(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre VII » pp. 56-69
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre VII » pp. 56-69

Chapitre VII

Suite de 1620 à 1629. — Objets des conversations de l’hôtel de Rambouillet. — Conversations de Balzac avec la marquise.

Quel était l’objet le plus ordinaire des conversations de l’hôtel de Rambouillet, quel en était le ton, quel en était l’usage ?

Dans tout ce que j’ai lu de histoire littéraire et morale du xviie  siècle, je n’ai rencontré d’autres paroles attribuées à madame de Rambouillet que celles-ci : « Les esprits doux, et amateurs des belles lettres, ne trouvent jamais leur compte à la campagne26. » Aucune biographie, même la plus riche eu noms inconnus et dignes de l’être, n’a trouvé de quoi faire un article de qu’être lignes sur cette femme dont la maison fut si célèbre : preuve incontestable qu’elle n’a jamais fait parler d’elle. Son opinion sur la campagne ne regarde point les maisons de campagne, plus qu’urbaines, de notre temps. Elle regarde la vie campagnarde, la chasse, la pèche, et même, il faut l’avouer, l’agriculture, dont il est fort pardonnable à une femme du grand monde de n’être pas charmée. Madame de Staël a dit, dans nos temps d’agronomie et d’horticulture, qu’elle aimerait assez l’agriculture si elle ne sentait pas le fumier . On ne peut pas dire, pour expliquer cette conformité de sentiments, que madame de Staël fut de deux cents ans en arrière de son siècle, ni madame de Rambouillet de deux cents ans en avant du sien ; elles étaient toutes deux de leur temps, de leur sexe, et toutes deux plus sensibles aux plaisirs de l’âme et de l’esprit qu’à tout autre.

Au défaut d’écrits ou de paroles attribués à la marquise de Rambouillet, j’ai fait des recherches pour connaître l’objet le plus ordinaire de ses conversations intimes. Les œuvres de Balzac me l’ont appris. Trois longues lettres de cet écrivain qui lui sont adressées, comme suite des conversations ou entretiens qui ont eu lieu entre elle et lui, la font mieux connaître que tout ce qui aurait pu être écrit sur son compte.

Ces trois lettres, fort étendues et que l’auteur a intitulées Discours, sont ce que Balzac a écrit de plus intéressant et a le mieux écrit27. On n’y trouve ni cette enflure ni ce vide d’idées qu’on lui a reproché. Le style en est simple et noble ; les pensées en sont justes et pleines de raison ; les sentiments en sont vrais, élevés et profonds : on peut dans ces écrits rendre tout à la fois une idée juste de la portée et des directions de la marquise de Rambouillet, et des conversations qui avaient lieu dans son intimité.

Le premier discours est en partie le résumé, et en partie le développement d’une conversation sur la grandeur du caractère romain ; Balzac y peint, d’après Polybe et Tite-Live, l’âme d’un citoyen de la république ; après l’avoir montré impénétrable à la vanité, à la peur, à l’avarice, ensuite sensible à la faveur de l’étranger, ou d’un usurpateur, il le fait voir à la dernière épreuve de sa vertu ; c’est l’injustice de la république à son égard. « La république, madame, ne le peut perdre, quelque négligente qu’elle soit à le conserver ; il souffre non seulement avec patience, mais encore avec dignité, ses mépris et ses injustices. Jamais il ne lui est venu dans l’esprit de se venger d’elle par une guerre civile, et il trouve bien plus honnête le nom d’innocent banni, que celui de coupable victorieux. On lui a persuadé dès son enfance, et depuis il n’en a pas douté, qu’un fils ne peut jamais s’acquitter de tout ce qu’il doit à une mère, voire à une mauvaise mère qui est devenue sa marâtre, et qu’un citoyen est toujours obligé à sa patrie, voire à son ingrate patrie et qui l’a traité en ennemi. »

Plus loin, il montre le consul romain à la tête de l’armée.

« Considérez comme il la conduit avec les yeux. Un signe de sa tête tient tout le monde en devoir. Tous ses mouvements sont accompagnés de quelque vertu qui le fait aimer. Il serait difficile de dire s’il est plus nécessaire à la république qu’agréable aux citoyens. Il commande bien, mais il lui sied bien de commander ; il a le commandement si beau qu’il y a presse, ambition, volupté sensible à lui obéir. Par ce charme les soldats ne s’attachent pas seulement à lui, mais ils se détachent de tout le reste. Ils ne se soucient ni de paye, ni de butin, ni de récompense ; ils ne songent ni aux fêtes de Rome, ni aux délices d’Italie ; ils ne veulent, ils ne demandent que le général ; ils appréhendent la fin de la guerre, de peur de le perdre à la paix ; ils murmurent contre le sénat qui le rappelle, et ne se peuvent consoler de la victoire qui leur ravit le victorieux.

« Le respect qu’on lui porte n’est pas moins puissant que l’amour ; il l’est plus que le droit de vie et de mort. Qu’on ne pense pas que ce soient les lois de la guerre et les ordonnances militaires qui empêchent les soldats de faire des fautes. Quand ils ont manqué, ils craignent plus qu’il le sache, qu’ils ne craignent qu’on les châtie. L’appréhension de lui déplaire était la seule chose que craignait l’armée romaine ; jamais les soldats ne méprisèrent autant l’ennemi et ne redoutèrent si fort leurs chefs ; jamais ne furent tous ensemble si ders et si dociles, ne se débordèrent avec tant d’impétuosité à la campagne, et ne reprirent leur place dans le camp avec moins d’apparence d’en être sortis. Après avoir fait des miracles de courage, ces gens-là venaient savoir s’ils avaient bien fait ou non ; ils venaient rendre compte de la victoire de laquelle il fallait quelquefois se justifier, et laquelle était quelquefois punie.

« Vous prétendez, madame, que le nous parle de cette autorité inhérente à la personne, distincte de celle qui naît du pouvoir donné par la république, et que je vous en dis quelque chose qui n’ait jamais été dite. C’est une certaine lumière de gloire et un certain caractère de grandeur que la vertu héroïque imprimée sur le visage des à omet mes ; elles défendent la solitude et la nudité d’une personne exposée aux outrages de la fortune, accablée sous les ruines d’un parti détruit, abandonnée de ses propres vœux et de sa propre espérance. Ce caractère rend inviolable à des ennemis irrités, lie les mains à des traîtres. C’est ce caractère qui crie : Qui es-tu, malheureux, qui oses mettre la main sur Caïus Marins ? L’autorité de ce caractère survit à celle du pouvoir, elle se conserve dans les ruines de la puissance, elle rend affliction sainte et vénérable. N’est-ce pas une chose bien plus noble que l’indigne prospérité des heureux ? »

Plusieurs traits viennent à la suite de ceux-là, qui n’ont pas été dédaignés par Montesquieu, lorsqu’il a composé ses Causes de la grandeur et de la décadence des Romains.

La seconde lettre de Balzac est intitulée : Suite d’un entretien de vive voix, ou de la Conversation des Romains, à madame la marquise de Rambouillet. L’auteur annonce, au début, qui y reprend ce qui a déjà été dit entre eux, pour en faire un tout avec ce qu’il va ajouter,

« La gloire et les triomphes de Rome, lui dit, l’auteur, ne suffisent pas à votre curiosité ; elle me demande quelque chose de plus particulier et de moins connu ; après voir vu les Romains en cérémonie, vous les voudriez voir en conversation et dans la vie commune… Je croyais, en être quitte pour vous avoir choisi des livres et marqué les endroits qui pouvaient satisfaire votre curiosité ; mais vous prétendez que j’ajoute aux livres… La volupté qui monte plus haut que les sens, cette volupté toute chaste et tout innocente, qui agit sur l’âme sans l’altérer, et la remue ou avec tant de douceur qu’elle ne la fait point sortir de sa place, ou avec tant d’adresse qu’elle la met en une meilleure, cette volupté, madame, n’a pas été une passion indigne de vos Romains. Scipion et Lælius en ont usé sans scrupule ; Auguste et ses amis ont été de ces honnêtes voluptueux. Auguste fut la fin du bon temps, Scipion en fut la fleur.

« Le sénat et la campagne, les affaires civiles et les actions militaires avaient leur saison. La conversation, le théâtre et les vers avaient la leur. Jamais les plaisirs de l’esprit ne furent mieux goûtés que par ces gens-là.

« À qui furent-ils plus nécessaires et plus utiles qu’à Auguste, pour éloigner de son imagination les débauches de sa fille, la défaite de ses légions, la révolte des provinces, et pour apaiser et mettre en repos cette partie impatiente de son âme qui se tourmentait et veillait sans cesse ?… Auguste suivait le conseil de la nature, qui veut que tout ce qui travaille se repose, qui entretient la durée par la modération, et menace la violence de fin… Ce repos, ces distractions sont des besoins de la vie humaine, quelque riche et suffisante à soi-même qu’elle puisse être d’ailleurs… Ce sont, à proprement parler, les voluptés de la raison et les délices de l’intelligence… Un grand philosophe28 n’a pas craint de dire que le repos et le divertissement n’étaient pas moins nécessaires à la vie que les repas et la nourriture… Mais il ne veut pas que les sages passent le temps comme le vulgaire. Le commerce des paroles doit être leur plus douce occupation. Il a recherché les habitudes vertueuses qui doivent régler ce commerce et s’étendre à tous les entretiens que les hommes ont les uns avec les autres. Il a découvert entre la mauvaise humeur et la bouffonnerie un milieu approuvé et par la raison, dans lequel lame se dilate par un mouvement modéré, sans s’énerver par la dissolution, c’est la première condition qu’il estime nécessaire. Il veut aussi pour ce commerce une certaine douceur et facilité de mœurs, qui sait être accommodante sans être servile, qui n’approuve pas tout sans choix, qui ne rejette pas tout par dégoût.

« Il exige encore une franchise naïve et une coutume de dire vrai, aux choses même indifférentes, sans vaine ostentation, sans retenue affectée.

«  Sans douceur, les assemblées des hommes ne seraient que des troupes d’ennemis, ou des cercles d’admirateurs réciproques.

« Sans la franchise, elles seraient ou des écoles de dissimulés qui ne veulent pas dire qu’elle heure il est, ou des théâtres de capitans qui disent plus qu’ils ne savent et plus qu’ils ne font et peuvent faire.

« Sans une certaine mesure dans l’humeur, les assemblées seraient trop tristes ou trop gaillardes ; ce seraient des convois funèbres ou des spectacles licencieux.

« Les premiers Romains n’eurent pas les qu’alités nécessaires pour la conversation. Tant que leur éloquence, pour user des termes de Varron, a senti les aulx et les oignons, on n’en devait rien attendre de fort exquis. Mais ils trouvèrent un fonds si heureux, que d’abord le bon esprit fut chez eux une chose populaire. La politesse passa du sénat aux ordres inférieurs, voire au plus bas étage du menu peuple ; et si en leur cause, on doit croire leur témoignage, ils ont effacé ensuite toutes les grâces et toutes ces vertus de la Grèce, et ont laissé son atticisme bien loin derrière leur urbanité. »

Ici Balzac nous apprend que de son temps ce mot d’urbanité n’était pas encore reçu en France : il pense que quand l’usage l’aura mûri, et aura corrigé l’amertume de la nouveauté, nous nous y accoutumerons , comme à d’autres que nous avons empruntés de la même langue.

Il croit que ce mot, chez les Romains, s’entendait principalement de la science de la conversation et du don de plaire en bonne compagnie ; que les Grecs ont abusé de cette connaissance, et que les seuls Romains, même en Italie, en ont connu le vrai et le légitime usage. Les citoyens romains apportaient de grands avantages dans le monde ; devaient beaucoup à leurs mères et ci leur naissance, savaient quantité de choses que personne ne leur avait apprises . Il n’y a plus de doute que dans leur plus familier entretien, il n’y eut des grâces négligées et des ornements sans art que les docteurs ne connaissent point, qui sont au-dessus de l’art et des préceptes. Balzac pense qu’à l’aménité, ils joignaient cette grandeur « dont il leur était impossible de se défaire, parce qu’elle tenait à leur cœur et à leur esprit, parce qu’elle avait racine en eux et n’était pas appliquée sur leur fortune. Pas un de leurs gestes, pas un de leurs mouvements qui fût indigne de la souveraineté du monde ; ils riaient même, ils se jouaient avec une sorte de dignité. »

Ici l’auteur fait un retour vers madame de Rambouillet, pour remarquer qu’elle est de ce caractère, qu’elle descend du même principe, fille de leur discipline et de leur esprit , et ne tient pas moins de l’a magnanimité des César et des Scipion que de l’honnêteté des Livie et des Cornélie.

Je crois cet éloge bien mérité : et il est difficile de le croire une plate louange, quand on considère l’homme qui la donne, le fonds de l’ouvrage où il l’a placé, le sentiment qui l’anime en l’écrivant, celui qu’il suppose à la personne pour qui il l’écrit ; et enfin cet éloge vient si naturellement à la place où il se trouve, qu’on ne peut y méconnaître une sorte d’à-propos qui ne serait pas venu à l’auteur pour une femme vulgaire.

L’auteur cite plusieurs exemples de l’urbanité des plus illustres Romains du temps de la république,

« même de ce fâcheux et insupportable homme de bien, Caton le censeur. Cette urbanité avait son temps et sa place dans cette république de fer et de bronze, parmi des citoyens d’une simplicité fine, d’une innocence spirituelle… Ils recevaient le soir dans le cabinet, les grâces qu’ils avaient rejetées le malin sur le tribunal ; mais les grâces n’étaient chez eux ni affectées, ni licencieuses ; elles ne fardaient pas la majesté ; elles l’ajustaient de façon à en tempérer l’aspect.

« Ces grâces, madame, et cette majesté, se séparèrent à la fin. Les grâces parurent encore sous les empereurs, mais elles parurent seules, car la majesté des paroles se perdit avec la liberté. »

L’auteur rapporte les paroles de Cassius à Brutus avant les ides de mars : « Ces paroles, madame, sont les dernières que prononça la république avant de rendre l’âme… C’était le caractère de l’esprit de Rome, citait la langue naturelle de la majesté. »

L’auteur finit par des observations sur les monuments qui restent de la conversation et des mœurs privées des Romains ; il exprime ses regrets sur leur rareté.

Cette dernière partie est d’une érudition qui sait choisir les sources auxquelles on peut remonter avec profit. Elle présente aussi des résultats assez piquants des recherches de l’auteur. « Le premier César avait recueilli avec soin ce qui s’était dit et se disait chaque jour de plus remarquable dans Rome. Tyron avait fait un recueil des bons mots de Cicéron ; et un ancien grammairien parle de deux livres de Tacite, qui avaient pour titre Les Facéties. »

Le troisième discours de Balzac à la marquise de Rambouillet est intitulé de la Gloire. Cet écrit est d’une âme généreuse et soulevée contre la cupidité, qui était la maladie régnante sous le règne du cardinal Mazarin. L’auteur y oppose l’amour de la gloire qui, chez les peuples anciens, à Rome surtout, payait les plus grands services ; il s’exalte de nouveau et avec une éloquente chaleur au souvenir de ces grands hommes de la république romaine, dont il sent si bien la dignité.

Cet écrit est terminé par un nouvel éloge de la personne à qui il s’adresse. « Vous avez dans l’âme, madame, tous les principes de la haute et ancienne générosité. Vous croyez que la vertu se tient lieu de digne et de suffisante récompense, mais qu’elle accepte la gloire sans l’exiger ; que la gloire n’est pas tant une dette dont s’acquitte le public, qu’un aveu de ce qu’il doit, et tout ensemble une protestation qu’il est solvable. »

Plusieurs trouveront les conversations rappelées par Balzac d’une gravité qui va jusqu’au ridicule ; les sujets qu’elles traitaient seraient ridicules, sans doute, dans la société d’une bourgeoise de petite fortune qui aurait à soigner elle-même son ménage et ses enfants. Ils seraient ridicules dans les entretiens d’une femme sans esprit, sans jugement, qui aurait la vanité de faire la savante. Ils seraient ridicules dans un pays où tous les esprits seraient tendus aux affaires publiques, soit par la nature de la constitution, soit par une révolution flagrante, ou récente, ou imminente.

Mais dans une monarchie ancienne dont rien ne menaçait l’existence, où les affaires publiques étaient gouvernées par un pouvoir héréditaire, où une grande fortune donnait de longs loisirs, où des études suivies étaient le plus sûr moyen d’éviter les ennuis du désœuvrement, où la culture de l’esprit pouvait seule assurer des jouissances à l’âge mûr et à la vieillesse, les études de la marquise de Rambouillet étaient éminemment raisonnables.

Je demande si la nature de ces études n’était pas noble, élevée, de celles qui se prêtent le mieux à la conversation, qui y fournissent et en reçoivent davantage ? n’était-elle pas de celles qui donnent à l’esprit le plus d’étendue et de lumières, qui s’allie ni le plus naturellement et le plus étroitement aux qualités morales, au perfectionnement de la raison, au sentiment du beau et du grand, à la délicatesse du goût, et se prêtent le mieux aux plaisirs d’une imagination sage et réglée ?

Au reste ces conversations particulières de la marquise n’étaient pas les conversations générales et habituelles de sa société tout entière.

Je crois, comme les censeurs de l’hôtel Rambouillet, que les entretiens et les correspondances rendaient la plupart du temps sur la valeur d’un mot ; mais elles ne m’en semblent pas plus méprisables. Mademoiselle de Rambouillet et Voiture eurent plusieurs conversations, et s’écrivirent deux lettres assez longues sur le mot car, dont plusieurs membres de l’Académie demandaient la suppression et la radiation dans le Dictionnaire. Et bien, ces lettres judicieuses et spirituelles ont sauvé un mot nécessaire ; nécessaire, dis-je, car on l’emploie à tout moment.

En tout temps, il vaut mieux, dans le monde, parler des mots que des personnes. La langue y gagne, la société aussi. La passion du bon langage doit être une passion nationale.

Le maréchal de Beauvau, le chevalier de Boufflers, son neveu, à qui l’on ne reproche pas sans doute la pédanterie, ni la préciosité, ne laissaient jamais passer dans leur société une faute contre la langue, ni une locution douteuse, sans les relever.