(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXIV » pp. 251-258
/ 130
(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXIV » pp. 251-258

Chapitre XXIV

Suite de 1660 à 1670 (continuation de la septième période). — Influence de la société polie sur les mœurs générales et sur le langage. — Mots qu’elle élimine de la langue.

Nous venons de passer en revue une nombreuse société qui n’est pas moins en opposition avec celle de la cour qu’avec les précieuses ridicules de la ville. Quels furent ses mœurs, son esprit, son langage dans la période de 1660 à 1670 ? quel empire exercèrent sur elle les mœurs de la cour, l’esprit et le langage des hommes de lettres alliés de la cour ; ou quel empire exercèrent-elles sur ces mœurs, cet esprit et ce langage ? quels furent les avantages remportés, quels furent les sacrifices consentis de part et d’autre ? quel fut, en un mot, le résultat du conflit dont ce temps fut témoin ?

Les réponses sont renfermées dans ce qui précède.

Toutes les femmes que nous avons citées étaient honnêtes, spirituelles, aimables, de bon goût, exemptes de pruderie et d’affectation. Madame de Sévigné en était le modèle. Toutes n’étaient pas comme elle sans faiblesse ; mais celles à qui on pouvait en reprocher étaient au-dessus de la galanterie, par une de ces passions que leur durée, leur sincérité, leur empire sur la réflexion et la volonté, font pardonner. Elles n’en étaient pas moins l’opposé des comtesse de Soissons, des princesse Colonna, des duchesse de Mazarin, des comtesse d’Olonne, des maréchale de la Ferté, et autres héroïnes célébrées par Bussy-Rabutin dans ses Amours des Gaules.

Que pouvait sur des femmes d’élite l’exemple des femmes perdues ? Entre les premières et celles-ci, était tout l’intervalle qui sépare l’aversion et le dégoût, du penchant à imiter et à ressembler.

Que pouvaient sur elles ces tableaux satiriques qui représentaient des habitudes misérables auxquelles elles étaient absolument étrangères, l’affectation dont elles étaient exemptes, et que leur excellent ton rendait si clinquante par le contraste ?

Elles laissèrent user le cynisme de ces tableaux, cynisme que ne sauvaient pas la gaîté et la verve du poète comique. Par cela seul qu’elles en détournaient leur attention, elles en éloignaient les esprits bien faits, comme aujourd’hui le dégoût du public pour les abominables farces, qu’on appelle le théâtre moderne, en amène sensiblement la chute et l’oubli.

Que pouvait sur elles le prestige de la cour ? Pour elles, la cour était sans prestige. La plupart d’entre elles en faisaient partie ; elles ne la voyaient pas avec les misérables préventions d’une bourgeoisie toujours émerveillée de ce qui vient de ce côté.

Et tandis que les mauvaises mœurs et le langage grossier constataient leur impuissance contre la société polie, celle-ci prenait sur elles un invincible ascendant ; elle le prenait sans discussion, sans dispute, uniquement par la force de son exemple, par la séduction propre à son langage spirituel, élégant et gracieux ; peut-être aussi par un effet naturel du progrès des lumières, et de l’affinage des esprits dans l’exercice continu de la conversation, dont la société de Rambouillet avait eu le mérite de fournir le premier modèle. Elle partagea avec Molière l’honneur de faire tomber les affectations et tous les ridicules de la préciosité ; triomphe qui ne fut ni long ni difficile à obtenir ; car les précieuses avaient commencé en 1651, et, Boileau disait déjà, en 1677, en parlant d’une précieuse :reste de ces esprits jadis si renommés, que Molière a diffamés.Mais elle eut sur Molière l’avantage de réformer les mœurs et la grossièreté du langage. Elle corrigea non seulement la capitale et Molière lui-même, mais aussi la cour et le monarque que Sa jeunesse n’avait pas enlevé pour toujours aux lois de la bienséance et de la morale.

Une circonstance déjà remarquée favorisa cette influence : à la tête du parti des mœurs était madame de Montausier, appelée à la cour de Louis XIV comme la représentante de la société des honnêtes femmes, avec laquelle le jeune monarque avait voulu se mettre en bonne intelligence, dont il voulait être l’allié, en attendant qu’il se sentit la force d’en devenir l’ami.

Et qui pourrait affirmer que l’espèce de trahison du roi envers cette même madame de Montausier, lorsqu’il trompa la reine et elle sur ses relations avec madame de Montespan, l’incurable maladie qui accabla madame de Montausier lorsqu’elle fut détrompée, et enfin sa mort, qui arriva pendant que l’Amphitryon de Molière amusait la cour et le public par le spectacle d’un mari malheureux ; qui oserait assurer, malgré les apparences, que ces faits n’eurent aucune influence sur l’esprit du roi ?

Je suis dans la persuasion que la bonne compagnie aurait suffi pour purger la société des affectations ridicules, et que sans elle la France aurait conservé longtemps encore une grossièreté de langage que Molière protégeait comme naïveté et franchise.

Madame de La Fayette et madame de Sévigné se moquaient ensemble des conversations alambiquées où elles se rencontraient par hasard. Madame de La Fayette racontait plaisamment à madame de Sévigné qu’on discourut tout une après-dînée chez Gourville, sur les personnes qui ont le goût au-dessus ou au-dessous de leur esprit. Nous nous jetâmes, dit-elle, dans des subtilités ou nous n’entendions plus rien  ; et madame de Sévigné se rit avec madame de Grignan de cette échappée.

Les amphigouris, les métaphores recherchées, les locutions alambiquées, leur étaient antipathiques, par cela seul qu’elles étaient femmes de la cour. À la cour on n’a ni le droit ni le moyen de se faire écouter, de se faire étudier, de se faire admirer. L’attention, l’étude, l’admiration sont réservées pour une seule personne. Dans le grand monde, tant de gens ont le désir de parler, tant de paroles attendent avec impatience le moment et l’occasion de se placer entre tant de paroles, qu’on fait taire ceux qui parlent longuement ou obscurément, en ne les écoutant pas.

Quant à la grossièreté de certaines expressions prétendues naïves, qui n’auraient point trop révolté l’incontinence de la cour, on peut dire qu’elles y étaient ignorée. Ce qui distingue le langage des femmes du grand monde et de la cour, du langage commun, c’est moins l’usage de certains tours, de certaines formes et de certaines expressions réputées nobles et élégantes, que l’ignorance parfaite des paroles et des locutions grossières, qui ont pris naissance dans le peuple. Pour savoir celles-ci à la cour, il aurait fallu les apprendre, et à la cour on apprend le moins qu’on peut.

Quoi qu’il en soit, la vanité de la haute bourgeoisie qui veut toujours ressembler à la cour, finit par imiter à la longue sa réserve dans l’usage de la parole, son ignorance des locutions liasses, ainsi que ses actions et ses manières.

Mon opinion sur le pouvoir des sociétés choisies n’est pas fondée uniquement sur cette observation générale : elle l’est sur des faits positifs. Nombre de mots que Montaigne, Rabelais, Fromenteau ont employés couramment les mots que Molière, La fontaine et Boileau même ont employés à leur tour, et que Molière a prétendu maintenir dans le langage des honnêtes gens, sont, malgré leur autorité, bannis aujourd’hui du langage du monde poli70 : personne ne les souffrirait maintenant, ni dans un ouvrage de littérature, ni au théâtre, ni dans la conversation.

Bayle qui, dans ses articles de critique historique, a souvent été obligé de les employer, fut accusé d’obscénité par Jurieu. Il se défendit par la nature de son ouvrage ; mais il avoua que ces mots dont on lui reprochait l’usage, étaient justement bannis de la conversation, et il souscrivit à leur réprobation.

Molière et Boileau ont eux-mêmes rayé dans leurs ouvrages quelques-uns de ces mots, d’après la critique qu’en avaient faite les gens du monde.

Boileau, en parlant de Regnier, avait dit :

Heureux si, moins hardi dans ses vers pleins de sel,
Il n’eut jamais mené ses muses au bordel.

Il a changé ces vers en ceux-ci :

Heureux si ses discours craints du chaste lecteur
Ne se sentaient des lieux que fréquentait l’auteur.

Dans Le Malade imaginaire, de Molière, le malade disait à un apothicaire : « Allez, monsieur, on voit bien que vous avez coutume de ne parler qu’à des culs. » À la représentation suivante, il changea ainsi ce passage : « On voit bien que vous n’avez pas coutume de parler à des visages. »

P. Corneille, dans sa querelle contre Scudéry au sujet du Cid, répondit par un rondeau à un cartel que Scudéry lui avait proposé. Il finit ainsi ce rondeau :

Paris entier ayant vu son cartel,
L’envoie au diable et sa muse au bordel.

Ce terme grossier, dit Voltaire, n’est pas tolérable71.

Remarquons, à cette occasion, qu’avant le milieu du xviie  siècle, le mot obscénité n’était pas français. Molière le prête à une précieuse, dans sa Critique de l’École des femmes, au sujet de la scène où Arnolphe interroge Agnès sur ce que son galant lui a pris : « il y a là, dit Climène, une obscénité qui n’est pas supportable. » Élise est étonnée du mot : « Comment dites-vous ce mot-là ? — Obscénité, madame. — Ah ! mon Dieu ! obscénité : je ne sais ce que ce mot veut dire, mais je le trouve le plus joli du monde. » Pourquoi ce mot, aujourd’hui un peu vieilli, était-il nouveau du temps de Molière ? C’est qu’il venait de se faire un changement dans la langue, c’est que l’usage de la bonne compagnie en avait récemment banni nombre de mots et de locutions auxquelles il avait fait donner un nom distinctif qui en marquât la réprobation. Jusque-là, les choses obscènes n’avaient été réprouvées que par la morale religieuse, qui les avait qualifiées d’impudiques. Quand l’honnêteté de mœurs se constitua aussi un tribunal et une juridiction, ce qui s’appelait impudicité à l’église, s’appela obscénité dans la société polie.

Et pourquoi Molière était-il mécontent de l’introduction du mot qui exprimait la réprobation de certains autres mots ? c’est qu’il était mécontent de les voir éliminés de la langue. La bonne compagnie avait donc exercé sur la langue une autorité à laquelle l’autorité de Molière n’avait pu la soustraire.