nous nous obstinons à ignorer que c’est sous son règne que fut inventé le moi de patriote ; que la tyrannie féodale fut définitivement vaincue ; que la liberté commerciale et industrielle prit son premier et victorieux essor ; que le peuple fut déchargé des impôts du servage ; que la justice cessa d’être une routine ou un abus ; que ceux qui s’engraissaient du suc de la France712 furent brisés, et que des fils de bourgeois et de marchands vinrent remplacer au ministère les ducs et les princes déchus ; nous oublions qu’il souffrit que l’éducation de son petit-fils fût nourrie des plus hardies et même chimériques utopies républicaines ; qu’il servit à sa table, de sa royale main, le valet de chambre qui proclama que la France est un peuple, qui immola les marquis au rire du peuple, cent cinquante ans avant que le peuple les traînât à la guillotine, et enfin qu’il voulut être le parrain du fils de ce fils du peuple.

Molière, avec une grande liberté de génie attaqua la société d’alors dans ce qu’elle avait de plus mauvais et de plus redoutable, la noblesse oisive.

On fait dater de 1789 le principe de l’égalité des hommes devant la loi civile : le principe de leur égalité devant l’estime et l’opinion des autres date de Molière. Au temps où l’orgueil des privilèges et des titres s’incarnait dans un duc de Saint-Simon, c’est Molière qui, du haut de son théâtre, disait en face aux marquis à la mode assis devant la scène :

« Qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sortis d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi, nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leur vertu, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi, vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né ; ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage ; au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature ; que la vertu est le premier titre de noblesse ; que je regarde bien moins au nom qu’on signe, qu’aux actions qu’on fait, et que je ferois plus d’état du fils d’un crocheteur, qui seroit honnête homme, que du fils d’un monarque, qui vivroit comme vous713. »

Devant cette cour infatuée de noblesse, devant ces grands seigneurs qui ne voulaient pas qu’il mangeât à la même table qu’eux, il fait parler un honnête homme justement fier de ses ancêtres roturiers, et aimant mieux perdre sa maîtresse que se déshonorer par un titre usurpé. Cléonte répond à M. Jourdain, qui, avant de lui accorder sa fille, lui demande s’il est gentilhomme :

Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n’hésitent pas beaucoup ; on tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments, sur cette matière, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables ; je me sais acquis, dans les armes, l’honneur de six ans de service, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres en ma place croiroient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme714.

Immoler au parterre 715 l’orgueil du nom et de la race pour y substituer l’orgueil du mérite, faire de l’acte royal qui conférait des duchés-pairies la cérémonie du mamamouchi, c’était un acte de courage dans un temps où, à nos yeux, l’esprit de justice et de liberté était représenté par le duc de Saint-Simon, si indigné de voir des bourgeois dans les charges. Molière y alla sans marchander ; il mit sur la scène un gueux plus noble de cœur qu’un gentilhomme716 ; il bafoua les bourgeois qui croient que c’est une belle chose de devenir gentilhomme ; les Arnolphe qui se donnent le nom de Monsieur de la Souche ; les Gros-Pierre qui s’appellent pompeusement Monsieur de l’Isle 717 ; les George Dandin qui, par un allongement, reçoivent le titre de Monsieur de la Dandinière 718 ; on n’oubliera jamais l’illustre maison de Sotenville, dans laquelle « Bertrand de Sotenville fut si considéré en son temps que d’avoir permission de vendre tout son bien pour le voyage d’outre-mer719, » ni celle de la Prudoterie « où le ventre anoblit720 ; » on rira éternellement des manies de dignité et de vanité qui constituent toute la noblesse des Pourceaugnac et des Escarbagnas ; enfin le type du marquis, produit par Molière et prodigué dans toutes ses pièces, est resté et restera comme l’un des meilleurs personnages du théâtre comique.

Il y en a partout, des marquis. Dans les Précieuses ridicules, ce sont deux valets qui laissent la livrée pour endosser les canons et l’épée721, et perdre sous le bâton leur marquisat de Mascarille et leur vicomte de Jodelet 722 : ce ne sont que deux valets rossés ; mais l’habit est rossé aussi, et il est impossible de ne pas songer que les faux marquis ne méritent pas seuls ce traitement. Dans ce hardi petit chef-d’œuvre, il faut remarquer la scène des Porteurs 723, où le sentiment des droits et de la valeur du peuple respire autant que dans celle du Pauvre 724.

Dans les Fâcheux, passent en courant devant les yeux étonnés d’une telle variété, le marquis du bel air725, le marquis musicien726, le marquis duelliste727, le marquis joueur728, le marquis chasseur729, le marquis obligeant730.

Dans la Critique de l’École des Femmes, l’Impromptu de Versailles, le Festin de Pierre, le Misanthrope, le Mari confondu, le Bourgeois gentilhomme, c’est le marquis bel-esprit731, le marquis poète732, le marquis nécessaire733, le marquis à bonnes fortunes734, le marquis débauché735, le marquis escroc736.

Et quand Mlle Molière lui dit : « Toujours des marquis ! » il répond devant toute la cour : « Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme, dans toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie737. »

Cette satire des marquis est faite avec verve et hardiesse, mais sans fiel. Si les défauts de la cour sont blâmés, les qualités d’esprit, de tact, de politesse, que Louis XIV sut développer dans son entourage, sont parfaitement reconnues et appréciées738. D’ailleurs, ce qu’il y a de particulièrement juste dans cette guerre à la noblesse dégénérée, ce n’est pas la critique des prétentions vaniteuses de ceux qui ne voient dans les mérites de leurs ancêtres qu’un droit à morgue et à privilèges : c’est l’affirmation formelle des devoirs qu’imposent une naissance et une fortune distinguées. Partout, mais particulièrement dans le Misanthrope 739, le tort des marquis, c’est d’être oisifs, c’est de n’employer qu’à des bagatelles toutes les ressources que leur fournit l’état où ils sont nés. Ils sont coupables, non-seulement quand ils font mal, mais quand ils ne font rien. L’ignorance et l’inutilité, qui seraient à peine excusables ailleurs, deviennent là de véritables crimes envers la société qu’on doit servir à proportion de ses facultés. Et on se trouve exercer une influence funeste, dont on est responsable, à Dieu toujours, et quelquefois aux hommes, quand on oublie, comme don Juan, que noblesse oblige 740.

Nous ne sommes pas libres, dans la famille immense qui est la patrie, d’abdiquer les devoirs que nous impose notre position quelle qu’elle soit. Le noble n’a pas plus le droit d’être oisif que le bourgeois, vaniteux, ou le prolétaire, paresseux. Chacun a sa tâche : le sénateur qui ne songe qu’à donner des mascarades741, le juge qui ne pense qu’aux profits de son métier742, sont aussi coupables que le bûcheron qui passe le temps à boire743, ou le 1 marchand à apprendre à danser744.

On trouve dans Molière la juste critiqué des utopistes qui se plaignent que la patrie ne les nourrisse pas dans quelque prytanée où ils puissent rêver à leurs orgueilleuses chimères745 ; des pédants, qui s’imaginent dans leur petite vanité.

Que, pour être imprimés et reliés en veau,
Les voilà dans l’état d’importantes personnes.

Il dit aux demandeurs de pensions qui tournent autour des rois comme des chiens autour d’une cuisine : « Que font-ils pour l’Etat746 ? » On trouve dans Molière la louange du prince sans cesse rapportée à ses travaux, non à sa personne ; l’affirmation de ses devoirs envers tous, de ses obligations à voir par ses yeux, à punir, à récompenser, à veiller au bien et à l’honneur du pays747. En un mot, on y trouve la grande conception de l’égalité des hommes, tous chargés de devoirs réciproques, et incapables d’acquérir dans la république aucune dignité ni aucune estime, si ce n’est par le mérite personnel et par les services rendus à la patrie. Il n’y a qu’une aristocratie légitime et imprescriptible, celle de l’intelligence pratiquant le bien.