(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XVIII » pp. 198-205
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XVIII » pp. 198-205

Chapitre XVIII

Suite de l’année 1663 (continuation de la septième période). — Molière met au théâtre L’École des femmes. — Observations sur cette pièce.

 

En 1663, Molière mit au théâtre L’École des femmes. Il n’entre pas dans mon sujet d’examiner si le fond de cette comédie est moral. Quelques-uns le croient, parce qu’elle apprend aux vieillards qu’aucune ruse, aucun artifice, aucune contrainte ne servent à la vieillesse pour faire illusion sur les disproportions d’âge, même à la villageoise la plus simple. D’autres, tels que Fénelon et Rousseau, estiment que la pièce blesse la monde, en ce qu’elle semble autoriser toutes les ruses d’une jeune femme pour se soustraire aux honnêtes désirs d’un vieillard. Je me bornerai à remarquer dans cet ouvrage quelques sorties contre les précieuses, des mots grossiers qui reproduisent vingt fois une idée grossière, une scène licencieuse depuis longtemps interdite au théâtre,

Arnolphe (c’est le vieillard), après un entretien avec Agnès dont la simplicité l’enchante, adresse cette apostrophe aux précieuses :

Héroïnes du temps, mesdames les savantes,
Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments,
Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,
Vos lettres, billets doux, toute votre science,
De valoir cette honnête et pudique ignorance.

Cela est sans contredit juste et parfaitement écrit ; mais à la suite, quand Agnès déclare à son tuteur qu’un jeune homme, malgré tous les obstacles, a trouvé le moyen de s’introduire près d’elle et de lui plaire, le tuteur se plaint d’avoir perdu tous les soins qu’il a pris pour lui plaire lui-même ; Agnès lui répond :

Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous,
Car à se faire aimer il n’a pas eu de peine.

Alors il se dit à part :

Voyez comme raisonne et répond la vilaine !
Peste ! une précieuse en dirait-elle plus ?

Ceci est une injure contre les précieuses dans l’intention du personnage ; mais elle porte à faux, parce que ce n’est pas le défaut d’une précieuse d’être ingénue.

Ce qui décrédite dans cet ouvrage les paroles dirigées contre les précieuses, ce sont des in décences pires que les plus ridicules affectations.

La question est de savoir si un vieillard pourra réussir à s’assurer la tendresse et la fidélité d’une jeune tille qu’il épousera ; Molière réduit le problème à cette simple expression : sera-t-il cocu ou non ? portera-t-il des cornes, sauvera-t-il son liront de la maligne influence ? Arnolphe a, pour se rassurer, l’innocence d’Agnès qui demanda un jour,

Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfants qu’on fait se faisaient par l’oreille.

Dans les scènes viiie et ixe du quatrième acte, les mois de cocu et de cocuage sont six fois répétés. Mais ce qui paraît aujourd’hui le plus étonnant dans la pièce, c’est la scène vi du 2e acte, où Arnolphe, informé des visites que le jeune amant a faites à Agnès pendant son absence, veut savoir les particularités de leurs entretiens. Après quelques questions générales, il en vient aux détails.

Arnolphe.

Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses ?

Agnès.

— Oh tant ! il me prenait et les mains et les bras,
Et de me les baiser il n’était jamais las.
— Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quel qu’autre chose ?
— Il m’a… — Quoi ? — Pris… — Eh ! — Le… — Plaît-il ? — Je n’ose. Et vous vous fâcherez tout de bon contre moi,
— Non. — Si fait. — Mon Dieu, non. — Jurez donc votre foi.
— Ma foi, soit. — Il m’a pris… vous serez en colère ! — Qu’est-ce qu’il vous a pris ? — Il… — Je souffre en damné.
— Il m’a pris le ruban que vous m’avez donné.

On conçoit difficilement aujourd’hui que l’interrogatoire qu’on vient de lire ait passé à la représentation. Elle fut reçue avec de grands applaudissements par une partie des spectateurs, et excita de la rumeur dans l’autre. Dans le monde, on en par la diversement suivant les habitudes de chaque société.

Dans ce conflit peu étonnant de diverses opinions, Boileau se déclare aussitôt le défenseur de la pièce, par des stances adressées à Molière : il la loue sans restriction, et en déprime tous les censeurs sans exception. Ce service d’ami se conçoit. Ce qui le rend plus compréhensible, c’est que la cour donna hautement son approbation à la pièce : la cour, dis-je, toute la cour. Madame en accepta la dédicace. Le roi la fit jouer dans un divertissement qu’il donna à la reine et à sa mère devenue dévote depuis que Mazarin s’était refroidi pour elle.

On lit dans la Muse historique de Loret ces vers :

Le roi festoya l’autre jour
La plus fine fleur de sa cour,
Savoir sa mère et son espouse.
Pour divertir seigneurs et dames,
On joua L’École des femmes,
Qui fit rire leurs majestés
Jusqu’à s’en tenir les côtés.

Ce n’est pas tout. Molière, soutenu de ces autorités, donna bientôt La Critique de l’École des femmes, c’est-à-dire mit en scène et livra au ridicule les censures qui avaient été faites de sa pièce, dont il aggrava les indécences, se targuant de l’approbation de la cour. La reine-mère, malgré sa dévotion, à la vérité de fraîche date, mais qui ne devait en être que plus sévère, permit que cette nouvelle comédie lui fût dédiée.

La ligue du roi, de la cour, de Molière et de ses amis, était donc manifeste non seulement contre les exagérations et la pédanterie des précieuses, mais aussi contre la bienséance de tous les temps et de tous les pays.

Racine, celui des quatre amis dont le caractère avait le plus d’élévation, celui à qui les autres étaient le moins nécessaires, celui dont la marche était la plus sûre à la cour, n’aidait de son talent, ni même n’accréditait par une approbation éclatante, ni la satire directe, ni la comédie satirique ; mais s’il n’était pas celui qui se fît le plus craindre de l’ennemi, c’était celui qui flattait le plus noblement le maître, celui dont l’éloge avait le plus de poids, et qui donnait à l’agrégation des quatre amis le plus de sûreté et de stabilité, parce qu’il était celui qui affectionnait le plus les autres et avait au plus haut degré leur confiance.

La Critique de l’École des femmes, qui avait été plus justement intitulée Apologie de l’École des femmes contre la critique, porte sur une étrange doctrine.

« Je ne vois, dit l’auteur de la pièce, rien de si ridicule que cette délicatesse d’honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, et s’offense de l’ombre des choses. Croyez-moi : celles qui font tant de façons n’en sont pas estimées plus femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse et leurs grimaces affectées irritent la censure de tout le monde contre les actions de leur vie. On est ravi de découvrir ce qu’il y peut avoir à redire ; et, pour tomber dans l’exemple, il y avait l’autre jours des femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions, qui, par les mines qu’elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de tête, et leurs cachements de visage, firent dire de tous côtés cent sottises de leur conduite, que l’on n’aurait pas dites sans cela ; et quelqu’un même des laquais cria tout haut, qu’elles étaient plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps 59. »

L’autorité que je reconnais à Molière ne m’empêchera pas de dire qu’il y a peu de bonne foi à reprocher aux critiques d’avoir donné un sens criminel aux plus innocentes paroles et de s’offenser de l’ombre des choses. Ce n’est pas criminelles qu’on a estimé ces paroles, c’est indécentes. Pour n’être pas criminelles, elles ne sont pas irréprochables. Les choses criminelles sont punissables, les indécences sont blâmables. Dans le temps de L’École des femmes, la bonne compagnie n’avait d’autre tort que celui d’exercer son droit de blâmer. Une preuve qu’elle l’exerça justement, c’est que, pendant plus d’un siècle, la pièce fut éliminée du théâtre : et certainement ce ne fut pas faute d’esprit, de gaîté, de talent, car la scène de l’interrogatoire est, indécence à part, une des plus comiques du théâtre de Molière.

Que plusieurs des femmes scandalisées eussent les oreilles plus chastes que leur corps, cela ne justifierait pas la scène dont il s’agit. D’abord toutes les femmes qui assistent à un spectacle, ne sont pas du même genre et de la même conduite. Il se trouve des femmes honnêtes parmi celles qui ne le sont pas ; il y a des filles innocentes à côté de mères fort déréglées. On doit s’interdire, par respect pour les premières, ce qu’on pourrait se permettre par mépris pour les secondes. Le droit de refuser le respect à ce qui est méprisable ne donne pas celui de traiter avec mépris ce qui est digne de respect.

D’ailleurs, la galanterie n’autorise pas la licence du langage ; l’irrégularité des mœurs n’autorise pas leur impudence. Dire que la chasteté du langage ne doit pas aller au-delà de celle des mœurs, quelque corrompues qu’elles soient, c’est prétendre que la société de mœurs honnêtes est condamnée à entendre et à parler un langage qui respire le mépris de l’honnêteté et de la morale ; c’est avancer que le langage peut mettre à découvert des mœurs que la morale oblige à cacher ; c’est aussi établir en principe que des esprits délicats et polis n’ont pas le droit d’exclure de leur langage des expressions grossières et brutales, et j’observe ici que si la décence est une loi de la morale, c’est aussi une loi du goût. Bien que les bonnes mœurs soient la plus sûre garantie du bon goût, cependant le bon goût a ses lois à part ; elles procèdent d’un instinct qui se développe dans la société avec la politesse des esprits, avec la délicatesse des âmes, avec l’élégance des manières, et s’exalte dans les douceurs des communications habituelles des esprits. Cet instinct c’est la pudeur. Le cynisme prive de tous les charmes qu’elle répand dans la vie sociale à tous les degrés des liaisons et des intimités qu’elle procure, Le goût veut donc, comme la morale, que moins les mœurs sont pures, et plus on les déguise sous un langage exempt de leur souillure.

« Agnès, si l’on en croit Molière, ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête, et si vous voulez entendre dessous quelque chose, c’est vous, dit-il, qui faites l’ordure et non pas elle, puisqu’elle parle seulement d’un ruban qu’on lui a pris. » Il y a peu de bonne foi dans cette réponse. D’un autre que Molière, on dirait qu’il y a de l’impudence. Si la scène ne roulait pas sur une équivoque et sur une équivoque fort claire, elle serait la plus plate du monde, au lieu d’être une des plus comiques.

Disons-le franchement : une telle excuse n’était bonne que pour un public devant lequel Molière, approuvé par la cour et autorisé par la licence générale des mœurs, n’avait pas besoin d’excuse. Molière devenu nécessaire au roi pour mes fêtes de Versailles et du Louvre, poète de tous les divertissements de la cour, était absous d’avance de toutes les libertés qu’il prenait avec le public. Le 1er juin 1663, jour où La Critique de l’École des femmes fut jouée à Paris, n’était pas loin du 14 octobre, jour de la grande fête projetée pour Versailles, et où devait être joué L’Impromptu de Versailles, pièce où les marquis sont l’objet du plus sanglant outrage et du plus direct qu’on puisse imaginer. Tout était permis à Molière. Ce n’est point assez dire, tout ce qu’il faisait était récompensé ; ce qui trois mois après L’Impromptu de Versailles, que le roi et Madame durent sur les fonts de baptême le fils qui lui était né quelque temps auparavant.