(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre XII. Lo Ipocrito et Le Tartuffe » pp. 209-224
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(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre XII. Lo Ipocrito et Le Tartuffe » pp. 209-224

Chapitre XII.
Lo Ipocrito et Le Tartuffe

Dom Juan et Le Tartuffe sont aujourd’hui considérés généralement comme les deux créations, nous ne disons pas les plus parfaites, mais les plus vigoureuses du génie de Molière. Pour l’un et pour l’autre, il est tributaire immédiat du théâtre italien. C’est la commedia dell’arte qui lui apporta le premier, qu’elle-même, il est vrai, avait été chercher en Espagne. C’est la comédie régulière qui lui fournit l’ébauche remarquable du second.

Nous avons fait connaître, dans le précédent chapitre, le scénario fantasque du Convié de pierre, que Molière, en arrivant à Paris, trouva en possession de la faveur publique. Il s’en empara à son tour, après d’autres écrivains français ; et l’on sait avec quelle puissance et quelle hardiesse il transforma un sujet devenu banal. Mettons immédiatement en regard de ce qui eut lieu pour Dom Juan, ce qui se passa pour Le Tartuffe, et nous aboutirons, dans le rapprochement qui s’offre à nous, à des résultats non moins curieux et non moins frappants.

C’est, disons-nous, la comédie régulière qui a fourni à Molière l’esquisse du Tartuffe. Nous apercevons distinctement, en effet, ce personnage dans la pièce de l’Arétin, intitulée Lo Ipocrito 38. Ses traits y sont déjà bien arrêtés, quoique accusés avec moins d’énergie ; le cadre où il se meut est à peu près le même. Une analyse succincte fera ressortir les rapports et les différences qui existent entre les deux œuvres.

Les personnages de la comédie de l’Arétin sont : Liseo, vieillard, chef de famille ; sa femme Maia, ses cinq filles, ses gendres et les amoureux de ses filles, un frère jumeau Brizio, et des valets. Dans cette maison s’introduit un parasite, messer Ipocrito qui y fait, comme on dit, la pluie et le beau temps. Il domine et gouverne le chef de famille Liseo, vieillard à la tête faible, qui ne saurait faire un mouvement sans consulter le saint homme.

LISEO, à un serviteur.

Va, dis à messer Ipocrito que je voudrais lui dire quatre paroles.

GUARDABASSO.

Je ne le connais pas.

LISEO.

Celui qui parle si lentement et si gravement.

GUARDABASSO.

Je ne me le rappelle pas.

LISEO.

Qui est toujours au milieu des prêtres et des moines… qui a un manteau étroit, râpé, agrafé par devant.

GUARDABASSO.

Un grand maigre ?

LISEO.

Oui, i, i.

GUARDABASSO.

Qui marche toujours les yeux baissés et qui a toujours un bréviaire sous le bras ?

LISEO.

C’est cela même.

GUARDABASSO.

Où le trouverai-je ?

LISEO.

Dans les églises ou les librairies.

Messer Ipocrito entre en scène en se livrant à part lui à ces réflexions :

Qui ne sait feindre ne sait vivre ; la dissimulation est un bouclier qui émousse toutes les armes ; c’est une arme qui brise n’importe quel bouclier. Sous des apparences d’humilité, elle change la religion en astuce et se rend maîtresse des biens, de l’honneur et de l’esprit des gens… C’est un beau trait que celui du démon se faisant adorer comme un saint… Ceux qui me nourrissent, je les loue de leurs œuvres pies, de leurs vertus, de leur charité ; je les rassure sur leurs débauches, sur leurs usures ; rentrant la tête dans les épaules avec un petit ricanement, j’allègue la fragilité de la chair. Qui ne se montre ami des vices devient ennemi des hommes. Mais j’entends quelqu’un. Neque in ira tua corripias me.

GUARDABASSO.

Le voici.

IPOCRITO.

A sagitta volante…

LISEO.

Soyez le bienvenu.

IPOCRITO.

La charité soit avec vous !

LISEO.

Que votre bonté me pardonne, dans le cas où j’aurais interrompu vos dévotions !

IPOCRITO.

Être utile au prochain vaut mieux que prier ; la charité l’emporte sur le jeûne.

LISEO.

Je suis accablé de soucis.

IPOCRITO.

Dominus providebit.

Liseo le consulte pour l’établissement de ses filles. Ipocrito passe en revue toutes les professions, dont son aigre raillerie n’épargne aucune. Après lui avoir offert une collation, Liseo le fait reconduire par ses valets. Ipocrito se confond en protestations d’humilité.

IPOCRITO.

Ne me faites point pécher par vaine gloire en m’accompagnant.

MALANOTTE.

Nous devons obéir.

IPOCRITO.

Je vous en supplie, par charité.

PERDELGIORNO.

Le patron nous lapiderait.

IPOCRITO.

Je tiens la chose pour faite.

MALANOTTE.

Vous savez quel homme c’ est.

IPOCRITO.

Que diront les malveillants en me voyant dans les grandeurs ?

PERDELGIORNO.

Ils japperont. Que vous importe ?

IPOCRITO.

J’ai un grand nombre d’envieux… C’est bien assez d’avoir complu à sa seigneurie en consentant, par le respect que je lui dois, à goûter les quelques morceaux qu’elle a daigné m’offrir.

MALANOTTE.

Nous nous recommandons aux oraisons du bréviaire de votre révérence. (Ipocrito s’éloigne.)

PERDELGIORNO.

Avec quelle hâte il a tourné le coin !

MALANOTTE.

Quel chien mâtin !

PERDELGIORNO.

Ce qui me déplaît, ce sont les œillades qu’il lance à madame.

MALANOTTE.

C’est un misérable.

PERDELGIORNO.

As-tu vu comme il a replié sa serviette aussitôt que le patron lui a dit : nous nous retrouverons ce soir à la noce ?

MALANOTTE.

Son abstinence de ce matin nous annonce qu’il engloutira le festin de ce soir.

Tel est le personnage dessiné, avec une verve mordante, par l’Arétin. Avouons qu’il ressemble assez visiblement à Tartuffe.

Messer Ipocrito, qui entend la charité à sa façon, sert les amours d’Annetta, une des filles de Liseo, et du jeune Zephiro. Il se charge de leurs messages, donne à la jeune fille des conseils pervers, et finit par lui persuader de fuir la maison paternelle. Gemma, la ruffiana, en est jalouse : « Il corromprait le printemps ! » s’écrie-t-elle, et elle n’a plus, avec une pareille concurrence, qu’à renoncer au métier. Il va sans dire que, dans ses ambassades les plus scabreuses, Ipocrito conserve toujours le même style :

IPOCRITO.

Je suis un vermisseau quant à la condition, mais un grand démon par la charité.

ZEPHIRO.

Je me fie en vous.

IPOCRITO.

Tout le monde sait le cas que fait de moi Liseo Rocchetti, et vous ne l’ignorez pas.

ZEPHIRO.

Non.

IPOCRITO.

Ses filles sont donc les miennes, du moins par la charité, et Annetta…

ZEPHIRO.

Eh ! bien ?

IPOCRITO.

Poussée par cet amour qui enflamme le courage des lions, et non par celui qui habite d’ordinaire au cœur des jeunes vierges… Enfin, par charité, j’ai dû en prendre compassion.

ZEPHIRO.

Ô père !

IPOCRITO.

Et pour empêcher qu’elle ne se détruise, j’ai été réduit à vous apporter ceci de sa part… (Il lui remet une lettre.)

ZEPHIRO.

Heureux Zephiro !… Cet anneau que je vous prie d’accepter vous témoignera pour le moment l’obligation que je vous ai…

IPOCRITO.

La charité ne se doit pas refuser.

Et quand il est sorti, Zephiro fait à part lui cette réflexion : « Avec quelle adresse les gens comme Ipocrito savent s’insinuer dans les secrets des femmes ! »

Comme on le voit, Ipocrito reçoit de bonne grâce les présents qu’on lui fait de toutes parts ; comme Tartuffe, il a soin d’ajouter : « Je vous remercie pour le bon exemple que vous donnez. Votre générosité profitera aux malheureux ! »

À part lui, il a des réflexions moins édifiantes, celle-ci, par exemple : « Je fais, comme un médecin, des expériences sur toute sorte de complexions. Je m’exerce à connaître le cœur féminin ; et, puisque je réussis si aisément en tout ce que j’entreprends, je m’élèverai à des entreprises plus hautes, sauf à alléguer pour excuse que septies in die cadit justus. »

La fuite d’Annette et d’autres disgrâces accablent le vieux

LISEO.

Elle devrait avoir honte…

GUARDABASSO.

Qui ?

LISEO.

La Fortune.

GUARDABASSO.

De quoi ?

LISEO.

D’en venir aux prises avec un vieillard de soixante ans.

Heureusement, voici messer Ipocrito qui vient à son secours. Il lui donne des leçons de philosophie fataliste et pyrrhonienne : la fortune persécute ceux qui sont sensibles à ses coups ; elle laisse en paix ceux qui s’en moquent. Il faut donc se faire un jeu de tout ce qui vous arrive. Liseo, qui a une confiance absolue en messer Ipocrito, adopte ce parti. De ce moment, il ne fait plus que rire à toutes les mauvaises nouvelles qu’on lui annonce, et ne dit plus que des folies.

LISEO.

Je ris du rire qui me fait rire.

GUARDABASSO.

Si vous persévérez dans un tel genre de vie, vous ferez retourner le temps en arrière et vous reviendrez bientôt à l’âge de dix ans.

LISEO.

Quelque sot se désespérerait.

GUARDABASSO.

De quoi ?

LISEO.

De ces filles fugitives.

GUARDABASSO.

N’y pensez plus.

LISEO.

Qu’ils y pensent ceux qui les ont prises !

GUARDABASSO.

Ils les adorent.

LISEO.

Elles sont donc devenues des saintes ?

GUARDABASSO.

Au moins à leurs yeux.

LISEO.

Elles qui, au logis, étaient des diablesses.

GUARDABASSO.

Bast ! l’honnêteté, voyez-vous, n’est qu’une mijaurée.

LISEO.

Qu’est-ce que l’honnêteté ? Quelle est sa forme ? Et quel emploi tient-elle à la cour ?

GUARDABASSO.

Aucun.

LISEO.

Donc elle n’existe pas : si elle existait, elle serait ménagère, maîtresse de maison, secrétaire, femme de chambre, écuyère, dame de compagnie, favorite.

GUARDABASSO.

Sans aucun doute.

LISEO.

L’utilité est aussi quelque chose du même genre. Ces deux carognes-là font le malheur de ce monde avec les devoirs, les inquiétudes, les constipations qu’elles y introduisent, au lieu de le laisser aller comme il veut.

GUARDABASSO.

Décidément, vous me rendrez docteur avec vos beaux raisonnements.

LISEO.

Ah ! voici Ipocrito.

GUARDABASSO.

Quelle mine de patriarche confite dans le vinaigre !

Les divagations du vieux Liseo font songer à un autre père malheureux, au roi Lear. Mais demeurons à notre point de vue particulier.

De fait, le sort que le vieillard brave si ridiculement, lui redevient favorable. Les choses tournent mieux qu’on ne pouvait le prévoir. Ses filles trouvent des époux dans leurs amants, et Brizio, le frère avec qui il craignait d’être obligé de partager ses biens, se trouve être très riche et sans famille. Donc peu à peu tout s’arrange. Messer Ipocrito contribue à débrouiller les affaires. Il y met une certaine complaisance, sans se laisser oublier, bien entendu.

BRIZIO.

Que j’ai hâte d’embrasser mon frère !

IPOCRITO.

Grande est la force du sang.

BRIZIO.

Mon cœur s’élance au-devant de lui !

IPOCRITO.

Mais l’avarice est infâme.

BRIZIO, à Tanfuro son valet.

À qui en veut-il ? il s’adresse ces paroles à lui-même, je suppose.

IPOCRITO.

Qui donne là où besoin est acquiert une légitime louange.

TANFURO.

Il me semble que c’est à vous qu’il fait allusion.

IPOCRITO.

Faire largesse à qui le mérite profite à soi-même.

TANFURO.

Qui a des oreilles entende !

IPOCRITO.

La libéralité est comme la substance de la vertu du magnanime.

TANFURO.

Messer, ne craignez pas que le patron soit ingrat envers vous. (À Brizio.) Allons, il faut lui payer son entremise.

BRIZIO.

Faites-vous un habit avec ceci.

IPOCRITO.

La charité est la charité.

BRIZIO.

Je veux que vous ayez vos dépenses chez moi.

IPOCRITO.

Récompenser les fatigues d’autrui est le propre des gens de bien. Honorer ceux qui sont dignes, c’est à cela que se reconnaît la vraie noblesse.

TANFURO.

Vous êtes savant, très savant.

IPOCRITO.

Au contraire, ignorant, très ignorant.

Tout en ne dédaignant pas les avantages que son intervention peut lui procurer, Ipocrito ne laisse pas de servir efficacement cette famille. Il conduit à bien toutes choses, tellement qu’un des gendres de Liseo, dans son enthousiasme, va jusqu’à s’écrier : « Que celui qui n’est ni roi ni fou se fasse hypocrite, et il sera plus que ne sont les rois ni les fous ! »

Bref, tout le monde est content, sauf qu’Ipocrito ne parvient pas à faire sortir de la tête du vieux Liseo la philosophie éphectique dont il l’a « enivré ».

Les analogies et les dissemblances entre l’œuvre de l’Arétin et l’œuvre de Molière sont très sensibles. Le personnage principal de la comédie de Lo Ipocrito a de commun avec Tartuffe non seulement l’hypocrisie, mais encore la gourmandise et la sensualité. Il emploie les mêmes moyens pour conquérir son prestige et son influence : simagrées pieuses, humilité feinte, jargon de la dévotion. Il est placé dans un milieu pareil, au sein de la famille, où il exerce une autorité dangereuse. Une égale débilité d’esprit caractérise les deux chefs de maison, et les valets de Liseo n’ont pas l’œil moins clairvoyant ni la parole moins impertinente que la servante Dorine.

D’autre part, quelle distance entre la conception de l’Arétin et celle de Molière ! Dans l’Arétin, Ipocrito ne joue son jeu que pour soutenir son parasitisme. Il indique bien qu’il pourra faire pis ; en attendant il se contente de peu. Il finit, chose étrange, par avoir le beau rôle ; il pacifie la maison troublée. Il est vrai qu’on doit trembler pour la famille où cet intrus a pris un tel empire ; mais rien ne donne encore à prévoir ces éventualités funestes.

Dans la comédie de Molière, combien l’idée grandit ! Nous voyons Tartuffe, qui lui aussi a établi sa base d’opérations au foyer domestique, faire de sa puissance un emploi formidable. Il aspire à épouser la fille de la maison, il chasse le fils, il cherche à séduire la femme ; il dépouillerait son protecteur lui-même, si un deus ex machina ne déjouait ses noirs desseins. Molière n’a point, comme l’Arétin, une sorte d’indulgence pour son hypocrite ; il lui impute forfait sur forfait, il le dénonce hautement à l’animadversion publique, il soulève contre lui autant de haine et de terreur que le théâtre en saurait faire naître. L’Arétin reste plutôt dans la comédie pure, et La Bruyère lui aurait peut-être accordé la préférence. Molière touche au drame, et produit un effet immense qui traverse les siècles sans s’amoindrir. Personne ne se souvient de Lo Ipocrito, et nous sommes des premiers, peut-être, à faire un parallèle que les deux œuvres appelaient si naturellement.

Revenons maintenant à la commedia dell’arte, et voyons ce qu’elle fut à côté de Molière pendant la période la plus éclatante de la comédie française.