(1867) La morale de Molière « CHAPITRE XI. De la Religion. Principe et Sanction de la Morale de Molière. » pp. 217-240
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(1867) La morale de Molière « CHAPITRE XI. De la Religion. Principe et Sanction de la Morale de Molière. » pp. 217-240

CHAPITRE XI.
De la Religion. Principe et Sanction de la Morale de Molière.

Enfin, pour couronner toute cette morale, ce comédien a su parler de Dieu. Lui, l’homme du rire et du plaisir, il a su, dans quelques scènes étonnantes d’une pièce pleine de farces comme le Festin de Pierre, peindre la croyance en Dieu, l’amour de Dieu, la dignité, la nécessité de cette croyance et de cet amour. Ces scènes ne sont point d’origine espagnole : elles ont un autre caractère que celles du don Juan original, parce qu’au lieu d’être là par convenance pour satisfaire un public dévot, elles y sont par intention pour émouvoir un public hypocrite ou sceptique. L’obligation de croire est mieux prouvée dans les ridicules paroles de Sganarelle que dans plus d’un sermon :

DON JUAN

Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.

SGANARELLE

La belle croyance et les beaux articles de foi que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que, pour avoir bien étudié, on est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne sauroit se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrois bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut ; et si tout cela s’est bâti de lui-même. Vous voilà, vous, par exemple, vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre ? Ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui… »

La tirade est interrompue comiquement par nécessité de comédie ; puis le sérieux reparaît, quand Sganarelle conclut : « Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux eu ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner…748. » Le comique reprend encore le dessus ; mais Fénelon a-t-il mieux dit749 ?

Le désintéressement de l’amour de Dieu, qu’il faut aimer par-dessus toute chose751, est exprimé eu action par le Pauvre qui « prie le ciel tout le jour, et qui est bien mal reconnu de ses soins, dit don Juan, puisqu’il est dans la plus grande nécessité du monde, et que, le plus souvent, il n’a pas un morceau depain à mettre sous les dents. » Pourtant, entre un louis d’or et un péché, il n’hésite pas ; et malgré le diable qui le tente et Sganarelle qui l’encourage, « il aime mieux mourir de faim752. »

L’amour du prochain, qu’il faut aimer comme soi-même pour l’amour de Dieu753, quand a-t-il été pratiqué d’une manière plus touchante que par done Elvire, qui, trahie de la façon la plus injurieuse par un amant aimé, revient trouver ce scélérat, ce perfide, qu’elle a menacé de « la colère d’une femme offensée754, » pour adresser à ce cœur de tigre les paroles qui tirent des larmes à Sganarelle : «  Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j’ai tantôt fait éclater ; et vous me voyez bien changée de ce que j’étois ce matin. Ce n’est plus cette done Elvire qui faisoit des vœux contre vous, et dont l’âme irritée ne jetoit que menaces et ne respiroit que vengeance. Le ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentois pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel..., et il n’a laissé dans mon cœur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt… Je vous ai aimé avec une tendresse extrême ; rien au monde ne m’a été aussi cher que vous ; j’ai oublié mon devoir pour vous, j’ai fait toutes choses pour vous ; et toute la récompense que je vous en demande, c’est de corriger votre vie et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi. Encore une fois, je vous le demande avec larmes ; et si ce n’est assez des larmes d’une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher755. »

Quelle abnégation, dans la bouche d’une amante insultée et remplacée ! Voilà la charité chrétienne, bien différente de cette philanthropie ou de cette humanité au nom de laquelle don Juan fait l’aumône d’une pièce d’or, mais qui est entachée d’un vice irrémédiable, l’orgueil756. Voilà le pardon des injures, le pardon chrétien, qui inspire Cléante quand Orgon s’élance sur Tartuffe vaincu, en criant :

Hé bien ! te voilà, traître...

CLÉANTE.

Ah ! mon frère, arrêtez,
Et ne descendez point à des indignités ;
À son mauvais destin laissez un misérable,
Et ne vous joignez point au remords qui l’accable.
Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour,
Qu’il corrige sa vie en détestant son vice757.

Quant à la sublime humilité du repentir, aux trésors de la miséricorde divine, avec quelle grandeur et quelle douceur ces choses sont encore exprimées par done Elvire à don Juan : « Je sais tous les dérèglements de votre vie ; et ce même ciel, qui m’a touché le cœur et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m’a inspiré de vous venir trouver758, et de vous dire de sa part que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, et que, peut-être, vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde ; je suis revenue, grâces au ciel, de toutes mes folles pensées ; ma retraite est résolue, et je ne demande qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l’aveuglement où m’ont plongée les transports d’une passion condamnable759. »

Enfin, la souveraine justice de Dieu, « condamnant à des supplices éternels760 » ceux qui trouvent « que le ciel n’est pas si exact qu’on pense761, et qu’il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut qu’on l’entende762 ; »cette souveraine justice frappant « d’un épouvantable coup763 » les pécheurs qui ne profitent pas « de la miséricorde du ciel764 » et les «  esprits forts qui ne veulent rien croire765 ; » cette justice, dis-je, est affirmée par la brève autorité de cette parole : « L’endurcissement au péché traîne une mort funeste ; et les grâces du ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre766. »

 

Ces textes sont formels : ils ne sont point des traductions, et il suffit de les comparer sommairement aux modèles espagnols, pour voir qu’ils sont écrits dans un esprit sérieux tout différent de l’esprit superstitieux qui domine chez Tirso de Molina767. Ils ne sont point une nécessité de la comédie, qui aurait produit le même effet avec des affirmations moins précises. Quelque étonnement que cela cause, il faut reconnaître là une intention réfléchie et l’expression d’un sentiment personnel. En vérité, on exalte Shakespeare d’avoir mêlé dans le drame le langage héroïque à la trivialité populaire : mais que dire de celui qui, des bouffonneries de Charlotte ou de M. Dimanche 768, sait passer tout à coup à l’expression la plus pure de la foi chrétienne et aux élans les plus ardents de l’amour divin, sans que cet incroyable mélange choque le spectateur, qui ne s’aperçoit même pas de ces contrastes audacieux, tant est immense et douce la puissance du génie. Que dire de celui qui a fait le Tartuffe, et mis sur la scène ce qu’un moraliste osait à peine insinuer dans un livre spirituel769, ce qu’un prédicateur n’osait pas prononcer du haut de la chaire770 ?

Ah ! si la vraie piété est la vertu surhumaine qui ravit l’homme jusqu’à Dieu, et si une foi sincère est ce qu’il y a au monde de plus respectable, quel service n’est-ce pas rendre à la foi et à la piété que de mettre au pilori ceux qui empruntent un masque sacré pour satisfaire les deux plus honteuses passions, celle de l’or et celle de la chair ? Louer assez ce chef-d’œuvre d’audace et de génie est impossible ; le défendre contre ceux qui l’attaquent est inutile771. Pour trouver des expressions qui en fassent sentir la haute moralité, on ne peut que citer Molière lui-même, quand il fut obligé d’implorer la puissance royale pour obtenir le droit de dire tout haut qu’un hypocrite est un scélérat et qu’un tartuffe est un sacrilège :

J’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot ; j’ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat ; il ne tient pas un seul moment l’auditeur en balance ; on le connaît d’abord aux marques que je lui donne ; et d’un bout à l’autre il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux spectateurs le caractère d’un méchant homme, et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose772.

Je ne doute point que les gens que je peins dans ma comédie ne remuent bien des ressorts, et ne jettent dans leur parti de véritables gens de bien, qui sont d’autant plus prompts à se laisser tromper qu’ils jugent d’autrui par eux-mêmes. Ils ont l’art de donner de belles couleurs à toutes leurs intentions. Quelque mine qu’ils fassent, ce n’est point du tout l’intérêt de Dieu qui les peut émouvoir ; ils l’ont assez montré dans les comédies qu’ils ont souffert qu’on ait jouées tant de fois en public sans en dire le moindre mot. Celles-là n’attaquent que la piété et la religion, dont ils se soucient fort peu ; mais celle-ci les attaque et les joue eux-mêmes, et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir773.

Le philosophe regarde les tartuffes comme des monstres qui insultent à la fois la dignité humaine et la grandeur de Dieu ; à leur vue, le chrétien ne peut s’empêcher de penser à la parole divine : « Prenez garde de faire vos bonnes œuvres devant les hommes pour être vus d’eux ; autrement vous n’aurez point de récompense chez votre Père qui est dans les deux. Quand donc vous faites l’aumône, ne faites pas sonner la trompette devant vous, comme les hypocrites font dans les synagogues et dans les places, pour être honorés des hommes : je vous dis en vérité qu’ils ont reçu leur récompense. Et quand vous priez, ne soyez point comme les hypocrites, qui aiment à se tenir dans les synagogues et dans les coins des places pour être vus des hommes : car je vous dis en vérité qu’ils ont reçu leur récompense. Et quand vous jeûnez, ne faites pas comme les hypocrites à l’air triste, qui s’abîment le visage pour que, les hommes voient qu’ils jeûnent ; car je vous dis en vérité, ils ont reçu leur récompense774. »

 

L’idée haute que Molière avait de la religion, le respect qu’elle lui inspirait775, expliquent cette vigueur d’indignation contre les hypocrites et les prudes776. Les mêmes sentiments expliquent ses railleries contre les superstitions dont le mélange fâcheux déshonore la religion, railleries qui ne furent point comprises d’abord et le firent accuser d’irréligion, si bien qu’il fut obligé de supprimer ce curieux passage du Festin de Pierre :

SGANARELLE

Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, le moine-bourru, qu’en croyez-vous, eh ?

DON JUAN

La peste soit du fat !

SGANARELLE

Et voilà ce que je ne puis souffrir ; car il n’y a rien de plus vrai que le moine-bourru, et je me ferois pendre pour celui-là. Mais encore faut-il croire quelque chose dans le monde : qu’est-ce donc que vous croyez, etc.777 ?

Les mêmes sentiments expliquent encore la curieuse synonymie par laquelle il remplace autant que possible tous « les termes consacrés778 : » il se faisait scrupule de nommer Dieu, l’Église, les mystères, les sacrements, sur un théâtre779. Ceux qui voient là, soit une crainte, soit un certain scepticisme, se trompent. Ce n’est ni un timide, ni un indifférent en ces matières, qui aurait touché des points délicats comme celui-ci, qu’indique F. Génin :

Il n’était pas janséniste, et savait attaquer les casuistes jésuites dans leur excès d’indulgence ; et quand il faisait dire à don Juan refusant un duel avec don Carlos : « Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand couvent ; mais je vous déclare, pour moi, que ce n’est point moi qui me veux battre ; le ciel m’en défend la pensée ; et si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera780, » il voulait évidemment faire allusion aux artifices de direction d’intention par lesquels, dans la VIIe Provinciale, Hurtado de Mendoza autorise l’acceptation du duel «  en se promenant armé dans un champ, en attendant un homme, sauf à se défendre si l’on est attaqué… Et ainsi l’on ne pèche en aucune manière, puisque ce n’est point du tout accepter un duel, ayant l’intention dirigée à d’autres circonstances ; car l’acceptation du duel consiste en l’intention expresse de se battre, laquelle celui-ci n’a pas781 ».

De même, dans le Tartuffe.

Lorsque Cléante presse Tartuffe de remettre Damis en grâce avec son père, et lui rappelle que la religion prescrit le pardon des injures, Tartuffe échappe à l’argument par la direction d’intention : « Hélas ! je le voudrais, quant à moi, de bon cœur ! etc.782 »

La même théorie lui fournit un prétexte pour enlever à un fils son héritage : c’est de peur Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains 783.

Quand Elmire oppose le ciel aux vœux de Tartuffe, « si ce n’est que le ciel..., » répond-il, et tout de suite il lui développe cette précieuse doctrine de la direction d’intention :

Selon divers besoins, il est une science
D’étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention784 .

Il semble qu’on lise la IXe Provinciale, fortifiée du charme d’une versification nerveuse et facile. Et pourquoi Orgon a-t-il confié aux mains de Tartuffe la cassette compromettante d’Argas 785 ? Il vous le dit : c’est par suite de la doctrine des restrictions mentales,

Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,
Il eût d’un faux-fuyant la faveur toute prête,
Par où sa conscience eût pleine sûreté
À faire des serments contre la vérité786. »

Enfin Molière a tracé le portrait de l’honnête homme chrétien, tel qu’il l’entendait ; et ce portrait est très-beau. Car, quoi qu’en dise Sainte-Beuve, Cléante est chrétien 787 : il y a une différence marquée entre lui et Philinte 788. Qu’on se rappelle son indulgence, son dévouement, sa charité, ses belles paroles sur la vraie piété789 ; et l’on dira que voilà le vrai chrétien, qu’il serait à souhaiter que tout le monde fût chrétien comme lui ; et l’on pensera avec lui

Que les dévots de cœur sont aisés à connoître… :
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu :
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine, traitable :
Ils ne censurent point toutes nos actions ;
Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;
Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres.
L’apparence du mal a chez eux peu d’appui,
Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.
Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre :
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.
Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement :
Ils attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,
Les intérêts du ciel plus qu’il ne veut lui-même.
Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer...
Et vraiment, on ne voit nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle
Que la sainte ferveur d’un véritable zèle.790

Faudrait-il donc conclure que la morale de Molière est la morale chrétienne, et qu’il en a cherché le principe dans les préceptes de la religion ? Ce serait erreur. Vivant dans une société et’ parmi des amis illustres, qui discutaient vivement les questions religieuses ; protégé par un roi qui s’occupait de religion, même au milieu des plaisirs, et avait à ce sujet des opinions très arrêtées ; menacé comme comédien par la doctrine, et condamné par la discipline de l’Église ; ayant devant les yeux des exemples tristes de l’abus que les hypocrites et les ambitieux peuvent faire des choses saintes ; porté d’ailleurs par le caractère universel et touche-à-tout de son génie ; forcé enfin par les agressions déloyales de rivaux jaloux qui, le trouvant inattaquable sur tout le reste, croyaient le surprendre sur ce point, — un jour, il voulut dire, et dit franchement, dans deux comédies, ce qu’il pensait de la religion. Ces œuvres de circonstance, presque de polémique, se sont trouvées admirables et sont restées immortelles, parce qu’elles étaient œuvres de Molière. Mais il n’y faut chercher, on le répète, que l’expression d’un sentiment personnel sur la religion, non des principes qui régnassent dans son âme au point d’inspirer toujours ses compositions. Cela doit paraître hors de doute, si l’on veut bien remarquer que nulle part, excepté dans le Festin de Pierre et dans le Tartuffe, on ne trouve, d’un bout à l’autre de ses œuvres, le moindre, sentiment, la moindre réflexion, la moindre inspiration religieuse. Il n’y a, dans aucune autre comédie, la moindre trace de christianisme ni même de religion naturelle ; et, bien qu’on puisse dire avec raison : Nunc non erat his locus 791, c’est peut-être encore un des motifs de la sévérité de Bossuet792. Aujourd’hui même, des juges sincères peuvent être d’avis que cette absence complète, non-seulement de toute pratique, mais de toute pensée religieuse, a préludé, non pas à l’irréligion haineuse et prétendue savante des philosophes du dix-huitième siècle, mais à l’indifférence de bon ton qui règne de nos jours dans une grande partie de ce qui s’appelle par convenance la société chrétienne. En somme, il n’a mis en scène et n’a pu former, par conséquent, que des honnêtes gens indifférents.

 

Chercher le principe de sa morale dans la philosophie d’Épicure, sous prétexte qu’il fut ami de Chapelle et disciple de Gassendi, c’est commettre une erreur non moins grave : quel rapport y a-t-il entre le système d’Épicure et toutes les idées morales de Molière qui font le sujet du présent livre793 ? D’ailleurs, il n’était ni cartésien, ni gassendiste, pas plus qu’aristotélicien, pyrrhonien, épicurien, ou stoïcien794. Il s’est moqué de chaque secte dans ce qu’elle offrait à ses yeux de ridicule ; et quelques plaisanteries fort comiques sur les principales écoles de philosophie sont tout ce qu’on peut tirer de lui là-dessus795.

Molière est Molière. Et en somme, à part les généralités de la morale pratique, sur laquelle tous les systèmes sont à peu près d’accord, quels principes fixes aurait-il pu emprunter à la philosophie ? Quelle confiance aurait-il pu avoir dans une morale philosophique, lorsque la doctrine dominant alors dans les écoles et soutenue par arrêt du parlement, l’aristotélisme, avait été, de la part de son maître Gassendi l’objet de si fines, amères et victorieuses railleries796 ?

Il faut bien reconnaître qu’en fait de morale effective, qui ne soit point une théorie éphémère acceptée par quelques esprits distingué, mais une règle des mœurs fixe et universelle il n’y a que deux morales : l’une est celle de la religion, qui impose, au nom d’une révélation divine, des préceptes formels, dont l’observation ou la violation entraîne des peines ou des récompenses positivement promises ; l’autre, qui au fond donne les mêmes préceptes, est la morale naturelle, que nous trouvons dans notre nature même, c’est-à-dire dans la constitution de notre être, dans nos instincts, nos désirs et nos passions, dans notre conscience. Celle-ci, vague, fugitive, souvent même obscurcie aux yeux vulgaires, a pu être précisée et illuminée par le génie de quelques hommes : c’est ce qu’a fait Platon dans sa République, qui est réellement et surtout un livre, de morale ; c’est ce qu’a fait Cicéron dans son traité des Devoirs ; c’est ce qu’a fait aussi Molière dans son théâtre.

La morale naturelle est celle que chacun peut tirer de soi : morale de création divine comme nous-mêmes, qui existe essentiellement en nous tous, qui dit secrètement au cœur de chacun ce qui est bien ou mal ; lumière universelle, plus ou moins affaiblie çà et là, mais jamais éteinte ; dont les préceptes sont appuyés en chacun par le sentiment, par la raison morale, par l’opinion commune, par l’idée plus ou moins prochaine de Dieu : en un mot naturelle, c’est-à-dire fondée sur la nature que Dieu créateur nous a imposée formellement ; dont les règles immuables sont connues par l’observation de nous-mêmes ; dont la pratique est commandée par le sens moral et la conscience, et dont l’éternelle valeur, en dehors de toute révélation, est corroborée, chez les peuples chrétiens, par l’influence latente et générale du christianisme même sur les esprits qui lui sont en apparence rebelles.

Cette morale naturelle, non chrétienne d’intention, mais de fait, car le christianisme n’a fait qu’en affirmer d’une manière absolue les principes plus ou moins indécis ; cette morale naturelle, dis-je, est la morale de Molière.

Contemplant les hommes avec des yeux plus pénétrants que pas un, il a mieux vu la conscience de l’humanité, il a mieux lu dans son âme et dans celle des autres la loi morale qui y est mystérieusement empreinte. Doué d’un bon sens solide, il a mieux jugé les cas très-délicats que présente la pratique de cette loi, et mieux exprimé comment elle doit être respectée jusque dans ses moindres prescriptions. Il a montré comment l’homme, en ne se laissant jamais emporter aux élans des passions, doit rester dans le juste milieu qui lui permet de voir clairement le bien, et de le pratiquer sans exagération : juste milieu qu’il faut bien se garder de confondre avec celui des nouveaux académiciens d’autrefois et des sceptiques [modernes, car c’est un état moyen de passion, et non pas un état moyen de croyance dans le vrai et d’amour pour le bien797.

Voilà le principe de la morale de Molière. Quant à la sanction, elle n’est pas dans le qu’en dira-t-on ni dans le ridicule798. On l’a déjà dit799 : l’homme qui fuit le vice uniquement par crainte des moqueries d’autrui, tombe dans le défaut de l’amour-propre, et sa vertu n’est qu’une hypocrisie : il est impossible d’admettre que le ridicule puisse servir d’une manière quelconque à sanctionner la morale, ni que des gens vertueux par amour propre soient des honnêtes gens.

La sanction de la morale de Molière ne doit pas être cherchée non plus dans les dénouements miraculeux par lesquels il termine brusquement ses comédies. Il n’est pas vrai que le bien et le mal soient ainsi divinement récompensé et puni sur la terre, ni que tous les amoureux s’épousent, ni que tous les orphelins retrouvent leurs pères, ni que tous les coquins aillent en prison, ni que tous les athées soient foudroyés. Ce genre de dénouement n’est ni moral, ni vrai, ni vraisemblable : il est simplement pratique, et s’il est volontiers accepté par le public, c’est parce qu’il répond au désir secret qu’éprouve chacun de voir le bonheur des bons et le châtiment des méchants : il répond à notre sens moral, mais il ne peut aucunement être accepté. comme une sanction morale ; car, au contraire, la morale serait détruite, si chaque bonne ou mauvaise action entraînait immédiatement récompense ou peine ; la liberté disparaîtrait, et l’homme, esclave d’une crainte continue, n’aurait plus d’autre conscience que l’intérêt immédiat et la conservation.

La sanction de la morale de Molière est dans le sentiment de joie et de dignité qu’inspire le devoir accompli ; dans l’estime de soi-même et des autres consciencieusement acquise ; dans l’espoir du bonheur pur et sans remords que la vertu seule peut donner ; dans la sérénité d’âme et la tranquillité de cœur que porte en soi le seul honnête homme. En un mot, la morale de Molière est fondée sur la notion claire et l’amour vif du bien 800.

Cette morale naturelle est nécessairement liée à l’idée de Dieu : elle ne va point sans religion, et quoique la morale de Molière ne parle guère de Dieu ni de religion, elle ne peut être confondue avec la morale que certaines gens appellent orgueilleusement indépendante 801 ; car, au fond, elle n’est morale, c’est-à-dire règle, que parce qu’elle est infuse en notre nature par la puissance divine, et elle n’est définie que parce que nous avons l’idée du bien, inséparable de l’idée de Dieu. Il est vrai qu’elle peut être formulée, et même pratiquée, sans religion positive. Et c’est rendre service aux hommes que de les accoutumer, comme fait Molière, à élucider l’idée du bien, à user de leur conscience, de leur bon sens et de leur liberté, à se fortifier dans le discernement et la pratique de l’honnête. Mais il faut avouer aussi qu’ils ne sont pas tous capables de le faire d’eux-mêmes, et que la plupart n’ont ni le temps, ni la volonté d’y songer ; que, quand même ils le voudraient, ils sont trop livrés aux passions pour le pouvoir seuls avec efficacité : sans chercher la cause originelle de cette incapacité, on doit constater qu’elle existe. II est donc compréhensible que Dieu créateur, qui a permis que les caractères de la loi naturelle pussent être à demi effacés dans les âmes, leur rende cette loi formulée par la religion, avec une promesse et une menace qui fasse le devoir plus clair aux bons, et les méchants plus inexcusables.