(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre premier. Préliminaires » pp. 1-8
/ 196
(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre premier. Préliminaires » pp. 1-8

Chapitre premier.
Préliminaires

S’il est un fait établi par les lois les plus constantes de l’histoire, c’est que les grands poètes et les grands artistes n’ont pas été en leur temps des accidents fortuits, des phénomènes isolés. Ils ont été produits, au contraire, par une longue élaboration : ce sont, presque sans exception, des ouvriers de la dernière heure. Quand les matériaux sont rassemblés de toutes parts, préparés, dégrossis, et qu’il n’y a plus qu’à les mettre en place, l’homme de génie vient à l’heure favorable, il leur imprime le mouvement et la vie ; et les éléments épars se disposent et s’élèvent en édifices. Son intervention est décisive, à la vérité ; sans lui, ces matériaux auraient été anéantis ou du moins bientôt ruinés ; il a donné aux monuments qu’il en a formés la solidité, la supériorité qui les rend immortels. Mais il a profité du travail accompli avant lui ; il n’a eu qu’à le compléter, et, sans ce fonds antérieur, peut-être n’aurait-il pu faire son œuvre.

Par la suite des siècles, quand tout ce qui a précédé et préparé les créations du génie a disparu dans l’oubli, les œuvres éminentes, les monuments qui restent seuls debout, apparaissent à une hauteur inexplicable, et telle qu’on s’imagine avec peine qu’ils aient été construits par des hommes. La critique moderne s’est attachée à dissiper cette illusion qui pourrait être décourageante, à rétablir l’état des obligations plus ou moins considérables que les grands hommes ont contractées envers leurs devanciers inconnus. Elle a par ses recherches reconstitué la tradition ou les traditions complexes d’où ils sont issus. Quand elle n’a pu établir leur filiation, elle l’a entrevue ou devinée. C’est ainsi qu’on a exhumé la longue suite des précurseurs du Dante ; qu’on a retrouvé les germes déjà puissants des drames de Shakespeare. Homère lui-même, quoique placé à une telle distance de nous, à une telle profondeur dans l’obscurité des âges, a vu évoquer, comme des ombres indécises, ses précurseurs, les aèdes et les rapsodes, qui ont failli compromettre jusqu’à son existence individuelle.

À plus forte raison a-t-on fait cette enquête pour ceux qui sont plus voisins de nous, plus accessibles, pour ainsi dire, et qui passeront pour nos contemporains, quand les siècles futurs les apercevront à la même distance d’où nous autres nous voyons Homère. Notre grand poète comique Molière a été, l’un des premiers, livré à la curiosité de l’érudition. Elle a voulu voir clair dans ses origines, elle a poursuivi sa filiation littéraire avec persévérance, avec acharnement.

On a reconnu les sources où s’alimentait son génie ; on a expliqué de quels théâtres antérieurs procède son théâtre. On a su où il a trouvé son bien et où il l’a pris. Le creuset a donné parfois des résultats bien étranges : on a vu ce qu’il fallait d’éléments divers combinés et fondus ensemble pour former un chef-d’œuvre, et ce qu’il entrait de réminiscences dans la plus franche originalité.

La gloire du maître de la comédie n’a, du reste, rien perdu à ces investigations, et l’admiration qu’il inspire n’a fait que s’accroître, à mesure qu’on a pénétré la plupart de ses secrets. Pendant sa vie, c’était l’esprit de dénigrement qui appelait l’attention sur les sources où il puisait. Aujourd’hui un tout autre sentiment dirige les recherches dans le même sens, c’est l’intérêt de plus en plus vif qui s’attache à tout ce qui a pu servir son génie, c’est le désir de montrer comment l’imagination ne crée point de rien, comme quelques-uns se le figurent, mais transforme et vivifie ce qu’elle touche, et d’une chose morte fait une chose impérissable. On ne saurait aller à meilleure école ni recevoir de plus hautes leçons. Qui peut dire s’il ne surgira personne pour en profiter ?

Molière appartient avant tout à la tradition française. La tournure, pour ainsi dire, de son observation, le caractère de sa raillerie sont absolument propres à notre race et à notre pays. Elles lui vinrent, par une chaîne ininterrompue, des plus anciennes productions de notre langue ; elles arrivèrent jusqu’à lui en droite ligne par les fabliaux, par les conteurs du quinzième et du seizième siècle, par Rabelais, Montaigne, Régnier. Sa philosophie, c’est-à-dire sa manière de concevoir la vie et d’expliquer ce monde, ne doit rien non plus aux étrangers. Il est nôtre et bien nôtre dans tout ce qui est essentiel. Personne ne s’avisera de le contester. Mais, il est impossible de le méconnaître, il est tributaire d’autres littératures. Ainsi, à l’antiquité, il doit non seulement des sujets de pièce et des caractères qu’il a heureusement appropriés à notre scène, mais encore l’idée générale qu’il s’est faite de son art. Il n’est guère moins redevable à la littérature italienne. Deux littératures modernes, qui, à une certaine époque, avaient devancé la France, donnèrent l’impulsion à notre théâtre. Elles exercèrent chacune une influence spéciale sur les deux grands génies qui fondèrent chez nous l’un et l’autre genre dramatique : Pierre Corneille, le père de la tragédie, fut soutenu dans sa puissante initiative par la littérature espagnole ; Molière, le comique, s’inspira davantage de l’art de l’Italie.

Molière dut principalement aux Italiens le mouvement de son théâtre. L’action dramatique ne paraît pas avoir été très naturelle à l’esprit français qui a toujours été fort enclin aux discours. Dès le principe, dès les premiers essais, le dialogue prit sur notre scène un développement préjudiciable à l’action ; celle-ci est vive sans doute dans la Farce primitive, mais combien le dialogue domine dans les Mystères et les Moralités ! Or les Mystères et les Moralités étaient de vastes compositions entre lesquelles la Farce fluette ne se faisait qu’une toute petite place : pour quelques scènes de Maître Pathelin, combien de lourdes Moralités comme celle des Blasphémateurs du saint nom de Dieu, ou d’immenses Mystères comme ceux de l’Ancien et du Nouveau Testament !

En Italie, au contraire, le mouvement, l’action règne souverainement sur le théâtre. Dans ce qui est aux yeux, des Italiens le véritable art comique, dans la Comédie de l’art, la parole est absolument subordonnée et compte à peine. Aussi quelle source abondante de jeux de scène, de combinaisons ingénieuses, de brusques et saisissantes expositions ils nous offrent !

Ils connaissent admirablement tous les ressorts capables d’imprimer au drame une marche rapide. Molière n’eut garde de dédaigner les leçons de ces excellents praticiens : il apprit à leur école à traduire pour la perspective de la scène telle disposition de caractère, tel retour de sentiment, telle préoccupation d’esprit dans un personnage. Il les étudia dans leurs œuvres, il les étudia dans leur jeu ; il fut leur disciple, mais un disciple qui surpassa ses maîtres.

Il était, du reste, parfaitement placé pour recevoir d’eux tout l’enseignement qu’ils pouvaient donner. Jeune, il alla voir sans doute les troupes italiennes qui se succédaient à Paris, aussi souvent que les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. Au moment où Jean-Baptiste Poquelin, entraîné par sa vocation, engagé dans la troupe de l’Illustre Théâtre, représentait aux fossés de Nesle ou au port Saint-Paul les tragédies de Tristan et de Magnon, ce n’étaient pas seulement les Montfleury, les Floridor, les Madeleine Beauchâteau qui lui enlevaient la faveur du public et rendaient l’Illustre Théâtre désert, c’étaient aussi Tiberio Fiurelli sous les traits du noir Scaramouche, Domenico Locatelli sous le masque de Trivelin, Brigida Bianchi sous les atours et le nom d’Aurélia.

Après ses caravanes en province, lorsqu’il est de retour à Paris en 1659, Molière partage encore avec les acteurs italiens la salle du Petit-Bourbon ; ils jouent alternativement sur les mêmes planches, un jour les uns, un jour les autres. Il en est de même au théâtre du Palais-Royal, à partir du mois de janvier 1662. Jusqu’à la mort de Molière et au-delà, Français et Italiens se firent concurrence, s’imitèrent, s’empruntèrent réciproquement ce qu’ils avaient de meilleur, rivalisèrent dans les fêtes de cour, où ils étaient fréquemment réunis et mis en présence.

Il y a, comme on le voit, un grand intérêt à déterminer aussi exactement que possible quel est le contingent que la comédie italienne a apporté à Molière et par lui à notre littérature comique. C’est le but que nous nous proposons dans cette étude ; mais, pour l’atteindre, nous serons obligé de faire un assez long circuit ; comme nous passerons par des sentiers peu connus au moins du grand nombre des lecteurs, nous espérons qu’ils ne feront pas de difficulté de nous suivre.