(1867) La morale de Molière « CHAPITRE XII. Réflexions Générales. » pp. 241-265
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(1867) La morale de Molière « CHAPITRE XII. Réflexions Générales. » pp. 241-265

CHAPITRE XII.
Réflexions Générales.

Quand, arrivé au terme de cette délicate et intéressante étude, on désire.mettre en ordre toutes les idées qui se sont agitées dans l’esprit, la première impression qu’on éprouve est un étonnement profond que Molière ait été, au point de vue moral, si peu compris ou si incomplètement apprécié par des juges illustres à divers titres : l’autorité de leur génie et de leur nom est impuissante à faire accepter leurs étranges conclusions.

De même que les habitants d’un canton montagneux ne sont pas bien placés pour apprécier la hauteur absolue ou relative des sommets qui les environnent, et qu’ils doivent, pour en mieux juger, se placer à distance en différentes perspectives, ainsi se trouvent situés les contemporains par rapport aux hommes de génie qu’ils voient s’élever autour d’eux, et dont ils ne peuvent juger absolument la grandeur, parce qu’il leur faudrait les pouvoir considérer avec l’abandon des préjugés de leur époque et la perspective du temps.

Lorsque Molière mourut, personne en France, à l’exception d’un petit nombre d’hommes d’élite, Boileau, La Fontaine, Louis XIV, Bussy, Bouhours, personne ne parut s’apercevoir de la perte que la patrie et les lettres venaient de faire. Le public ne fut, pour ainsi dire, frappé que d’une chose : c’est qu’un bouffon, au moment où il jouait la mort, avait été joué par elle802. « Messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Condom, conseiller du Roi en ses Conseils, ci-devant précepteur de Monseigneur le Dauphin, premier aumônier de Madame la Dauphine803, » ne pouvait, d’une si grande hauteur, considérer qu’avec mépris un baladin, journellement exposé à la risée publique, et qui, à la honte de cette profession proscrite, ajoutait le crime d’avoir été, sinon l’instigateur, au moins le complice des désordres et des scandales de la vie du roi804. Lorsque, vingt après la mort de Molière, parut en tête du Théâtre de Boursault la Lettre du P. Caffaro805, où se lisait, au profit dudit Boursault, une justification des représentations théâtrales en général, et de la comédie française en particulier « si épurée qu’il n’y a rien que l’oreille la plus chaste ne pût entendre : tous les jours, à la cour, les évêques, les cardinaux et les nonces du pape ne font point de difficulté d’y assister... ; et elle se joue avec le privilège d’un prince qui gouverne ses sujets avec tant de sagesse et de piété, qui n’a pas dédaigné d’y assister lui-même, et qui n’aurait pas voulu autoriser par sa présence un crime dont il serait plus coupable que les autres ; » et cela en faveur des plates et misérables comédies de Boursault, dont plusieurs ne roulent que sur des équivoques honteuses, dégoûtantes806 ; — Bossuet, en lisant une telle lettre en tête de telles œuvres, sentit ranimée toute son indignation, devenue cette fois, il faut en convenir, légitime807.

Mais Bossuet n’avait pas eu le temps de lire Molière, et il avait nécessairement confondu deux choses : les pièces de Molière, et les insipides et graveleuses imitations qui étaient jouées alternativement avec ses chefs-d’œuvre sur le même théâtre808. De plus, la postérité conviendra qu’il devait lui être extrêmement difficile, sinon impossible, de distinguer l’auteur comique, sublime dans ses œuvres comme dans son jeu, de l’acteur, avili par l’immoralité ou la médiocrité des pièces que, dans l’intérêt de sa troupe, il se faisait un triste devoir de jouer lui-même, avec une indifférence, hélas ! stoïque.

Donc Bossuet, dans sa suprême sévérité, a eu l’esprit plein des dangers et des hontes de la vie de comédien, le cœur soulevé par les grossièretés étalées sur la scène de l’époque, l’indignation surexcitée par l’encouragement donné aux plaisirs de Louis XIV. Et cette indignation d’évêque et de « Père de l’Église809, » l’a empêché de voir dans Molière autre chose que le type du comédien et la personnification de la corruption théâtrale. Dans son enthousiasme chrétien, il a énergiquement proscrit de la société chrétienne, de la Jérusalem terrestre, la comédie en masse ; et ses foudres ont frappé plus fort sur le plus grand, de même que Platon autrefois, dans sa surhumaine utopie, chassa Homère de sa république. Si le divin philosophe peut avoir oublié, dans l’extase de la vertu idéale, la limite où l’on sort de l’humanité pour s’envoler dans la chimère sublime, il n’est pas étonnant que l’aigle chrétien, dans son vol céleste, à force de fixer l’éternel soleil, n’ait plus voulu que les yeux s’affaiblissent à regarder les lumières terrestres. Ce sont là de ces erreurs du génie, qu’on se sent trop petit pour condamner, bien que la région moyenne où l’on se tient rende impossible à notre médiocre raison de les partager.

Ce n’est donc pas le Molière que nous aimons et que nous admirons qui a été si cruellement touché par Bossuet : c’est une sorte d’idéal de comédien sans mœurs, sans honneur, sans valeur même littéraire, que Bossuet démêlait dans tout le fatras oublié des contemporains de Molière, et que nous ne voyons plus aujourd’hui. Ceci explique pourquoi les condamnations de Bossuet s’appliquent réellement si peu au vrai Molière810, et montre qu’il y a erreur dans la critique acerbe que F. Génin a cru devoir faire de la Lettre au P. Caffaro, qui devint bientôt les Maximes et Réflexions sur la comédie 811. Bossuet n’a rien dit que de profondément juste contre le théâtre qui préparait la Régence. Mais, par cette fatalité qui empêche quelquefois des contemporains illustres de se connaître, il a méconnu Molière, comme Boileau a ignoré La Fontaine, comme la marquise de Sévigné a peu goûté Racine.

 

Fénelon se contente de reprocher à Molière, d’une manière générale, « qu’il a donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu ; » et il lui fait ce reproche aussi légèrement qu’il l’accuse de parler « souvent mal, d’approcher du galimatias, » et d’avoir été « gêné par la versification française812. » Il semble n’avoir lu qu’en courant, et pour pouvoir dire qu’il les connaissait, les ouvrages qu’il juge avec une autorité si absolue et si brève.

La Bruyère, moraliste, lui rend plus de justice pour le fond, tout en disant qu’il lui a manqué « d’éviter le jargon et le barbarisme, et d’écrire purement. »D’ailleurs il se contente de s’exclamer en général sur cette « imitation des mœurs » et ce « fléau du ridicule813, » sans rien préciser sur la valeur et la portée morale des œuvres de Molière.

Voltaire remarque simplement qu’il fut, « si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde, » et il ne corrige l’étrange étroitesse de cet éloge que par ces quatre mots : « On sait assez ses autres mérites814. »

Il est inutile de citer autrement que pour mémoire, sauf quelques points où elles se trouvent par hasard d’accord avec le bon sens, les opinions sorties du cerveau malade de J.-J. Rousseau, qui, non content de trouver Molière « inexcusable » d’avoir joué dans le Misanthrope « le ridicule de la vertu, » se permet « d’accuser cet auteur d’avoir manqué dans cette pièce de très-grandes convenances, une très-grande vérité, et peut-être de nouvelles beautés de situation ; » après quoi il veut bien indiquer longuement comment la pièce aurait pu être moins mauvaise815.

Les louanges banales et pédantes de Laharpe n’ont guère plus d’autorité que les critiques orgueilleuses et chagrines de J.-J. Rousseau816.

 

Il faut reconnaître que notre siècle a mieux apprécié Molière ; et on doit citer comme s’étant associés à sa gloire par leurs jugements respectueux et raisonnés, MM. Saint-Marc Girardin, Sainte-Beuve, et surtout Nisard817. Mais leur critique, généralement littéraire, ne donne point en somme ce que l’on cherche ici, une opinion juste et définitive sur la morale de Molière.

À ce point de vue, il n’a été vraiment compris de son temps que par deux hommes. Le premier est Boileau, qui est touchant dans son admiration naïve pour son ami, et qui l’a pleuré avec des accents qui vont au cœur. L’autre est Louis XIV, qui a donné preuve d’un grand et ferme bon sens, en même temps que d’une mesure et d’une convenance extraordinaires, dans les circonstances délicates où il a dû s’occuper de Molière. Il s’est acquis un titre de gloire imprescriptible par sa protection et sou affection souveraine pour ce comédien. De la série d’anecdotes rapportées entre le grand roi et son valet de chambre-tapissier, comme de tous les vers de Boileau consacrés à l’homme qui honore le plus le siècle, il ressort une estime et un respect réfléchis : ils paraissent tous les deux convaincus par l’évidence du génie, sans qu’il y ait cabale, intérêt ni autorité qui puisse les ébranler dans leur foi818.

Maintenant, on voudrait tâcher de se dérober à la passion du beau et au joug du génie pour conserver toute l’impartialité du sens et du jugement moral.

Il faut se demander d’abord quels étaient les sentiments moraux de Molière, ce qu’il pensait lui-même du vice, de la vertu, du devoir. Certes, il a aimé l’honnêteté et l’honneur : son honnête homme est accompli de cœur et d’esprit ; il pousse la délicatesse de la vertu jusqu’à l’extrême, et la minutie du devoir jusqu’au détail le plus puéril en apparence ; son horreur du vice est vigoureuse, et en même temps sa charité indulgente. Ses principes sur le bien qu’on doit accomplir, non pas seulement sur le bien moyen et ordinaire dont se contentent la plupart des hommes, mais sur le bien parfait, s’il est possible, sont absolus819. Envers soi, envers sa femme820, envers ses semblables et sa patrie821, même envers Dieu822, Molière comprend et croit qu’il y a une règle formelle et invariable des devoirs, et que chacun est obligé de faire un continuel effort pour observer cette règle de son mieux. Et il conçoit de de mieux humain, puisque la perfection ne nous est pas donnée, une idée si haute et si pratique, qu’il est difficile d’imaginer qu’aucun homme puisse s’en faire une meilleure.

II a tout sondé dans l’homme et tout apprécié. Ses études ont été si profondes, que nous sommes souvent étonnés de lui voir découvrir en nous ce que nous ignorions nous-mêmes ; ses jugements sont si justes qu’ils nous confondent, par l’autorité du bon sens.

En somme, on peut dire que le sage, ou plutôt l’honnête homme de Molière (car dans cette expression de sage il y a quelque chose d’exceptionnel et d’orgueilleux), l’honnête homme de Molière est l’homme le plus naturel, celui qui use le. mieux de toutes ses facultés pour atteindre au but de la nature humaine ici-bas et ailleurs ; son guide dans cette voie, c’est le bon sens ; son soutien, c’est la conscience. Je ne crois pas qu’on puisse citer un devoir grand ou petit, public ou privé, que Molière ait oublié ou ignoré823. Son idée morale de l’homme est complète : rien n’y manque, depuis la juste proportion des soins dus au corps jusqu’aux intimes et hautes obligations de l’âme intelligente envers Dieu.

Il est vrai que Molière semble quelquefois s’égayer à des plaisirs et à des plaisanteries qu’il doit condamner lui-même824. Mais qui donc est si maître de soi qu’il ne se relâche jamais, et reste toujours absolument vertueux ?

Molière voulait l’être, et l’était. S’il succomba à des faiblesses humaines, il sut être un mari, non-seulement loyal et bon, mais indulgent et pardonnant ; il sut être un ami rare, et, pour tous ceux qu’il conduisait, un protecteur charitable et dévoué jusqu’à la mort825. Cœur convaincu, il sut avoir de la dignité dans sa conduite ; il montra pour ses ennemis de la douceur et de l’oubli, ce qui vaut mieux que du mépris. Et, si étonnant que cela puisse paraître quand on repense à ses funérailles, il fut chrétien826. Je ne dirai point qu’il fut un saint, ni qu’il n’eût pu mieux vivre qu’il ne fit ; mais il fut un honnête homme et un chrétien philosophe, dont la mémoire est honorable. Il n’y a que l’ignorance, l’aveuglement ou la calomnie qui puissent le contester.

 

Quant aux intentions de Molière, elles ne furent certainement point en désaccord avec ses principes. Il condamna de tout temps la comédie « corrompue, » et voulut faire des spectacles un « .divertissement innocent827. » Il eut même quelquefois l’intention d’instruire, particulièrement dans le Tartuffe et dans les Femmes savantes. Quand il lui arriva de dire le fond de sa pensée, dans l’Impromptu de Versailles et la Critique de l’École des Femmes, il affirma sa volonté d’être parfaitement moral et de corriger les hommes de leurs ridicules828. Après l’étude qu’on vient de faire, on peut être étonné d’entendre Molière déclarer qu’il n’y a rien de plus « innocent » que ses comédies ; on éprouve le même sentiment qu’en entendant La Fontaine déclarer qu’il n’y a rien de mauvais dans ses Contes 829. Mais cette illusion n’est qu’une preuve de plus de la haute honnêteté de Tau-peur : souvent, une plaisanterie un peu libre et qu’on croit sans conséquence peut faire plus de mal que n’a fait de bien un beau discours sur la vertu.

Bref, les conclusions seraient, sauf quelques réserves indiquées dans le cours du présent livre830, toutes favorables à la morale de Molière, s’il ne s’agissait que de ses principes et de ses intentions, c’est-à-dire s’il n’était pas Molière. Mais que sont ses principes et ses intentions auprès de son influence ?

 

La morale d’un homme comme lui n’est pas seulement celle qu’il conçoit ni même celle qu’il a la prétention d’exprimer : c’est surtout celle qu’il introduit dans le monde par ses œuvres, et qu’il établit irrésistiblement dans l’âme de ses spectateurs sans qu’ils s’en doutent, et souvent sans s’en douter lui-même831. C’est cette morale-là qu’il importe de connaître et de juger, parce qu’elle n’est pas une opinion personnelle, mais une action universelle.

Si une très belle femme, et très séduisante par l’esprit comme par la grâce, se rencontre à l’entrée de la vie devant un jeune homme de cœur, on peut dire que d’elle dépend ce qu’il sera, et que la séduction dont elle est armée fera en lui le bien ou le mal, suivant que cette femme sera bonne ou mauvaise. Pour des génies comme Molière, le rôle qu’ils jouent dans la vie des peuples n’est ni moins beau ni moins terrible : leur séduction est si victorieuse,. qu’il est impossible qu’une nation reste indifférente à leur charme ; et quand même ils ne le voudraient pas, ils en deviennent nécessairement les maîtres de par une puissance invincible. Molière règne en France depuis deux siècles, et ce n’est pas de ses intentions, mais de son gouvernement des âmes, qu’on lui demande compte ici.

Eh bien, comme après la chute d’une royauté l’impartiale histoire établit la comparaison des conquêtes et des revers, des progrès et des pas en arrière, et comme elle met dans la balance, d’un côté la richesse et le bonheur, de l’autre les misères et les larmes des peuples : de même, dans celte royauté morale de Molière, il faut avec respect, mais avec fermeté, peser le bien et le mal qu’elle a fait ; et puisqu’elle semble destinée à durer parmi nous sans éprouver jamais les révolutions qui secouent les trônes politiques, peut-être qu’une appréciation exacte de ce qu’elle vaut pourra en rendre pour l’avenir le joug plus profitable en ce qu’il a de bon, et moins dangereux dans ce qu’il a de mauvais.

 

La part du bien est grande.

Parler à une nation le langage du bon sens, c’est, fortifier son esprit ; le parler jusque dans la plaisanterie la plus risible, c’est habituer les hommes à n’oublier jamais qu’il faut être raisonnables là même où il semble qu’on puisse se passer de la raison. Il est impossible de louer assez l’utilité d’une telle œuvre, ni d’en faire ressortir assez la salutaire importance.

Présenter des images très délicates et en même temps très pratiques de l’honnêteté la plus élevée, de l’amour le plus naturel et le plus pur, c’est évidemment rendre service aux hommes et leur insinuer doucement le sentiment de la joie intime et de la dignité que produit le noble usage de leurs facultés.

Immoler sous le rire tous leurs ridicules, toutes leurs passions honteuses, et leur montrer en riant ce que sont la vraie distinction et la vraie noblesse, c’est travailler sans aucun doute à les rendre meilleurs.

Leur rendre odieux le mensonge et l’hypocrisie, et les accoutumer à ne s’estimer qu’à proportion du bien qu’ils pratiquent, c’est évidemment développer en eux le sens du véritable honneur.

Leur parler à tous le même langage du bon sens et leur montrer la honte des grands et des puissants qui oublient les devoirs formels attachés à leur grandeur, c’est leur apprendre qu’ils sont égaux devant la loi morale, et qu’aux yeux de Celui qui l’a dictée il n’y a de distinctions que celles acquises par l’accomplissement du devoir.

Enfin, mettre sans cesse devant eux le tableau du choix qu’ils peuvent faire entre le vice et l’honnêteté et en appeler à leur conscience pour décider ce choix, c’est leur dire, si par hasard ils l’oublient, que ce qu’ils ont en eux de plus précieux et de plus périlleux, c’est la liberté ?

Ou ne rentre point ici dans le détail de tout ce que Molière a dit d’excellent sur l’homme, sur la femme, sur l’amour, sur le mariage, sur les ouvrages de l’esprit, sur la patrie et sur la religion, car ce serait recommencer ce livre ; mais on répète que des pensées si hautes et si justes, exprimées avec tant de génie, même quand elles n’ont la prétention que de divertir, font penser, et penser utilement.

Oui, la France doit à Molière quelque chose du bon sens qui fait sa force, et de l’esprit français qui fait sa gloire.

Toutes ces choses excellentes, il les a enseignées presque sans le vouloir, poursuivant son but de comédien, cherchant seulement le rire et l’émotion, et semblant ignorer quelle puissance était attachée à. ses moindres paroles.

 

Et puis, d’une autre part, toujours pour faire rire, il a forcé le cœur à être indulgent pour des gens méprisables, à s’intéresser au succès de ruses honteuses ; il a mis les grâces et l’esprit dans des personnes indignes ; il a chanté des refrains bachiques et des couplets licencieux ; il a fait des plaisanteries grivoises ; il a ri du crime d’adultère comme d’une chose fort comique ; il a tourné en ridicule, avec une verve inépuisable, l’autorité paternelle.

Il a fait tout cela sans scrupule, étant honnête au fond, et n’y voyant qu’une source de comédie. Il n’a pas prévu que ceux qui venaient à son théâtre n’auraient certainement pas un sens comme le sien pour discerner partout le bon et le mauvais ; que, quand même ils l’auraient, ils ne songeraient pas à s’en servir dans leur enivrement de gaieté ; et qu’enfin ils en viendraient vite à excuser, à aimer une si joyeuse et séduisante immoralité.

 

Le vice moral du théâtre de Molière ne consiste pas du tout dans les intentions de l’auteur : il ne consiste que faiblement dans l’ensemble des tableaux, où le bien domine, et où on peut dire que le mal est rarement approuvé d’une manière formelle ; mais il consiste dans le génie même qui inspire tout. Ce génie, c’est le rire : il subjugue ; on s’y laisse aller d’autant mieux qu’il est délicat et franc ; en sorte qu’insensiblement on s’attache à ce qui plaît, en oubliant absolument de juger si cet attachement s’applique au bien ou au mal. Pour s’attacher au mal, il n’y a qu’à suivre tout droit la route des joyeuses émotions que l’auteur sait imposer à son public ; tandis que pour discerner et apprécier le bien caché sous ces excellentes plaisanteries, il faut un effort de réflexion dont on est d’autant plus incapable qu’on est mieux charmé. En un mot, il faut juger, et le triomphe du comédien est de passionner si bien les cœurs que le jugement soit séduit et forcé. D’où il résulte qu’un théâtre parfaitement moral serait celui qui ne passionnerait jamais que pour le bien, comme un théâtre immoral est celui qui passionne pour le mal.

Molière passionne pour l’un et quelquefois pour l’autre. Il insinue, par une douce violence, tantôt l’amour de ce qu’il y a de plus hautement honnête, et tantôt une facile indulgence pour ce qu’on doit rigoureusement condamner. La part de l’honnête est certainement la plus grande : il est incontestable que Molière fortifie le bon sens et qu’il élève les âmes, qu’il les habitue, tout en riant, à se tenir dans une région de saine raison ; la morale de Molière est bonne et belle.

Mais on reculerait devant les conséquences de cette thèse, si l’on ne formulait une conclusion plus précise encore, et si, devant l’œuvre du plus grand de tous les auteurs et acteurs comiques, on ne parlait de la question générale des spectacles ; car enfin, si le spectacle est absolument condamnable, Molière l’est aussi.

N’ayant en vue que la morale, on ne prétend point examiner cette question par le côté de l’histoire ni par celui de la critique, ni dire en quelques pages ce qui a produit tant de volumes, ni trancher présomptueusement un point difficile qui a occupé et divisé tant d’hommes illustres. On ne recherchera ni les origines du théâtre, ni les époques où la comédie s’est particulièrement corrompue, ni les opinions qu’ont eues sur ce grave sujet les philosophes, les moralistes et les Pères. On veut aller plutôt à la pratique qu’à l’érudition, et essayer de présenter nettement les considérations naturelles qu’inspire une étude morale de Molière.

 

Il est d’abord évident que, dans la répugnance de l’Église catholique pour les représentations théâtrales, il y a un souvenir des abominables jeux du Cirque, où le spectacle, mêlé d’une prostitution monstrueuse et sacrée, passait incessamment, pendant des journées et des semaines entières, d’un combat de gladiateurs à une atellane obscène, à une naumachie, à une comédie, à un repas de bêtes nourries de martyrs, ou à une brûlerie de chrétiens enduits de poix. Cela durait du jour au soir sans interruption, et il n’est pas étonnant que l’Église ait tout enveloppé dans une même et formelle réprobation.

Même pour les spectacles modernes, la défense générale de ce genre de plaisir paraîtra raisonnable à ceux qui voudront réfléchir que l’Église, institutrice et gardienne de la morale pour ses fidèles’, doit nécessairement leur interdire, comme dangereux, un divertissement où il est incontestable que la morale est souvent blessée, et où le talent des auteurs et des acteurs s’efforce d’enlever aux spectateurs émus le calme nécessaire pour discerner équitablement le bien et le mal. Quand même ce plaisir ne serait pas universellement blâmable, et quand même telles et telles personnes pourraient y assister sans danger, l’Église, par son caractère de catholicité, c’est-à-dire d’universalité, a des règles disciplinaires très-générales, et défend l’usage de ce qui est généralement mauvais, sans entrer dans le détail des circonstances où l’inconvénient peut disparaître832.

En sorte qu’aucun moraliste ne peut sérieusement blâmer l’Église à cet égard : au contraire, on doit la louer de son extrême et maternelle précaution pour les âmes. De même, on doit la louer d’interdire à ses fidèles une profession évidemment dangereuse au point de vue moral. Si elle n’avait pas des prescriptions semblables, elle cesserait d’être une rigoureuse et toute pratique institution des devoirs ; elle deviendrait simplement une théorie morale, plus ou moins sévère que les théories philosophiques de même sorte, sans avoir ni plus d’influence ni plus d’autorité.

D’ailleurs, sans entrer dans la discussion des textes et des décrets par lesquels elle a condamné généralement la comédie et les comédiens, il est nécessaire de remarquer quelle n’a jamais vu là ni une question de dogme ni une question de morale proprement dite, mais simplement une question de discipline, qui par là même n’a point un caractère absolu, puisque l’Église a souvent modifié sa discipline suivant les temps et les pays. Et sur ce point, on peut remarquer encore que plus d’un Père de l’Église s’est appliqué à des œuvres théâtrales ; que notre théâtre moderne, né dans l’Église même, n’a été proscrit par elle qu’après plusieurs siècles et pour des abus réels ; que de tout temps elle a eu des ministres très éclairés qui se sont occupés de comédie ; et qu’enfin aujourd’hui des évêques très-sages dirigent des collèges où les élèves ont souvent pour récréation des représentations dramatiques empruntées au génie antique et païen autant qu’au génie moderne et chrétien.

Il est donc évident que ce n’est pas la chose en soi que l’Église condamne, mais un certain usage et une certaine influence833. À ce sujet, elle suit les conséquences rigoureuses de sa nature divine ; l’esprit qui l’anime est éminemment prudent et moral ; et il n’est pas sans intérêt d’observer que, parmi les moralistes, le plus grand philosophe de l’antiquité et le plus célèbre utopiste du dix-huitième siècle ont été d’une sévérité plus absolue.

 

Mais, d’autre part, Molière dit, avec beaucoup de raison834, que la masse des hommes n’est point appelée à n’avoir pour occupation unique que les choses qui regardent directement Dieu et le salut. Cette perfection morale, par cela même qu’elle est perfection, n’est proposée qu’à un très-petit nombre. Tous ceux qui travaillent péniblement pour gagner le pain de chaque jour, et qui accomplissent en silence, par une lutte humble et continue, les obscurs devoirs de la vie, le peuple en un mot, a besoin de divertissement. Vouloir que les divertissements soient essentiellement instructifs et moraux est une utopie : c’est leur ôter le caractère même de divertissements. Mais il y a un suprême intérêt à ce qu’ils soient du moins innocents 835 et à ce qu’ils délassent l’homme sans le corrompre.

Je ne dis pas que dans les campagnes, où le travailleur exerce jusqu’à l’épuisement ses forces musculaires, la simple inaction ne soit pas une distraction suffisante, et qu’un repos du corps, entremêlé de causerie, de musique simple ou de danse violente, ne fasse pas, avec les heures passées à l’église, une journée de relâche suffisante, quoique la danse ait ses inconvénients, et que le cabaret soit trop souvent en face de la porte du temple.

Mais à notre époque, où l’activité intellectuelle prend chaque jour plus d’intensité, et où la civilisation urbaine envahit les campagnes, n’y a-t-il pas un intérêt grave, presque une nécessité, à ce que les distractions mêmes deviennent intellectuelles ? Ce qui peut être innocent aux champs prend souvent dans les grandes cités, par la surexcitation de l’intelligence et des sens, un caractère funeste, aussi bien que le jeu, aussi bien que le verre de vin bu. librement entre amis.

Alors le moraliste doit être vivement préoccupé d’un divertissement intellectuel comme le théâtre. Il pense à tout ce qu’une scène habile, sans prétention à l’enseignement moral, mais du moins sans immoralité, peut offrir d’utilité pour la société. Et puis, en même temps, il est navré de l’action de nos théâtres, qui, surtout dans les plus grandes villes, ne cherchent à attirer la foule que par une obscénité à peine déguisée, et par l’étalage en grand de nudités physiques et morales, que la police ne laisserait pas un instant dans la rue. C’est un scandale avec privilège.

 

Alors on se retourne vers Molière avec un sentiment d’admiration et d’intérêt plus vif encore que toute l’émotion causée par son génie. On se dit que ses grandes comédies sont décidément un divertissement moral ; qu’il serait à souhaiter que nos spectacles n’offrissent jamais aux passions populaires que des œuvres de cette nature, sinon de ce mérite ; et qu’après tout il y aurait avantage à ce que notre peuple allât souvent au théâtre de Molière.

— Mais Molière peut sur plus d’un point, et par plus d’une comédie, inspirer des sentiments immoraux, au point que son théâtre ne soit plus, pour beaucoup de gens, une distraction, mais une corruption. —

Il y a une chose triste dans notre république. On s’occupe du peuple pour ce qui est de son bien-être matériel ; on s’occupe de lui pour ce qui est de son instruction littéraire ; mais on ne s’occupe pas assez de son perfectionnement moral. On s’imagine trop facilement qu’il suffit de savoir lire pour savoir juger, et de savoir juger ce qui est bien pour pouvoir le pratiquer. La morale est belle en théorie, mais pénible en action. Il y faut une autorité et une discipline que, quoi qu’on dise, la religion seule peut fournir.

 

Je me souviens d’avoir entendu critiquer vivement un académicien pour ce qu’on appelait sa théorie des deux morales : c’était une mauvaise.querelle. Sans doute, la morale est absolument une en principes ; mais en pratique, elle n’est pas seulement double, elle est comme infinie, parce quelle est personnelle. C’est de l’instruction et de l’énergie morale de chacun que dépend pour lui l’usage de ce qui est bien ou mal : nous ne laissons point nos enfants boire à leur soif le vin que nous buvons, et nous interdisons à nos adolescents les livres que nous lisons. Il en est de même du théâtre. Ah ! si le peuple était instruit moralement d’une manière suffisante ; si chaque homme dans son cœur portait, avec la volonté. de bien faire, une connaissance assez nette de ce qui est bien ou mal pour rester maître de son jugement au milieu du plaisir, et discerner avec calme ce qu’il doit fuir ou imiter ; s’il avait depuis l’enfance une habitude constante et forte de l’honnête, alors ou dirait avec confiance au peuple : Allez au théâtre de Molière.

Mais il est à craindre que, longtemps encore, le théâtre de Molière, pour le peuple, ne soit le vin pur pour les enfants.

 

FIN.