(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XIV » pp. 126-174
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XIV » pp. 126-174

Chapitre XIV

Suite de la 6e période, de 1650 à 1660. — Des précieuses. — Naissance du mot substantif Précieuse. Différentes classes de précieuses. — Leur caractère général. — Écrits relatifs aux précieuses. — L’abbé d’Aubignac, l’abbé de Pure, Somaise, Molière.

Nous avons dit dans un chapitre précédent, qu’en 1648 la guerre de la Fronde ayant commencé, elle restreignit beaucoup, si elle n’interrompit tout à fait, les relations de société privée. L’essor des précieuses en fut arrêté. Mais lorsque la pacification eut lieu, en 1652, la vie licencieuse de la Cour et de la capitale recommencèrent et allèrent jusqu’au débordement. La Fronde, en se dégageant des lois, s’était aussi dégagée des bienséances : ces écarts se suivent inévitablement. Les précieuses reprirent, comme toutes les coteries, une nouvelle vie ; elles se multiplièrent ; les cercles où elles se réunissaient devinrent aussi plus nombreux, plus animés, plus brûlants, mais aussi marquèrent plus sensiblement par leur opposition avec les mœurs générales. Ce fut alors que le mot de précieuses commença à trotter dans toutes les bouches, chacun le prenant dans le sens qui s’accordait avec l’idée qu’il avait des personnes. Entre les gens du monde, les uns applaudissaient à ces mœurs d’exception, le grand nombre en était blessée.

Il s’agit ici de déterminer l’époque précise où les précieuses s’établirent et furent désignées sous ce nom dans la société ; comment ce mot changea de signification, à quelle époque on distingua entre les précieuses, et on eut besoin d’adjectifs pour déterminer le sens de ce mot.

Pour savoir ces choses, j’ai eu le courage de dépouiller quatre écrits du temps qui concernent les personnes ainsi qualifiées : travail fastidieux à l’excès, mais qui atteignait au but que je n’avais pas cru indigne de ma curiosité, bien que je ne me flattasse pas qu’elle fût jamais partagée. Le premier est Le Royaume de Coquetterie, de l’abbé d’Aubignac publié en 1654 ; le second est le roman de l’abbé de Pure, intitulé La Précieuse, ou Les Mystères des ruelles, publié en 1656, un vol. in-8° ; le troisième est le Dictionnaire des Précieuses, publié en 1660 par Somaise, secrétaire de la princesse Colonna, un vol. in-18 ; le quatrième est Le Grand Dictionnaire des Précieuses, publié par le même Somaise en 1661, deux volumes in-12. Je pourrais ajouter en cinquième lieu une notice composée par Segrais et imprimée à la suite des Mémoires de mademoiselle de Montpensier, dont il était secrétaire.

L’ouvrage de l’abbé d’Aubignac est une satire grossière, rédigée par l’auteur pour plaire à la cour et à la masse corrompue de la société de Paris. L’incontinence générale ne pouvait souffrir patiemment cette réserve de langage et de manières qui faisait ressortir son effronterie ; la décence gracieuse, du genre de celle de la marquise de Rambouillet, de Julie, des Sévigné, des La Fayette, importunait la cour, foyer de la dissolution générale, choquait les personnages importants de la capitale. Le ridicule des précieuses de mauvais goût et de bas étage fournit le prétexte et les moyens d’essayer contre celles-ci une réaction, qu’on aurait été bien aise de voir étendre à toutes les autres par l’opinion publique.

d’Aubignac était petit-fils par sa mère de cet Ambroise Paré, chirurgien de Charles IX, qui hacha si cruellement, avec de mauvais ciseaux, le doigt de l’amiral Coligny fracassé par la balle de son assassin. Après avoir été le précepteur du duc de Fronsac, il se fit le champion des gens du monde contre les précieuses de toutes les classes ; ne mettant entre elles aucune distinction, les tenant toutes pour galantes et hypocrites, sottes et beaux esprits. Dans sa satire, il décrit leurs usages, leurs mœurs, leur conversation ; il indique le quartier, les rues, les maisons qu’elles habitent, leur rang, leur qualité. Son écrit plat et grossier n’épargne personne : il met tout en pièces. Ce sont les ciseaux de son oncle.

Le Royaume de Coquetterie est un tableau de mœurs débordées, mais quel tableau ! on ne peut rien lire de plus misérable. Pourquoi faut-il que ce soit un document ?

« Le prince qui règne sur le pays, c’est l’amour coquet, frère de l’amour, mais frère bâtard, enfant de la nature et du désordre, dont les dérèglements et la débauche sont plus habituels que la raison. À l’entrée de la ville capitale, est une place, nommée Cajolerie, ouverte de trois côtés, et qu’on a rendue spacieuse par la ruine du temple de la pudeur.

« Le plus beau quartier de la ville de Coquetterie est la grande place, qu’on peut dire vraiment royale 44… Elle est environnée d’une infinité de réduits, où se tiennent les plus notables assemblées de coquetterie, et qui sont autant de temples magnifiques consacrés aux nouvelles divinités du pays ; car, au milieu d’un grand nombre de portiques, vestibules, galeries, cellules et cabinets richement ornés, on trouve toujours un lieu respecté comme un sanctuaire, où sur un autel fait à la façon de ces lits sacrés des dieux du paganisme, on trouve une dame exposée aux yeux du public, quelquefois belle et toujours parée ; quelquefois noble et toujours vaine ; quelquefois sage et toujours suffisante ; et là, viennent à ses pieds les plus illustres de cette cour pour y brûler leur encens, offrir leurs vœux et solliciter la faveur envers l’amour coquet pour en obtenir l’entrée du palais de bonnes fortunes. »

On lit dans un autre passage, que dans le royaume, « il n’est pas défendu aux belles de garder le lit, pourvu que ce soit pour tenir ruelle plus à son aise, diversifier son jeu, ou d’autres intérêts que l’expérience seule peut apprendre45 ».

En donnant un extrait du livre de l’abbé d’Aubignac, je me suis mis dans la fâcheuse nécessité de dire quelque chose des ruelles, des alcôves, des réduits, dont il parle, et dont on ne parlait pas antérieurement aux précieuses.

Pour se faire une idée des ruelles et des alcôves, il faut savoir que dans le xviie  siècle, et longtemps encore dans le xviiie , les lits ne se rangeaient pas comme aujourd’hui, le long d’une des laces de l’appartement. Le chevet du lit s’appuyait au mur du fond, le pied venait en avant, et l’on avait accès de trois côtés. Cette disposition était plus commode que celle qui a lieu de nos jours, laquelle ne rend le lit accessible que d’un côté, et rend très difficile le service des malades. L’espace qui restait libre de chaque côté du lit, jusqu’au mur de côté, s’appelait la ruelle, quelle qu’en fût la largeur. C’est ainsi que dans les ordonnances du palais de Louis XIV et de Louis XV, s’appellent les deux côtés du lit. C’est ainsi que cet espace s’appelait du temps de Henri IV, qui jouait de son lit avec ses courtisans dans la ruelle à droite, et donnait ces audiences dans la ruelle à gauche46.

Ce qui avait lieu dans les chambres sans alcôves, avait lieu dans celles où se trouvaient des alcôves ; elles étaient de toute la largeur de l’appartement.

Quant aux réduits et aux cellules, qui sont aujourd’hui représentés par nos boudoirs, Boileau en a parlé deux fois ; la première dans L’Art poétique :

Ne vous enivrez pas des éloges flatteurs

Qu’un amas quelquefois de vains admirateurs

Vous donne en ces réduits, prompts à crier : Merveille !

Il a encore employé ce mol dans une petite préface qu’il lit en 1670, au-devant des œuvres posthumes de Gilles Boileau son fière, de l’Académie française. « La traduction du quatrième livre de l’Énéide », dit-il, « a déjà charmé une partie de la cour, par la lecture que l’auteur, de son vivant, a été comme forcé d’en faire en plusieurs réduits célèbres. »

Ce que l’abbé d’Aubignac appelle tenir ruelle, est, comme nous l’avons vu, un moyen employé quelquefois par une précieuse coquette, pour diversifier son jeu ou d’autres intérêts que l’expérience seule peut apprendre. Une insinuation est renfermée dans ces paroles, mais elle s’évanouit par l’énoncé même qui suppose la personne tenant ruelle, exposée à la vue de tonie sa société. Cependant elle a servi de texte à un biographe moderne de Molière, pour imputer positivement à toutes les précieuses, comme une des habitudes qui leur étaient communes, les plus ridicules exercices. Selon lui, « la précieuse devait se mettre au lit à l’heure où sa société habituelle lui rendait visite. Chacun venait se ranger dans son alcôve, dont la ruelle était ornée avec recherche, Il fallait y être présenté par les introducteurs en titre des ruelles. Outre ces introducteurs, un individu, revêtu du titre d’alcoviste, était le chevalier servant de la dame : il l’aidait à faire les honneurs de sa maison et à diriger la, conversation ; rôle sans conséquence, parce que, selon Saint-Évremond, une précieuse faisait consister son principal mérite il aimer tendrement son amant sans jouissance, et à jouir solidement de son mari avec aversion ».

Ce tableau ne serait que ridicule, si l’auteur s’était borné à la prétention d’en faire une facétie littéraire. Mais il veut que ce soit un tableau historique ; il le fait à l’occasion de l’hôtel Rambouillet et comme tableau de ses usages. Nous verrons plus loin ce que cette prétention a d’absurde et d’odieux. Reprenons ici l’ordre des faits.

En 1654, pendant que la satire de l’abbé d’Aubignac courait Paris et répandait le ridicule sur les précieuses, Molière égayait la province aux dépens des précieuses ridicules, qui s’y étaient façonnées à l’exemple de Paris. Il était alors avec sa troupe à Béziers. Les romans de d’Urfé, de La Calprenède, des Scudéry, frère et sœur, y avaient semé la galanterie précieuse et vaniteuse, jusque dans la petite bourgeoisie. Molière et sa troupe étaient dans cette ville, comme comédiens de M. le prince de Conti, qui y présidait les états de Provence. La princesse de Conti, et sa cour, y étaient venues avec le prince pour ajouter à l’éclat de sa présidence ; c’était Marie Martinozzi, l’aînée des sept nièces que le cardinal Mazarin avait appelées de Florence pour faire leur fortune et assurer la sienne. Le mariage de Marie avec le prince était le premier fruit de l’école de séduction et de plaisir ouverte à la cour durant la minorité de Louis XIV, et où le jeune roi avait été presque entraîné à épouser Hortense Mancini, la même qui depuis fut la connétable Colonna, et courut le monde en chercheuse d’aventures, avec sa sœur la duchesse Mazarin, comme elle galante sans retenue.

Toute la famille du cardinal, le prince de Conti et sa femme plus que tout autre, étaient intéressés à rendre ridicule la galanterie sentimentale. Molière, poète de la cour de Conti, avait donc beau jeu pour mettre sur le théâtre de Béziers sa comédie des Précieuses ridicules. Il prit ses personnages en province, parce que ce fut là qu’il les trouva ; il les prit dans une condition médiocre, parce qu’elle faisait mieux ressortir la vanité de leurs prétentions.

Cette pièce des Précieuses ridicules est la même que Molière fit représenter à Paris cinq ans plus tard, en 1659, et qui fit tant de bruit. Plusieurs de nos biographes modernes ont contesté qu’elle eût jamais été jouée en province, et faite contre des femmes de province : ils affirment qu’elle a été faite à Paris, contre l’hôtel de Rambouillet qui n’existait plus, contre la marquise de Rambouillet qui, selon eux, venait de changer son nom en celui d’Arthénice qu’elle portait depuis plus de 50 ans, et Molière la désigne, disent-ils, par sa Madelon qui veut absolument être appelée Polixène.

Pour soutenir ce système, qui calomnie Molière et la maison Rambouillet tout ensemble, on a besoin de persuader que la pièce a été faite à Paris, pour Paris, et non en province, pour la province. Mais la représentation de cet ouvrage à Béziers en 1654, durant la tenue des états de Provence, est indubitable. Grimarest, auteur d’une Vie de Molière, rédigée sur les témoignages de Baron, et publiée en 1705, l’affirme. Il n’a été alors contredit par personne. Bret, le plus ancien commentateur de Molière, le confirme. Voltaire n’en doutait pas. Personne entre ceux qui le nient aujourd’hui ne donne la moindre preuve du contraire. Le fait est de ceux qui ne s’inventent point, parce qu’il aurait pu être trop facilement démenti, et parce qu’il n’était bon à rien ni bon à personne de l’inventer. Il n’en est pas de même de la dénégation d’écrivains qui ont cru se faire une place distinguée au temple de mémoire, en accusant de mauvais goût, des personnages de liante célébrité ; ils ont un grand intérêt à mettre à couvert leurs accusations sous une autorité telle que celle de Molière, et ont de bonnes raisons pour nier que Les Précieuses aient été représentées à Béziers, cinq ans avant de l’être à Paris.

Quand nous parlerons de cette comédie à la date de sa première représentation dans la capitale, nous verrons que, quelle qu’ait été l’époque de sa composition, elle ne peut s’appliquer le moins du monde à l’hôtel de Rambouillet.

La satire de d’Aubignac et Les Précieuses de Molière, deux ouvrages de la même année 1654, prouvent l’existence des Précieuses dans cette même année, et aussi leur nouveauté. En voici une autre preuve. En 1606, parut le roman de Pure, intitulé La Précieuse ou Les Mystères des ruelles. Cet ouvrage ne ressemble pointa celui de d’Aubignac ; il ne peint les précieuses, ni comme des folies, ni comme des hypocrites ; il ne les exalte pas non plus comme toutes et toujours merveilleuses : il les présente plutôt comme singulières, rivant du bon et du mauvais. Ce n’est point une apologie ; ce n’est point une satire : c’est une narration plus ou moins suivie, plus ou moins fidèle d’une multitude de faits et d’anecdotes qui concernent cette classe de la société, distincte du reste. « C’est, dit-il, la vanité et la coquetterie qui ont amené eu France la mode des précieuses. La guerre et la pauvreté ont empêché et beaucoup diminué leur négoce. Mais la paix a tout ranimé ; et il n’est pas facile de dire comment elles sont devenues si communes. Les premiers beaux jours que la paix nous a donnés, ont fait cette heureuse production. » La guerre dont parle l’auteur, c’est la Fronde, qui a éclaté en 1648, et fini en 1652.

Aussi de Pure dit-il dans ce même roman, publié en 1656, que le mot de précieuse « est un mot du temps, un mot à la mode, qui a cours aujourd’hui, comme autrefois celui de prude ou de feuillantine, et qui s’applique à certaines personnes du beau sexe qui ont su se tirer du prix commun, et ont acquis une espèce et un rang tout particulier. Elles sont, dit-il, une secte nouvelle ».

Somaise vient encore à l’appui de ces dates. Il dit au mot Antiquité du Dictionnaire des précieuses, que Voiture « a donné commencement aux ruelles ». Il répète au mot Prédiction, qu’en 1647 Voiture fut le fondateur de l’empire des précieuses. Il dit ailleurs, sous la date de 1661 : « On en parle de plus en plus depuis cinq ou six ans, c’est-à-dire depuis 1655 ou 1656. »

Somaise est donc d’accord avec de Pure sur l’époque où les précieuses firent grand bruit et où le mot de précieuse acquit de la vogue.

Retenons donc qu’en 1656, temps où l’hôtel de Rambouillet était dispersé, le mot de précieuse était un mot nouveau, un mot du temps, un mot à la mode. Nous allons voir ce qu’il devint, et, en apprenant le sort du mot, nous apprendrons celui des personnes qu’il désigne.

En 1656, l’abbé de Pure fit jouer à Paris une comédie des Précieuses, qui donna lieu à des troubles inattendus. Les femmes de rang se crurent attaquées et jetèrent les hauts cris. Pour les faire cesser, l’auteur déclara n’avoir voulu jouer que les fausses précieuses ; qu’il fallait distinguer entre les grandes et les petites précieuses, entre les illustres, qui étaient au-dessus de toute atteinte, et les ridicules, qui étaient un véritable objet de satire ; il assura que ces dernières seules étaient représentées dans sa comédie. Alors, dit l’auteur, les fausses précieuses furent en déroute et les autres se calmèrent 47.

Il paraît par ce fait que le mot de précieuse, usité jusqu’en 1656 comme substantif exclusivement, et d’abord entendu diversement par les gens du monde, selon l’estime qu’ils avaient pour les mœurs et le bel esprit, pouvait également servir à l’écrivain satirique pour déprécier, et au bel esprit bienveillant pour louer. Il paraît aussi avoir été employé dans la comédie de de Pure, comme un moi équivoque également applicable à des bourgeoises ridicules et sans mérite et à des femmes distinguées par le rang et les qualités. Ce fut par la rumeur des précieuses de haut rang ou de mérite considérable, et par la nécessité où se trouva l’auteur de faire une distinction entre les précieuses, que ce mot cessa d’exprimer seul une idée déterminée. Il eut besoin d’un adjectif exprimé ou sous-entendu pour distinguer trois classes de précieuses : les précieuses ridicules ou caricatures ; les grandes précieuses ou femmes de rang, sans ridicules, mais de la coterie ; et les précieuses illustres, qui faisaient bande à part, et n’étaient l’auteur de précieuses que pour faire passer la distinction des grandes ou véritables précieuses et des précieuses ridicules. Pour les unes, précieuse était synonyme de prisée, l’opposé de méprisée, ou femme de grand prix, opposée à femme commune ; pour les autres, le mot était synonyme de femme qui se prise beaucoup, surfait son mérite, fait la renchérie, et n’est au fond qu’une hypocrite bel-esprit, Une seule idée commune aux précieuses de tout genre resta attachée à ce mot, ce fut celle de femmes qui se sont tirées du pair par des mœurs irréprochables, par un esprit plus ou moins cultivé. Ce titre se donne, dit de Pure dans La Précieuse, page 26, aux personnes du beau sexe qui ont su se tirer du prix commun des autres.

Dans le grand Dictionnaire des Précieuses, on plaça comme illustres modèles, la marquise de Rambouillet, qui avait près de 80 ans et touchait à sa fin, madame de Montausier, sa fille, mesdames de Sablé, de La Fayette, de La Suze et de Sévigné.

Moyennant les distinctions de de Pure, le titre de précieuse fut accepté par les femmes les plus distinguées du parti que j’appelle de la décence et de l’honnêteté.

Voilà donc une distinction marquée entre la cour et la partie dissolue de la capitale d’une part, et de l’autre les femmes de mœurs réglées, qu’on désignait en général par le mot de précieuses ; et celles-ci subdivisées en illustres, en grandes précieuses, en précieuses ridicules. Ainsi on ne disait une précieuse simplement, que quand il s’agissait de l’opposera femme vulgaire ou commune ; on disait une illustre, quand il s’agissait de l’opposer à grande précieuse, ou à précieuse ridicule. Nous voyons, par ces détails, pourquoi Molière intitula sa pièce, non Les Précieuses indéfiniment, mais Les Précieuses ridicules. Il l’aurait intitulée simplement Les Précieuses, si ce mot n’eut désigné dans le monde que des personnes ridicules.

Voici, au reste, d’autres exemples de ce mot pris, en bonne part.

Segrais a dit de madame de Châtillon :

Quel serait le brutal qui ne l’aimerait pas ?

Obligeante, civile, et surtout précieuse.

En 1654, le comte de Bussy-Rabutin écrivait à Madame de la Trousse, tante de madame de Sévigné, au bas d’une lettre adressée à celle-ci : « Madame, en vous rassurant sur des lettres trop tendres que le pourrais écrire à ma cousine, j’ai honte d’en écrire de si folles, sachant que vous les devez lire, vous, qui êtes, si sage et devant qui les précieuses ne font que blanchir. Il n’importe ; votre vertu n’est point farouche, et jamais personne n’a mieux accordé Dieu et le monde que vous ne faites. »

Le 26 juillet 1671, madame de Sévigné écrit à sa fille : « Hier, comme j’étais toute seule dans ma chambre avec un livre précieusement à la main… »

Le 21 octobre suivant, elle écrit à sa fille : « L’honnêteté et la préciosité de mon long veuvage… »

La langue, le bon sens et madame de Sévigné s’accordent très bien à consentir que précieuse soit entendu par la bonne compagnie comme signifiant qui a du prix, du mérite, de la valeur, et par opposition aux femmes communes, sans valeur et sans mérite, de toutes les conditions.

Je n’ai pu me procurer la comédie des Précieuses de de Pure. Cependant, avant d’en venir à l’année 1659, où Les Précieuses ridicules de Molière furent mises sur la scène à Paris, recueillons dans le roman de La Précieuse, ou du Mystère des ruelles, et dans les Dictionnaires de Somaise, les traits généraux qui peuvent s’appliquer aux grandes précieuses et aux précieuses ridicules.

Le grand Dictionnaire des Précieuses renferme environ 1 200 noms de beaux-esprits des deux sexes ; de ce nombre sont huit cents précieuses de tout genre, depuis les illustres jusqu’aux plus ridicules. Il s’en trouve de toutes les conditions, hormis la pauvreté, qui n’a point de temps à perdre. Point de roturière, dit Somaise, dans L’Empire des Précieuses, les sciences et la galanterie n’ayant rien que d’illustre et de noble. De Pure dit d’elles : Ce sont des beautés, ce sont des muses.

Elles ne font point corps, elles ne font point agrégation ; mais elles sont une société libre, ou, comme le dit Somaise, un état libre dont le gouvernement n’est pas monarchique . C’est en effet une aristocratie que la société où le pouvoir passe d’une main à l’autre, comme la beauté passe d’un visage vieilli à un plus jeune, et comme l’éclat du bel esprit d’hier passe au bel esprit du jour.

La plupart d’entre elles ont un jour pour recevoir les autres. Ces jours sont connus : on a le calendrier des ruelles. C’est une nymphe du siècle , dit Somaise, qui a inventé cet usage. Il parle probablement de mademoiselle de Scudéry. Rien ne dispense de l’assiduité. On admet comme excuse la maladie du père et de la mère, et point celle du mari et de ses enfants.

Ces dames, qui se recherchent si exactement les unes les autres, sont aussi fort recherchées des sociétés de la capitale. « Il n’est plus de femme dans Paris qui ne veuille avoir une précieuse dans sa société, ou pour se mettre en réputation d’esprit, ou pour avoir droit de censurer autrui. La précieuse a un rang dans un cercle, comme une duchesse à la cour. On ne peut prendre sa place sans profanation. »

Somaise observe au mot Maxime, que la morale des précieuses est d’attirer dans leur parti toutes tes personnes de qualité, pour primer sur les autres cercles. C’est un point d’émulation entre elles.

Voilà ce que nous apprennent les écrits du temps sur les précieuses en général : je ne dois pas oublier les quartiers de Paris qu’elles habitaient. Le Dictionnaire de Somaise nous l’apprend et il est d’accord avec l’abbé d’Aubignac. Ces quartiers étaient le faubourg Saint-Germain, appelé la petite Athènes ; la place Royale, appelée la place Dorique ; le marais du Temple, appelé le quartier de Scolie, et enfin l’île Notre-Dame, dite la place de Délos. Il n’est question dans aucune de nos chroniques, du quartier du Louvre, où était situé l’hôtel de Rambouillet.

Maintenant, voyons quels documents nous sont restés sur l’esprit des précieuses et sur l’usage qu’elles en faisaient ; sur leurs mœurs et sur l’usage qu’elles faisaient de leur beauté.

« La première partie d’une précieuse, dit Somaise, est d’avoir de l’esprit, ou la prétention d’en montrer. »

« Une précieuse, dit de Pure, est un précis de l’esprit et un extrait de l’intelligence humaine. Il n’est rien d’obscur à ses yeux. Ses yeux ont des rayons de lumière qui pénètrent jusqu’aux pensées et jusqu’aux secrets des cœurs. Rien ne peut se dérober à leur curiosité, ni se soustraire à leur connaissance. »

Une autre condition de la préciosité, c’est d’appliquer son esprit à la lecture des romans et des vers galants ; c’est de l’exercer à écrire, à critiquer, à corriger ce que les autres écrivent. « Elles censurent les mauvais vers, dit de Pure, et corrigent les passables. Elles jugent des beaux discours et des beaux ouvrages ; elles eu font elles-mêmes. »

Voici quelques exemples fournis par de Pure, de leurs conversations et de leurs discours. On examine à qui, des sciences ou de la poésie, est due la prééminence. On agile la question de savoir si l’histoire doit être préférée aux romans, ou les romans à l’histoire. On demande quelle est la liberté dont les femmes jouissent, et ont droit de jouir dans la société et dans la vie conjugale : la liberté préconisée à cette occasion est plus près de la domination que de l’indépendance ; il semble, dit la discoureuse, que les soupçons du mari donnent à la femme le droit de faillir. Une précieuse fait l’éloge de Corneille, une autre qui préfère Benserade, poète plus galant et homme de cour, une troisième prend le parti de Chapelain. Chez les Scudéry, on disserte sur Quinault ; et l’on est partage sur son mérite : il est, selon les uns, un bon auteur, selon les autres un mauvais. Il arrive une autre fois qu’une précieuse pleure un ami, et se met tout-à-coup à disserter sur la douleur ; elle prétend que la douleur doit avoir pour objet de faire revivre le plaisir qu’on a goûté avec le défunt. Une antagoniste s’élève contre ce système, dans lequel elle ne trouve que de la barbarie.

Les questions sur la langue sont innombrables ; elles viennent à tout propos. Je ne sais qui de Somaise ou de de Pure cite une belle précieuse qui ne permet pas de dire j’aime le melon, parce que c’est prostituer le mot j’aime, et qui n’autorise pas au-delà du mot j’estime pour cet usage.

Le petit Dictionnaire des Précieuses est un recueil de néologismes bons et mauvais, attribués aux précieuses du temps. Les discours de Cathos et de Madelon, dans Les Précieuses de Molière, renferment les plus ridicules, une partie des autres a passé dans la langue et ne la dépare point.

Somaise dit dans sa préface, que tâchant de bien parler, elles disent quelquefois des mois nouveaux sans s’en apercevoir, et qu’elles les font passer avec toute la légèreté et la délicatesse imaginables. Ces mots qui naissaient du travail de la pensée et du mouvement de la conversation, n’étaient sûrement pas les plus mauvais.

De Pure diffère à cet égard de Somaise : « L’objet principal de leurs soins, c’est, dit-il, la recherche des bons mots et des expressions extraordinaires, pour conserver dans l’empire de la conversation, un juste tempérament entre le style rampant elle pompeux. » Mais ce but n’était pas condamnable.

Au reste, il assure « qu’elles font solennellement vœu de pureté de style, d’extirpation des mauvais mots, de guerre immortelle aux pédants et aux provinciaux ».

Somaise leur attribue un notable changement dans l’orthographe. Voici comment il s’exprime :

« Quand la renommée des précieuses fut l’objet de tous les entretiens d’Athènes (de Paris), les nouvelles précieuses voyant que chacune d’elles inventait de jour en jour des mots nouveaux et des phrases extraordinaires, voulurent aussi faire quelque chose digne de les mettre en estime parmi leurs semblables ; enfin, s’étant trouvées ensemble avec Claristène (M. Leclerc, de l’académie française), elles se mirent à dire qu’il fallait faire une nouvelle orthographe, afin que les femmes pussent écrire aussi assurément et aussi correctement que les hommes. Roxalie (madame Leroi), qui fut celle qui trouva cette invention, « avait à peine achevé de la proposer, que Silénie (madame de Saint-Loup) s’écria que la chose était faisable. Didamie (madame de Ladurandière) ajouta que c’était même facile et que pour peu que Claristène (monsieur Leclerc) leur voulût aider, elles en viendraient bientôt à bout. Il était trop civil pour ne pas répondre à leur prière en galant homme.

Rosalie (madame de Leroi) dit qu’il fallait faire en sorte que l’on pût écrire de même que l’on parlait ; et pour exécuter ce dessein, Didamie (madame de Ladurandière) prit un livre, Claristène (M. Leclerc) prit une plume, et Rosalie (madame Leroi) et Silénie (madame de Saint-Loup) se préparèrent à décider ce qu’il fallait ajouter ou diminuer dans les mots. On décida qu’on ôterait de tous les mots les lettres superflues. Je vous donne ici une partie de ceux qu’elles corrigèrent :

Teste, tête.

Prosne, prône.

Autheur, auteur.

Hostel, hôtel.

Extresme, extrême.

S’esleve, s’élève.

Esloigner, éloigner.

Seureté, seûrté.

Resjouïssances, réjouissances.

Escloses, écloses.

Flustes, flûtes.

Tousjours, toujours.

Goust, goût.

D’esclat, d’éclat.

Escrits, écrits.

Solemnité, solennité

Estale, étale.

Raisonne, résonne.

Supresme, suprême.

Meschant, méchant.

Troisiesme, troisième.

Establir, établir.

Masles, mâles.

Eschantillon, échantillon.

L’aisné, l’aîné.

Effarez, éfarez.

Plust, plût.

S’esriger, s’ériger.

Nostre, nôtre.

Mareschal, maréchal.

Des-ja, dé-ja.

Estrange, étrange.

Espanouïr, épanouir.

Aussi-tost, aussi-tôt.

Tesmoigner, témoigner.

Eclaircissement, éclaircissement.

S’esvertuë, s’évertuë.

Deffunct, défunct.

Patenostre, patenôtre.

Dis-je, dit-je.

Pressentiment, présentiment.

Treize, tréze.

Esvaporés, évaporés.

Sixiesme, sixième.

Desbauchez, débauchez.

Taist, tait.

Diadesme, diadème.

Estoit, étoit.

Adjouste, adjoûte.

Lasches, lâches.

Esblouïs, éblouis.

Veu, vû.

Chrestien, chrétien.

Paroist, parêt.

Esclairée, éclairée.

Extraordinaire,extraordinaire.

Efficace, éficace.

Respondre, répondre.

Accomode, acomode.

Grands, grans.

Defferat, déferat.

Thrésors, trésors.

Entousiasme, entousiâsme.

Huictiesme, huictieme.

Escuelle, écuelle.

Jeusner, jûner.

Blesmir, blêmir.

Effroy, éfroy.

Empesche, empêche.

Aage, âge.

Plaist, plaît.

Crespules, crépules.

Coustoit, coûtait.

Mesler, mêler.

Chaisne, chaîne.

Mesconnaissante, méconnaissante.

Paroistre, parètre.

Eslargir, élargir.

Espoux, époux.

Vostre, vôtre.

Mesme, même.

Apostre, apôtre.

Estre, être.

Fleschir, fléchir.

Mettre, mètre.

Tantost, tantôt.

Unziesme, unzième.

Menast, menât.

Chasteau, château.

Laschement, lâchement.

Reconnoistre, reconnètre.

Maistre, maître.

Tasche, tâche.

Caresme, carême.

Déspit, dépit.

Catéchisme, catechîme.

Descouvre, découvre.

Folastre, folâtre.

Advis, avis.

Naistre, naître.

Brusle, brûle.

Doutast, doutât.

Connoist, conoit,

Souffert, soûfert.

Gastoit, gâtoit.

Vouste, voûte.

Batit, bâtit.

Quester, quêter.

Roideur, rédeur.

Nopces, nôces.

Faicts, faits.

L’esté, l’été.

Dosme, dôme.

Opiniastreté, opiniâtreté.

Qualité, qualité.

Froideur, frédeur.

Vieux, vieu.

Effects, éfets.

Desplust, déplût.

Brusle, brûle.

Coustume, coutume.

Fantosmes, fantômes.

Avecque, avéque.

Indomptable, indontable.

Attend, atten.

Sçait, sait.

Aisles, ailes.

Aspre, âpre.

Vistres, vîtres

Triomphans, trionfans.

Advocat, avocat.

Pied, pié.

Reprend, repren.

Sçavoir, savoir.

Les changements opérés dans la langue française durant la période des précieuses ne sont pas le premier exemple qu’on puisse citer du pouvoir de la conversation. Le règne de Henri III nous montre aussi une révolution produite dans la langue par la conversation ; et quelle conversation ; ce n’était pas celle de personnes de deux sexes qui désirent de se plaire : c’était le cailletage d’une cour toute remplie de jeunes hommes plongés dans la plus infâme corruption.

Il nous en reste un monument irrécusable dans Les Dialogues concernant le nouveau langage français italianisé et autrement déguisé, principalement entre les principaux courtisans de ce temps : de plusieurs nouveautés {dans les usages) qui ont accompagné cette nouveauté de langage : de quelques courtisanismes modernes et de quelques singularités courtisanesques. Cet ouvrage est de Henri Étienne, le second des fameux imprimeurs de ce nom, savants auxquels la France doit les premières belles éditions de nos auteurs grecs et latins, et le Thésaurus, ouvrage auquel aucun autre du même genre ne peut se comparer. Les dialogues ont été imprimés en 1579. Henri Etienne remarque que le commerce de la cour de France avec Thalie prit une grande activité pendant les trois régences de Catherine de Médicis, au commencement des règnes de François II, Charles IX et Henri III. Les Italiens affluaient à Paris, et il devint à la mode d’aller visiter Rome et l’Italie. La jeune noblesse se fit particulièrement un point d’honneur de porter ses premières armes en Piémont sous le lieutenant général du royaume, Brissac, grand et illustre capitaine, qui affectait dans son gouvernement Fa magnificence d’un souverain. Au retour, on se piquait de rapporter des locutions, des mots, et surtout l’accent italiens, en preuve et en témoignage du séjour qu’on avait fait en ce pays-là.

Or le Piedmont donna commencement

À ce vilain et poure changement (de langage).

Jeunes François qui alloient là combattre

Vouloient aux mots italiens s’esbattre ;

Puis quand quelqu’un en France retournoit

Tous ces beaux mots à ses amis disoit.

Ces mots servans comme de témoignage

Qu’il avoit fait de Piedmont le voyage.

…………………………………………………

Je crois aussi que Brissac, lieutenant

De notre roi en Piedmont gouvernant,

Quand il voyoit

… ces François au combat francoiser,

D’armes parlans, italianiser,

Il appella souvent un badinage

…………… ce nouveau langage.

               (Épître de Cettophile à la tête des Dialogues.)

Ce ne fut pas seulement dans la nomenclature que l’italianisme s’introduisit : ce fut surtout dans la prononciation48. À des articulations fortes, et à des diphtongues éclatantes, il substitua la mollesse des élisions et la monotonie des voyelles simples. Henri Étienne déplore, en nombre d’occasions, la perte de la diphtongue oi, qu’on remplace par l’é ouvert. La diphtongue oi venait probablement des Celtes, comme le gaulois, et elle n’avait pas rebuté les Francs venus de la Germanie : les autres langues de l’Europe ne l’admettaient pas.

La diphtongue oi rend sonores, ennoblit les monosyllabes. Elle donne force à la loi, à la foi, au roi, à cet autre mot qui est l’abrégé de toutes nos pensées, le mot moi ; enfin elle donne sa force à la voix.

Les vers les plus nobles, les plus doux, les plus sublimes de la langue, se terminent par des monosyllabes formés de cette diphtongue. Tel est le moi de Médée :

                           Moi,
Moi, dis-je, et c’est assez.

Telle est la réponse de Porus à Alexandre

Comment faut-il que je vous traite ?
                                          En roi.

Tels sont les vers de César au sénat :

Un bruit trop confirmé se répand sur la terre
Qu’en vain Rome aux Persans ose faire la guerre ;
Qu’un roi seul peut les vaincre et leur donner la loi.
César va l’entreprendre, et César n’est pas roi.

Tels sont ces vers de Titus parlant de Bérénice :

Depuis trois ans entiers, chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.

Au lieu de moi, dites  ; au lieu de voir, dites ver ; au lieu de roi, dites  ; et vous verrez s’évanouir l’énergie et le charme des vers cités. Remarquez au reste, comme preuve de la force ajoutée par la diphtongue oi aux mots foi, roi, foi, qu’elle exige une plus forte émission de la voix que lé, ré, fé, qu’elle oblige à desserrer les dents et les lèvres pour s’ouvrir un passage plus libre et comme pour donner aux paroles plus de solennité.

Henri Étienne avait grande raison de dire qu’on enlevait à langue ses robustes et viriles accents pour lui en donner de mignards et efféminés.

Mais les mignons de Henri III trouvaient trop pénible d’ouvrir la bouche jusqu’à pouvoir prononcer les mots de royne au lieu de reine, et de roi au lieu de . La royne succomba et l’on dît la reine ; mais le roi résista malgré la réprobation de la vocale oi, réprobation à laquelle cédèrent une multitude de substantifs, et de plus, toutes les terminaisons de l’imparfait des verbes. Elle s’arrêta devant plusieurs mots auxquels était attachée une haute considération. Le roi sauva le Valois, quoique le François, né Gaulois, fût sacrifié à Francès italien, La loi échappa aussi, parce qu’à la cour on n’en parlait pas ; la foi fut sauvée, parce qu’elle était un mot de ralliement dans ces temps de guerre intestine.

Plusieurs mots furent aussi sauvés de l’italianisme par la confusion qu’ils auraient faite avec des mots d’un sens tout opposé, et par la bizarrerie de leur identité de consonance. La poix serait devenue la paix, la poire aurait été désignée par la paire, la croix par la craie, la paroisse par la paresse, un pays boisé aurait été un pays baisé.

J’espère que cette digression sera pardonnée au besoin de prouver une des puissances de la conversation et de revendiquer pour elle un droit qui n’a été reconnu qu’aux lettres. L’histoire de l’esprit humain ne consiste pas uniquement dans celle des livres et dans celle des doctrines, comme le croient le vulgaire des faiseurs de livres et échafaudeurs de doctrines.

Il me reste à parler de la morale des précieuses.

De Pure nous a dit d’elles : Ce sont des beautés, ce sont des muses. Voyons la morale qu’elles observent comme beautés.

« On voit dans Somaise, au mot Mariage, que leurs alliances sont fort spirituelles et détachées de la matière. Au mot Morale, qu’elles ont pour maximes de s’interdire tous les dehors de l’amour vulgaire, et de rechercher J’estime par la beauté des ouvrages ou des discours ; de se donner aux plaisirs d’imagination, la réalité seule pouvant blesser la morale. Celles qu’on appelle simplement des beautés, ont pour but principal de charmer les veux. Mais comme l’approbation des veux est d’un ordre inférieur au mérite de ces belles, elles s’élèvent par la raison et par l’esprit, et tâchent de fonder en droit les passions qu’elles peuvent faire naître Il y a les beautés fières et les beautés sévères : les premières souffrent les désirs accompagnés de respect : le respect n’adoucit pas les sévères ; ni les unes ni les autres ne sont invincibles. » De Pure ajoute qu’elles font solennellement vœu de subtilité dans les pensées, et de méthode dans les désirs.

Somaise dit plus simplement, qu’il y a deux espèces de précieuses : les précieuses galantes ou du second ordre, et les véritables précieuses. Mais, par le mot Galantes, il entend parler d’un esprit tourné vers les idées et les sentiments romanesques et vers les ouvrages de galanterie, et non des habitudes désordonnées d’une vie galante. Ainsi il dit au fond la même chose que de Pure.

Mademoiselle de Montpensier s’exprime sur les mœurs des précieuses en ces termes : « Si elles sont coquettes, je n’en dirai rien, car je fais profession d’être un auteur fort véritable et point médisant ; ainsi, je ne toucherai point à ce chapitre, étant persuadée qu’il n’y a rien à en dire. Elles sont en amitié comme elles font profession d’être sur l’amour ; car elles n’en ont pour personne. Elles ont la bonté de souffrir celle des autres, et d’agréer leurs services quand elles en ont besoin. Elles sont fort railleuses et moqueuses, même des gens qui ne leur en donnent pas de sujet. »Huet, évêque d’Avranches, a publié, en 1659, les portraits écrits par Mademoiselle, portraits dont celui des précieuses fait partie. Ce recueil a été imprimé à Caen. Il n’en a été tiré que soixante exemplaires.

De Pure nous apprend (p. 260) que « plusieurs précieuses ont un homme d’esprit pauvre et malheureux, auquel elles donnent un dîner par semaine et un habit par an. Elles les font travailler tout leur soûl, sur toutes les pensées qui leur tombent dans l’esprit. D’autres en ont de riches qui ne leur coûtent rien ; et d’autres en ont de propres et galants, qui sont à deux mains, font des vers, des chansons, quelquefois des cadeaux, donnent la comédie, l’assemblée et les marionnettes. Ils corrigent les vers médiocres, et font à ces dames des réputations d’esprit. »

« Une précieuse », dit-il ailleurs, « doit avoir l’adresse de donner du prix à ses sentiments, de la réputation à ses ouvrages, d’assurer approbation à ses railleries, force à ses sévérités. »

Les auteurs soudoyés étaient les ilotes de la république ; aussi se rencontrait-il des précieuses de mauvais caractère qui, oubliant la politique du corps, se donnaient habituellement le plaisir de mettre les auteurs et les beaux-esprits de ce genre à la gêne, et de mortifier leur vanité ; et elles se vantaient de cette habitude : mais leur sévérité, dit de Pure, était combattue par d’autres précieuses.

Mademoiselle de Montpensier en a remarqué parmi elles qui font les dévotes par politique, et cette remarque rappelle qu’en 1667, la reine-mère, vieillie et mécontente du cardinal Mazarin qui désormais comptait moins sur elle pour sa fortune que sur ses nièces, et surtout sur l’inclination du jeune roi pour Hortense Mancini, était devenue dévote : de ce moment, il y eut des dévotes à la cour.

« Dans le monde, dit Mademoiselle, et les affectent de paraître fort retirées, quoiqu’elles cherchent fort le monde, ne bougeant de toutes les maisons de qualité où il va le plus d’honnêtes gens ; et cela même ne leur suivit pas, puisqu’elles vont dans celles où la marchandise est la plus mêlée et qui reçoivent toute sorte de gens sans distinction. Elles voient les plus coquettes et les plus évaporées femmes de Paris. Pour la cour, elles y vont rarement, parce qu’elles n’y sont pas bien venues. Mais cela ne regarde que quelques-unes des précieuses, car il y en a qui ne se mettent pas tant à tous les jours. »

Mademoiselle de Montpensier les représente dans la société des gens du monde, comme « fort sottes et fort niaises quand elles y sont seules de leur genre, comme fort insolentes quand elles y sont plusieurs. Isolées, elles disent des niaiseries, dont elles rient aux éclats quand on les leur fait remarquer… — Ah ! madame, c’est qu’on ne songe pas à ce qu’on dit ! — Jésus ! est-il possible ! — Sont-elles deux ensemble ou un plus grand nombre, elles rient au nez des gens, trouvent à redire à tout ce qu’on dit.… Ce sont les plus insupportables personnes du monde. »

Mademoiselle de Montpensier fait une description assez grotesque de leur figure, et surtout de leurs minauderies. « Elles penchent, dit-elle, la tête sur l’épaule, font des mines des yeux et de la bouche, ont une mine méprisante et une certaine affectation en tous leurs procèdes, qui est extrêmement déplaisante. »La princesse ajoute : « Il y en a peu qui dansent, parce qu’elles dansent mal. Mais plusieurs jouent pour être en quelque chose à la mode. »

Nous n’avons rien à dire les années 1656 et, suivantes, jusqu’à l’année 1659, où Molière donna à

Paris la première représentation des Précieuses ridicules. Toutefois, dans l’intervalle de 1652 à 1657, les mœurs de la cour éprouvaient un changement notable. Ce fut dans cette période que la reine, âgée de 50 ans, dépouillée du pouvoir de la régence, brouillée avec le cardinal depuis l’inclination du roi pour Marie de Mancini, subit la destinée ordinaire des femmes galantes, et devint dévoie et jalouse. Ce sont les mémoires de Mademoiselle qui nous apprennent ce chargement49.

Au mois de novembre 1659, la paix fut conclue aux Pyrénées, et au mois de juin 1660, le roi épousa l’infante d’Espagne.

L’arrivée de la jeune reine en 1660, la réforme de la reine-mère, obligèrent la cour à plus de décence et de réserve ; mais le fond des mœurs était le même.

Venons à la comédie de Molière.

Il importe beaucoup aux historiens qui, comme M. Taschereau, veulent que la comédie des Précieuses ait été faite contre l’hôtel de Rambouillet, qu’elle n’ait pas débuté en province cinq ans avant de paraître à Paris. Quoique la pièce entière résiste à l’application qu’on en veut faire, nous ajouterons à nos précédentes observations que la pièce semble donner elle-même la date du temps et du lieu de la première représentation. C’est dans la scène d’exposition de son sujet. Un de ses interlocuteurs dit à l’autre, en parlant des héroïnes qui vont y figurer : « A-t-on jamais vu, dites-moi, deux peckes50 provinciales plus ridicules que celles-là ? L’air précieux », dit-il plus loin, « n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces ; et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. »

Si ces paroles ne prouvent pas positivement que la pièce ait été faite en province, elles ne détruisent pas non plus les témoignages qui prouvent qu’elle l’a été. Mais il nous suffît qu’elles annoncent la pièce comme dirigée contre le ridicule des provinciales qui se donnent des airs de la capitale. La maison de Rambouillet ne pouvait être atteinte de ce ridicule-là. Toutefois, ne nous arrêtons pas à une phrase de l’exposition : quelles sont les provinciales que la pièce met sur la scène ? Ce sont des bourgeoises du dernier ordre, qui veulent éprendre le ton des femmes de qualité. Il n’y a encore rien ici qui soit applicable aux dames de Rambouillet. Ces bourgeoises sont de plus des pécores (peckes) sans éducation, sans esprit, de manières ignobles, qui prétendent à l’élégance du ton, des manières et du langage. Ceci nous éloigne toujours plus de l’application supposée, et ces pécores, ces bourgeoises, ces provinciales sont tellement privées d’usage, de tact, de discernement, qu’elles prennent de plats et de grossiers laquais pour des seigneurs du meilleur ton, de l’esprit le plus distingué. Certes, il ne viendra dans l’esprit de personne que cela regarde la maison de Rambouillet

Molière, dans la préface de la pièce, exprime positivement une intention opposée aux applications de nos biographes modernes : « Les vicieuses imitations de ce qu’il y a de plus parfait, ont été de tout temps, dit-il, la matière de la comédie ; les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes. Les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal. »

Suivant les biographes et commentateurs, ces paroles sont une précaution contre les clameurs de l’hôtel de Rambouillet51. Mais comme c’est une vérité de l’art littéraire ou poétique observée par Voltaire, que ce qui fait rire au théâtre, ce sont les méprises des personnages, et que c’est une autre vérité recueillie par l’observation, que la méprise la plus risible et la plus ridicule consiste essentiellement dans la prétention manquée, il faut avoir plus d’esprit qu’il ne m’en appartient, pour reconnaître que Molière, ce grand maître de l’art dramatique, cet observateur profond, n’a exprimé ou sous-entendu ces vérités dans la préface des Précieuses que pour masquer un gros et plat mensonge sur ses intentions relativement à l’hôtel de Rambouillet.

Il y avait peut-être lieu pour Molière à prendre quelques précautions d’après les avanies faites à l’abbé de Pure, cinq ans auparavant. Mais ces précautions ne pouvaient regarder que les précieuses subalternes, qui avaient pu se croire atteintes par l’auteur, et c’est ce que Molière a eu l’attention de faire en séparant les intérêts des véritables précieuses, des précieuses ridicules, c’est-à-dire les honnêtes femmes beaux-esprits, des hypocrites pleines d’affectation. C’est de leur propre autorité que nos biographes appliquent à madame de Rambouillet une précaution qui regardait des précieuses d’une autre classe.

Je comprendrais nos commentateurs et nos biographes, si, au lieu d’affirmer que Molière en voulait précisément à l’hôtel de Rambouillet, ils s’étaient bornés à dire : « Il en voulait indistinctement à toutes les personnes, à toutes les coteries où l’on faisait profession de mœurs plus réservées, plus chastes que les mœurs générales, où l’on parlait un langage analogue, où l’on s’abstenait de locutions grossières, où l’on en recherchait d’alambiquées. Il n’avait pas plus en vue la maison de Rambouillet que d’autres, mais il ne l’avait pas moins ; il ne l’attaquait pas nommément, mais il ne l’exceptait pas de ses attaques. Elle n’avait pas fixé son attention, il ne la connaissait pas, elle ne faisait plus autorité ni bruit dans le monde, quand Molière est venu à Paris ; mais il avait entendu parler d’elle, comme de l’origine de ces mœurs et de ce langage qui faisaient exception dans les mœurs et le langage de la capitale. Il pouvait savoir par le prince et la princesse de Conti, dont il avait été le poète et le directeur des spectacles, que la cour avait été importunée du bruit elle nouvelle école si opposée à ses traditions et à ses habitudes. Il eut donc l’intention de laisser venir sous ses pinceaux toutes ses réminiscences et de les exprimer ; sauf à écarter les plaintes et les vengeances par des phrases de précaution, par des protestations dont personne ne serait dupe que ceux qui les auraient rendues nécessaires. » Tout cela aurait pu passer à la faveur du vague nés conjectures et surtout étant dit sur le ton modeste du doute. Molière, intéressé comme poète et comme comédien à plaire aux gens de cour et aux gens du monde, avait pu se laisser aller à leur aversion pour les mœurs opposées aux leurs : cette facilité était l’esprit de son état. Il avait pu être lui-même subjugué par l’exemple de ses approbateurs, et atteint de leur corruption : c’était la destinée commune. Il avait pu se persuader que les mœurs de la cour, les mœurs générales, ne pouvaient pas avoir tort, et que la dissolution, grand péché contre la religion, n’était qu’un tort d’opinion à l’égard de la société : cette opinion irréfléchie était pardonnable à un jeune homme qui n’était pas et ne pouvait encore être un grand moraliste. Il avait pu croire aussi l’autorité de l’exemple si puissante que personne n’y ait échappé, et qu’ainsi toute apparence contraire était hypocrisie, et que le poète comique qui démasquerait cette hypocrisie, servirait les mœurs et la justice. Enfin, ayant déjà mis sur le théâtre plusieurs ouvrages où le langage et les actions étaient aussi libres que dans la société dont le théâtre est l’image, il avait pu se croire personnellement intéressé à faire tomber des usages nouveaux qui étaient sa condamnation, et pouvaient ruiner son théâtre et la considération acquise par son talent. Il pouvait se croire très autorisé à défendue, comme licite et comme convenable, ce qui, dans ses pièces, était conforme à l’usage et aux mœurs de la société du temps, et encore trouver licite de jeter le ridicule indistinctement sur tout ce qui avait concouru à amener la révolution qui le menaçait, et de lancer ses traits au hasard sur le parti, sans s’embarrasser sur qui ils tomberaient.

Mais ce n’est pas là ce que disent nos éditeurs ; ils prétendent que Molière a précisément et principalement eu en vue l’hôtel de Rambouillet, et ils se prévalent de son autorité pour mettre en crédit leurs fastidieuses répétitions contre les personnes à qui cette maison doit sa célébrité.

Remarquez d’abord qu’en 1609, quand parurent Les Précieuses de Molière, la marquise valétudinaire avait près de quatre-vingts ans. Est-ce dans une femme de cet âge qu’on peut voir le principe et l’autorité d’une mode régnante, et qu’on peut se croire obligé, qu’on peut même avoir le courage d’attaquer un ridicule dominant dans le public ? Et n’y aurait-il pas eu autant d’inhumanité que d’insolence, et surtout de sottise, à diriger en plein théâtre des traits de satire contre une octogénaire qui, ne disposant plus de la puissance de la vogue et de la mode, n’avait point à répondre de leurs écarts ?

Mais ce qui n’admet point de réplique, c’est ce fait, attesté par Ménage, que madame de Rambouillet voulut réchauffer et réjouir sa souffrante vieillesse du spectacle des Précieuses, à leur première représentation, bien assurée sans doute de rire un moment à leurs dépens, et qu’il ne viendrait dans l’idée de personne de rire aux siens ; et en effet, elle et ses vieux amis y applaudirent de tout leur cœur52. Il faut se persuader que la satire du poète répondait au goût et aux opinions de madame de Rambouillet, loin d’effleurer sa personne ; à moins qu’on n’aime mieux croire nos biographes doués de plus de discernement et de tact qu’elle n’en avait sur ce qui la concernait elle-même.

Pour achever d’éclaircir la vérité sur la maison de Rambouillet, et écarter d’elle toute application de la comédie de Molière, il faut revenir à mademoiselle de Scudéry, et montrer que c’est à elle et à ses cercles qu’en voulait Molière, s’il en voulait à quelqu’un.

Entre 1645 et 1650, après le mariage de Julie d’Angennes, sa contemporaine, mademoiselle de Scudéry se mit à tenir ruelle. Avant cette époque elle avait fait des romans, mais elle sciait bien gardée de les publier sous son nom. En 1641, elle fait paraître, sous le nom de Georges de Scudéry, son frère, Ibrahim ou L’Illustre Passa. En 1650 encore, elle publia, toujours sous le nom de son frère, Artamène ou Le Grand Cyrus, en 10 vol. Mais quand sa ruelle fut bien accréditée, elle publia sous son nom le roman de Clélie, en 1656, 1658, 1660. Vint ensuite Almahide ou L’Esclave reine, en 1660 ; et ensuite… une infinité d’autres ouvrages du même genre.

Ce fut une grande gloire pour les précieuses du second ordre que la suprématie romancière dont fut alors investie mademoiselle de Scudéry. Sa ruelle devint pour le parti le centre de ralliement, l’école normale, le château fort des précieuses de mauvais goût. Que disait-on, que faisait-on dans ce fameux cercle ? On mêlait un travail manuel aux conversations ; on composait des habits sur des mannequins pour servir de règle à la parure, pour créer une mode53. On y conversait d’une manière si alambiquée, que sur quelque sujet que ce fût, on finissait toujours par ne pas s’entendre. On faisait assaut d’impromptus et de madrigaux ; on a des recueils pleins de ces fadaises. On en chercherait vainement de pareils provenant de l’hôtel de Rambouillet.

Cependant beaucoup d’honnêtes gens suivaient les cercles de mademoiselle de Scudéry : entre autres, le bon duc de Saint-Aignan, que madame de Sévigné appelait le paladin par éminence, le vengeur des torts, l’honneur de la chevalerie, M. et madame Duplessis-Guénégaud, Sarrazin, Godeau, qui chez mademoiselle de Scudéry était le mage de Sidon, et à l’hôtel de Rambouillet n’était que le nain de Julie, tant les proportions étaient différentes entre lui et chacune de ces deux femmes. Madame de Sévigné allait aussi voir mademoiselle de Scudéry ; mais elle se moquait tout doucement de ses romans éternels , quand elle écrivait à madame de Grignan54, comme elle se moquait de ceux de La Calprenède55.

Au fond, mademoiselle de Scudéry avait de l’esprit, de l’imagination, une âme délicate et noble. Tout cela était gâté par son mauvais goût ; mais elle n’aurait pas été reçue trente années à l’hôtel de Rambouillet, si le mauvais goût n’avait laissé habituellement percer en elle un bon naturel. Le quatrain qu’elle fit au château de Vincennes en voyant des œillets que le prince de Condé y avait cultivés durant sa prison, a été souvent cité56. Sa lettre à l’évêque de Vence sur la détention du prince est intéressante et noble. Mademoiselle de Scudéry était bonne, indulgente, généreuse, dévouée à ses bienfaiteurs et il ses amis : témoin son zèle pour le surintendant Fouquet, et son attachement pour Pélisson pendant leur disgrâce. « C’était, à tout prendre, comme l’a dit Boileau, une fille qui avait beaucoup de mérite, et passait pour avoir encore plus d’honneur et de probité que d’esprit. » Un certain mérite est toujours nécessaire à qui veut être à la tête d’un parti ; et, après tout, le ridicule de la préciosité n’était pas ignoble.

Dans un siècle frivole, de bel esprit, de mauvaises mœurs, sous un gouvernement absolu, la satire, la comédie satirique, devaient être en grand honneur ; les bonnes qualités ne rachetaient pas le ridicule ; après le besoin de parler était venu le besoin de rire. On pouvait aussi se croire eu droit de s’amuser aux dépens de quelqu’un, dans un temps où le mérite des individus n’était pas la propriété de tous comme il l’est de nos jours, et où il est, d’un moment à l’autre, employé à l’utilité générale. L’estime de Boileau pour mademoiselle de Scudéry ne l’avait pas empêché de parodier ses écrits dans ses héros de roman. Le cas qu’il faisait de Chapelain ne l’avait pas empêché de le sacrifier à la risée générale :

Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité,

Qu’on prise sa candeur et sa civilité.

Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère ;

On le veut : j’y souscris et suis prêt à me taire.

Mais que pour un modèle on montre ses écrits,

Qu’il soit le mieux renté de tous nos beaux esprits,

Comme roi des auteurs qu’on l’élève à l’empire,

Ma bile alors s’échauffe et je brûle d’écrire.

De même Molière était sans pitié pour mademoiselle de Scudéry et ses semblables.

C’est certainement bien elle qu’il a voulu désigner par le nom propre de Madelon, et par le nom usurpé de Polixène ; mademoiselle de Scudéry se nommait Madeleine, et son nom du Parnasse était Sapho.

C’est certainement bien elle qu’il désigne dans la quatrième scène des Précieuses, lorsqu’il met dans la bouche de Madelon des plaintes contre l’incongruité de demander tout crûment une personne en mariage ; lorsqu’il lui fait dire que le mariage ne doit jamais arriver qu’après les autres aventures, et après que l’amant a parcouru la carte du tendre, suivant l’exemple de Cyrus et de Mandane, d’Aronce et de Clélie, héros des deux premiers romans que mademoiselle de Scudéry publia sous son nom après la dispersion de l’hôtel de Rambouillet.

S’il résulte de ce qui précède, que Molière, non seulement n’en voulait pas à l’hôtel de Rambouillet, mais en voulait à mademoiselle de Scudéry, les arguments des commentateurs de Molière contre la société de Rambouillet s’évanouissent, et l’abus qu’on a voulu faire de l’autorité de ce grand homme contre cette société célébré, blesse le bon sens ainsi que la justice.

Quoique le secret d’ennuyer soit celui de tout dire , et que j’aie déjà dit beaucoup plus qu’il n’était nécessaire pour détourner de l’hôtel Rambouillet l’application des Précieuses ridicules, je ne puis m’empêcher de revenir sur l’opinion des écrivains qui donnent pour une adroite précaution contre les plaintes des personnes de cette société la préface où Molière déclare que sa pièce regarde uniquement les mauvais singes , les ridicules copies des illustres précieuses. Je demande ici, dans l’intérêt de Molière, de quel droit ses commentateurs, lui imputent un plat et bas mensonge, de quel droit ils lui donnent un démenti sur l’intention qu’il déclare avoir eue en composant sa comédie. La licence qu’ils ont prise de lui imputer un outrage gratuit envers une société qu’il respectait, les autorise-t-elle à lui imputer un désaveu honteux d’une faute qu’il n’a pas commise ? Si l’injure avait eu quelque réalité, le mensonge de la préface au lieu d’être une consolation, aurait été, comme dit La Fontaine, surcroît d’affliction pour la maison de Rambouillet ; et enfin si l’accusation d’une offense gratuite est une calomnie contre Molière, cette calomnie ne peut être justifiée par celle d’une rétractation déguisée.

Dans le système auquel je résiste il n’y a pas moins de ridicule que d’odieux. Les inventeurs de ce système ont eu deux prétentions fort bizarres : la première, de donner de l’esprit à Molière dans sa préface, et la seconde, de lui ôter tout celui qu’il a mis dans sa pièce. N’est-ce pas une présomption souverainement ridicule de prêter à Molière l’artifice d’une préface mensongère pour sauver l’offense d’une pièce qu’il a faite inoffensive ? et n’est-ce pas une étrange témérité de supposer offensive pour la maison de Rambouillet une pièce qui, dirigée contre les peckes, est pleine de sel, de verve et de comique, et qui serait un contresens fort plat d’un bout à l’autre si elle avait la direction qu’on lui suppose ? N’est-ce pas faire payer cher au poète l’esprit qu’on veut bien lui prêter, que de le dépouiller de celui qu’il a ? N’y aurait-il pas eu effet de l’absurdité à choisir deux provinciales, pour attirer la risée sur deux femmes de la cour ; deux bourgeoises pour représenter le ridicule de femmes de haute naissance ; deux vieilles folles de petite condition, dont la vanité est de se faire une cour d’hommes de qualité, pour ridiculiser des femmes du premier rang, dont les hommes de la plus haute condition sont la société nécessaire, habituelle, sont les amis la famille ? Ne serait-il pas absurde de mettre sur la scène deux vieilles filles qui s’émancipent, et qui sont rappelées aux soins d’un petit ménage et aux habitudes d’économie la plus minutieuse par un père né et vivant dans la médiocrité, et fort éloigné de vouloir se méconnaître et être méconnu de ses enfants, pour faire une leçon d’économie à des femmes dont les pères et les maris sont comblés de richesses héréditaires ? En un mot, y aurait-il eu du bon sens à prendre deux pécores, bourgeoises, provinciales, presque canailles, qui ont si peu d’usage du monde qu’elles traitent, en hommes de distinction, des laquais travestis, mais affublés de manières propres à leur condition, pour donner une leçon de discernement à les femmes contre lesquelles le grief de Molière aurait été d’avoir un esprit trop raffiné et une délicatesse trop pointilleuse ?

Quelle précaution pouvait plus sûrement empêcher l’application de la pièce à la maison de Rambouillet, que la pièce elle-même, et avoir un autre effet que celui de la blesser ?