(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXV » pp. 259-278
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXV » pp. 259-278

Chapitre XXV

Année 1670 (suite de la septième période). — Madame de Maintenon destinée à assurer le triomphe de la société polie. — Commencement de madame de Maintenon. — Son éducation. — Son mariage avec Scarron. — Naissance de son amour pour le roi.

Nous touchons à la fin de cette guerre élevée entre la politesse sociale où la société polie, et le dévergondage de la société corrompue, et les affectations de la société précieuse.

La victoire paraît vouloir se décider pour la première, mais l’exemple du roi, et le désordre de la cour, et les habitudes générales, la suspendent encore.

Bussy-Rabutin, historien trop véridique de son siècle, nous a transmis les noms des principales héroïnes de la galanterie qui commençait à fatiguer la cour par ses excès, et qui amena un nouveau genre de dissolution. « La facilité de toutes ces dames, dit-il, avait rendu leurs charmes si méprisables, qu’on ne savait plus ce que c’était que les regarder. » De là ces amours à l’italienne décrits par le même auteur, ces amours dont Dangeau a aussi parié dans ses mémoires, et qui ont été longuement décrits dans ceux de la princesse Palatine, d’après les monuments de l’époque : ce sont ces mêmes amours contre lesquels l’éloquence de Bourdaloue a tonné le jour de Noël 1687, dans un sermon prêché devant le roi, qui le lendemain exila plusieurs jeunes gens de la cour : ait cité dans l’Abrégé chronologique du président Hénault. Il serait difficile peut-être de concevoir comment les mœurs de la capitale seraient revenues de leur débordement, lorsque le désordre de la cour avait passé toutes les bornes. Mais l’excès de ce désordre même avait concouru à en amener le terme, et la société polie avait marqué le moment d’une réforme, pour les mœurs générales comme pour celles de la cour et du monarque même, dont l’exemple leur était si funeste.

Entre les femmes honnêtes, spirituel les et polies, que nous avons remarquées à la fin de la période précédente, une doit faire la gloire des autres et assurer leur triomphe. C’est Françoise d’Aubigné, qui fut depuis madame Scarron, et finit sous le nom de marquise de Maintenon.

En 1670, son histoire et celle de la bonne compagnie se confondent avec l’histoire des mœurs de la cour et celle du roi lui-même. Il est, ce me semble, curieux de savoir comment l’autorité de la société polie, la considération qu’elle donnait aux personnes qu’elle distinguait, celle qu’elle en recevait, celle qu’y sut acquérir madame de Maintenon, parvinrent, à l’aide des agréments personnels et par la conversation de cette femme célèbre, à opérer un changement total dans les mœurs de la cour ; changement qui eut été trop heureux si l’ambition des ministres n’eut jeté l’esprit du roi dans une extrémité opposée ; je veux dire dans l’aveugle dévotion. L’histoire de madame de Maintenon comprend celle de sa société. Elle a de l’intérêt par elle-même ; il n’est pas indifférent à la morale, de voir comment cette femme, née dans une prison, d’un père protestant, qui se ruina au jeu et mourut à la Martinique, où elle fut laissée en gage à un créancier par sa mère obligée de venir chercher du pain en France ; renvoyée à sa mère, à quatorze ans, par ce créancier qui trouvait trop onéreux de la nourrir ; devient à quarante-cinq ans l’amie, la confidente d’un roi galant, parvient à le détacher de ses maîtresses, ne voulant prendre la place d’aucune, et à quarante-huit ans devient la femme de ce roi, plus jeune qu’elle de trois ans. La marche d’une telle fortune m’a paru digne d’être étudiée. Elle ne peut être l’effet d’une ambition vulgaire, ni d’aucun des secrets qui sont à son usage, de l’hypocrisie, de l’intrigue, de la coquetterie, il faut en chercher la noble cause ailleurs.

Pour avoir une idée juste de madame de Maintenon, j’ai commencé par mettre en oubli tout ce que j’avais lu ou entendu sur son compte, les histoires de La Beaumelle, de Laus de Boissy, de madame de Genlis, de madame Suard, d’Auger, de Voltaire même, et jusqu’à la biographie écrite par le biographe le plus exact que je connaisse, M. Monmerqué : ai, dis-je, écarté tout cela pour étudier les documents épars dans les Mémoires de Saint-Simon, dans les diverses correspondances de madame de Sévigné et de madame de Maintenon elle-même72.

Le duc de Saint-Simon, dans sa juste animadversion pour l’injure que fit aux pairs, aux princes, à la nation entière, à son droit public, à ses mœurs, l’élévation du duc du Maine, fruit d’un double adultère, mais devenu digne d’une haute destinée par les soins de madame de Maintenon ; le duc de Saint-Simon, dis-je, comparant la naissance du duc du Maine avec les honneurs démesurés dont cet enfant fut comblé, se laissa aller au plus cruel et au plus injuste mépris pour madame de Maintenon, à qui le jeune prince devait le mérite précoce et distingué qui avait favorisé son élévation.

« Que penser, dit-il, d’une créole publique, veuve à l’aumône de ce poète cul-de-jatte (Scarron), et de ce premier de tous les fruits d’un double adultère, rendu à la condition des autres hommes, qui abusent de ce grand roi au point qu’on le voit, et qui ne peuvent se satisfaire d’un groupe de biens, d’honneurs, de grandeurs, si monstrueux et si attaquant de front l’honnêteté publique, toutes les lois et la religion, s’ils attentent encore à la couronne même ? et se peut-on croire obligé d’éloigner, comme jugement téméraire, la pensée que le prodige de cet édit qui les appelle à la couronne après le dernier prince du sang, et qui leur en donne le nom, le titre, et tout ce dont les princes du sang jouissent et pourront jouir, n’ait pas été, dans leurs projets, un dernier échelon, comme tous les précédents n’avaient été que la préparation à celui-ci ; un dernier échelon, dis-je, pour les porter à la couronne, à l’exclusion de tous autres que le dauphin et sa postérité ? Sans doute il y a plus loin de tirer du non-être par état, et de porter après ces ténébreux enfants au degré de puissance qu’on voit ici par leurs établissements et a l’état et rang entier des princes du sang, avec la même habileté de succéder à la couronne ; sans doute il y plus loin du néant à cette grandeur, que de cette grandeur à la couronne. Le total est à la vérité un tissu exact et continuel d’abus de puissance, de violence, d’injustice ; mais une fois prince du sang en tout et partout, il n’y a plus qu’un pas à faire ; et il est moins difficile donner la préférence à un prince du sang sur les autres, pour une succession dont on se prétend maître de disposer, puisqu’on se le croit de faire des princes du sang par édit, qu’il ne l’est de fabriquer de ces princes avec de l’encre et de la cire, et de les cendre ainsi tels sans la plus légère contradiction73. »

Madame de Maintenon ne fut ni créole, ni créole publique, ce qui signifie femme publique, ni à l’aumône.

Elle est née le 27 novembre 1635, dans la prison de la conciergerie de Mort, où son père était renfermé.

Son père, Constant d’Aubigné, était protestant ; et sa mère, Jeanne de Cardillac, fille du commandant du château Trompette, était catholique.

Elle fut tenue sur les fonts baptismaux par François de La Rochefoucauld, et la comtesse de Neuillan, femme du gouverneur de Niort.

Son aïeul était ce Théodore-Agrippa d’Aubigné, célèbre par son esprit et sa bravoure, par ses écrits et ses actions, illustré par la confiance et l’amitié de Henri IV, prix d’un dévouement sans réserve, et par la familiarité que le prince lui permettait avec lui, au risque de voir quelquefois Agrippa sortir des bornes du respect, et se permettre les saillies d’un camarade74. Il vécut et mourut zélé protestant, sans que la conversion de Henri le détachât de ce prince.

Il était fils d’un protestant d’un grand caractère, qui lui fit jurer, sur les cadavres suspendus aux potences d’Amboise, sous peine de sa malédiction, de ne point épargner sa tête pour venger les généreuses victimes de la plus abominable trahison. Le nom d’Agrippa fut joint à celui de Théodore, non, comme on l’a tant de fois répété, parce que sa mère était morte en lui donnant le jour, et qu’il était ægrè partus, mais par l’analogie de sa condition de posthume et de proscrit avec celle du Romain Marcus Julius Agrippa, surnommé le posthume, lequel fut proscrit par Tibère et tué à l’âge de vingt-six ans : cet Agrippa était petit-fils d’Auguste et le dernier de sa descendance mâle ; le père de d’Aubigné voulut que son nom rappelât à son fils sa propre condition et son serment.

Ce nom, ce serment, les souvenirs de persécution religieuse attachés à ces circonstances avaient tait sur l’âme du jeune Agrippa une de ces impressions qui dans les familles se transmettent de général ton en génération, forment dans l’esprit des enfants qui se succèdent une idée fixe autour de laquelle les premières notions et les premiers sentiments de morale se rangent et s’impriment en caractères ineffaçables75.

D’Aubigné était d’ancienne noblesse et connu pour tel76.

La sœur de Constant d’Aubigné, madame de Villette, tante de Françoise, la tira de la prison de Niort ; elle l’emmena dans son château et l’éleva dans la religion protestante.

Constant d’Aubigné ayant été transféré au château Trompette, sa femme l’y suivit, et y fit venir Françoise leur fille, pour la ramener à la religion catholique.

En 1639, d’Aubigné sortit de prison, et n’ayant pas voulu abjurer, il alla à la Martinique. Il s’y ruina au jeu. Il y mourut. Sa veuve revint en France, laissant en gage, comme je l’ai dit, sa fille, âgée de sept ans, à un créancier de son mari, qui se lassa bientôt de la nourrir et la renvoya à sa mère.

Sa mère continua à l’élever dans le culte qu’elle professa, elle lui donna d’ailleurs la meilleure éducation qu’elle put dans l’état de pauvreté auquel elle était réduite. Elle lui faisait lire Plutarque. Mais ce n’était pas assez pour cette âme avide d’instruction et pressée du besoin de s’agrandir.

Sa tante de Villette la retira une seconde fois chez elle, et la ramena au culte protestant, moins, il est vrai, par l’enseignement de sa doctrine que par l’exemple de ses vertus et de sa piété.

Madame de Neuillan, sa marraine, catholique zélée, se crut obligée de la tirer de la maison de sa tante hérétique ; elle la trouva imbue des principes des protestants, et voulut la forcer à se convertir. François résista. Madame de Neuillan n’épargna aucun moyen de l’humilier pour la réduire à la soumission ; elle chargea sa filleule des services les plus bas de sa maison. « Je commandais la basse-cour, a dit depuis madame de Maintenon, et c’est par ce gouvernement que mon règne a commencé. »

Madame de Neuillan plaça ensuite Françoise d’Aubigné au couvent des ursulines de Niort. Les ursulines ne la gagnèrent point au catholicisme.

Madame de Neuillan l’amena à Paris et la confia aux ursulines de la rue Saint-Jacques, à qui elle croyait plus le talent de convertir qu’à celles de Niort. Là on traita ce jeune esprit avec ménagement. Nulle contrainte pour les exercices du culte ; on l’a laissa libre sur ce point. L’orgueil étant désintéressé, elle se laissa aller à ce que pensait et pratiquait le couvent, soit par cette disposition à sympathiser avec des opinions générales, disposition qui formait un des traits de son caractère, soit par cette ambition d’estime, d’affection, de considération qui lui était propre aussi, et qui commençait à se développer en elle. Elle avait alors quatorze ans.

En se prêtant aux exhortations des personnes qui la pressaient de se convertir, elle disait : « J’admettrai tout, pourvu qu’on ne m’oblige pas de croire que ma tante de Villette sera damnée. »

Madame de Neuillan la faisait venir chez elle de temps en temps, et la conduisait dans quelques maisons de sa société, entre autres chez Scarron, où elle fit connaissance avec mademoiselle de Lenclos, qui n’était pas alors galante, et qui, née riche et noble, voyait encore la bonne compagnie.

Françoise perdit sa tante ; quelque temps après, elle perdit sa mère. Madame de Neuillan, à la charge de qui elle restait, chercha à s’en débarrasser par un établissement.

Scarron l’épousa en 1651. Elle avait alors seize ans. Elle passa neuf années avec lui, dans une liaison qu’elle ne regardait pas comme un mariage ; depuis la mort de Scarron, elle écrivit à son frère : « Je n’ai jamais été mariée : dans mon union avec Scarron le cœur entrait pour peu de chose, et le corps, en vérité, pour rien77. »Et Scarron, avant de l’épouser, disait à ses amis : Je lui apprendrai bien des sottises, mais je ne lui en ferai point. Scarron était d’une famille parlementaire ; il recevait chez une bonne compagnie. Sa femme en attira une meilleure encore, se fit aimer et admirer par des personnes du premier rang, qui l’attirèrent dans leur maison, notamment le maréchal d’Albret ; il était devenu amoureux d’elle n’étant encore que comte de Miossens ; il la fit connaître à la maréchale, dont elle gagna la confiance et la tendre estime.

À la mort de Scarron, sa veuve se trouva dans le besoin. Il n’est pourtant point vrai qu’elle fut réduite à la charité de la paroisse Saint-Eustache, comme le dit le duc de Saint-Simon, qui ne lui épargne aucun outrage. Les amis qu’elle s’était faits dans le premier rang de la société, lui restaient. Le maréchal d’Albret, alors comte de Miossens, lui avait fait la cour et n’avait pas réussi ; mais il avait conçu pour elle une estime et une tendresse qui ne finirent qu’avec sa vie, plus de vingt ans après. Le duc de Saint-Simon a lui-même remarqué madame Scarron dans la maison de cet ami, la meilleure et la plus grande maison de Paris, dit-il, et où abondait la compagnie de la cour et de la ville, la plus distinguée et la plus choisie . Madame d’Albret avait aussi la plus tendre affection pour madame Scarron, et voulait qu’elle fût toujours avec elle. Madame Scarron accompagnait habituellement la maréchale au spectacle. À la mort de Scarron madame d’Albret et madame de Richelieu offrirent à l’envi un logement dans leur hôtel a sa veuve, qui préféra de se retirer dans un couvent.

Il paraît qu’après y être restée quelque temps, elle prit un petit logement rue Saint-Jacques, et qu’elle y fut meublée par ses amis. Elle parle, dans son xie  entretien, du temps où elle n’était meublée que de meubles d’emprunt , et dans le ive on voit pourtant que les gens de sa société allaient la visiter. « Quoique j’aie éprouvé de la pauvreté et passé par des états bien différents de ceux où vous me voyez, j’étais contente et bienheureuse, j’étais libre. J’allais à l’hôtel d’Albret ou de Richelieu, sûre d’être bien reçue et d’y trouver mes amis rassemblés, ou bien de les attirer chez moi, en les faisant avertir que je ne sortirais pas 78… »

Quelques mois après la mort de son mari, elle refusa d’épouser un homme de qualité, à qui ses amis lui conseillaient de s’unir. Dans ce temps-là aussi, le cardinal d’Estrées, célèbre par ses galantes magnificences, lui avait déclaré de tendres sentiments, auxquels elle refusa toute attention.

Ce fut dans cette situation qu’elle connut par expérience ce que vaut la considération. Ce fut alors que le désir de la conserver et de retendre devint en elle une passion qui a formé le trait saillant de son caractère.

Nous verrons en plusieurs occasions qu’elle déclare cette ambition ; qu’elle s’accuse d’être une glorieuse ; que madame de Sévigné se sert de cette expression pour peindre son caractère. Elle était en effet une glorieuse ; il est sûr qu’elle l’était, parce qu’elle devait l’être, parce que c’était une des conséquences nécessaires de la position où elle s’était longtemps trouvée dans le monde. Petite-fille d’Agrippa d’Aubigné, gentilhomme français, compagnon et familier de Henri IV, mais dénuée de toute fortune, son nom lui ouvrit les meilleures maisons : devenue veuve, sans parents, ce n’était pas assez de son nom pour s’y soutenir au rang que son nom lui marquait ; il fallait y être aimable. Elle ne manquait d’aucun moyen de l’être ; elle le fut, et au suprême degré. Il ne suffisait pas encore d’y être aimable, il fallait l’être pour la société entière, et ne l’être pour personne en particulier ; il fallait aimer tout le monde, pour être aimée de tout le monde ; ne pas avoir d’amant, pour n’avoir pas d’ennemis ; ne pas faire un heureux, pour ne pas faire vingt jaloux et mille détracteurs. C’est à ce prix qu’était la considération pour elle, cette considération qui, dans le monde, devait lui tenir lieu de la fortune si nécessaire pour en concilier un peu aux gens sans mérite, cette considération qui sans doute ne met pas absolument au-dessus du besoin, mais du moins aide puissamment à en sortir, en fait toujours sortir sans déshonneur, parce qu’elle intéresse l’honneur même d’un grand nombre de nobles amis à préserver de tout avilissement l’objet de leur affection et de leur estime.

Le secret de la prodigieuse fortune à laquelle s’éleva madame de Maintenon n’a pas été pénétré par tous ceux qui se sont ingérés de nous l’apprendre ; ce secret n’a pas été, comme tant d’écrivains l’ont supposé, une excessive ambition de richesses, de vains honneurs, de grandeur et de pouvoir, aidée par une dévotion hypocrite, par une intrigue savante et quelques charmes, dont une coquetterie raffinée augmenta l’influence. On fait trop d’honneur à un but si commun et à des moyens si vulgaires, en leur attribuant cette prodigieuse élévation : c’est aussi méconnaître le pouvoir d’un excellent esprit, d’une âme parfaite, jointe aux charmes de la figure. Toutefois, le secret de madame de Maintenon ne réside pas uniquement dans son mérite et dans ses charmes ; il faut aussi reconnaître en elle deux autres principes de conduite qui mirent en valeur tous ses avantages : ce furent deux passions que madame de Maintenon ressentit au plus haut point ; savoir :

Un amour vif pour Louis XIV, et un grand respect pour elle-même.

Voilà ce qui donna du charme à sa beauté, de la grâce et de la vie à son esprit éminemment sage et éclairé, et une puissance infinie à sa conversation.

L’amour de la considération est, comme l’amour de la gloire, une passion peu définissable, La considération, comme la gloire, n’a ni bornes, ni contour, ni confins, ni domaines déterminés. La gloire promet beaucoup et ne garantit rien. Elle offre des dons sans mesure aux plus longues distances de temps et de lieux, dans des pays où vous n’irez jamais, dans des temps que vous ne verrez point, et ne vous assure pas un verre d’eau pour le moment où vous aurez soif : et cependant on a foi dans ses promesses. La considération, plus réservée, promet moins, mais elle sert mieux ; elle s’étend moins, mais elle veille sur vous. Toutefois l’une et l’autre vous donnent des espérances indéfinies ; c’est à peu près comme si et les donnaient infinies ; et c’est ce qui fait qu’on les ambitionne non seulement comme moyen, mais comme but. Si elles n’assurent pas toujours des jouissances, il semble qu’elles les représentent, et que le mot qui les exprime est l’abrégé de toutes. L’amour d’une femme qui plaît et se respecte a des charmes incomparables avec ceux de toute autre, et une puissance sans égale. Il inspire les passions profondes. Il leur impose la durée malgré le temps qui hâte toujours leur fin. Il offre tant de sympathies diverses à satisfaire, il soumet les sympathies physiques à tant de sympathies morales et intellectuelles, il présente tant de points de défense et d’attaque en même temps, il fait naître tant désirs au-delà du désir même, il offre tant à conquérir au-delà de la dernière conquête, il donne tant de jeu aux craintes, aux espérances, il arrête les progrès si près du but et y rappelle si puissamment par l’effort même qui en éloigne, enfin il y a tant de distance entre les voluptés que l’art le plus exercé ou le naturel le plus aimable peuvent donner à l’abandon et le charme de cette retenue mystérieuse qui arrête les mouvements d’un cœur passionné, que rien n’est impossible à une grande passion dans le cœur d’une telle femme.

Donnez à un soldat du talent, du courage, l’amour de la gloire, et une occasion : voilà un maréchal de France. Donnez à une femme le don de plaire, un peu d’amour, un grand respect d’elle-même affermi par l’ambition d’être considérée, et voilà une impératrice de Russie et une femme légitime du plus puissant roi de l’Europe.

La première fois que madame Scarron vit le roi, elle fut frappée de sa beauté, de son air de grandeur. C’était lorsqu’il fit son entrée à Paris après son mariage, en 1660. Elle était alors âgée de vingt-deux ans, et mariée à Scarron. Elle écrivit une relation de cette entrée à madame de Villarceaux. Lorsqu’elle y vient à parler de la personne du roi, elle remplit trois pages de détails. Ces détails ont été remplacés par des points dans la lettre imprimée. On peut y supposer un peu d’exaltation, d’abord parce qu’ils ont été supprimés ; en second lieu, parce qu’on trouve, dans le peu de lignes que les dévotes dépositaires des lettres de madame de Maintenon y ont laissées, une expression que je n’aurais sûrement pas été le premier à remarquer. « La reine, dit-elle, dut se coucher hier au soir assez contente du mari qu’elle a choisi. »

Scarron avait une pension de 1 200 fr. ; sa veuve, après en avoir inutilement sollicité la continuation près du cardinal Mazarin et du surintendant Fouquet, en obtint une de 2 000 fr. de la reine-mère. Elle la perdit en 1666, à la mort de cette princesse.

Elle en sollicita vainement du roi la continuation par des placets que rédigeait l’abbé Testu, qui se croyait l’héritier de Voiture. Elle prit alors la résolution d’aller en Portugal, ou elle trouvait une place à la cour. Elle alla faire ses adieux à madame de Montespan, qu’elle avait connue chez la maréchale d’Albret, parente de la marquise. Madame de Montespan la détourna de son dessein, et se chargea de faire réussir près du roi la demande d’une pension.

La pension fut rétablie dans l’été de 1666, par la protection de madame de Montespan. Madame Scarron, annoncée au roi comme une femme agréable, fut admise à lui faire ses remerciements. Le roi lui dit ces paroles qui me paraissent dignes de remarque : « Madame, je vous ai fait attendre longtemps ; mais j’ai été jaloux de vos amis : j’ai voulu avoir seul ce mérite auprès de vous. »

Le compliment, dit Auger, était délicat, mais il n’était pas sincère. C’est, dit-il, une singularité de plus dans la vie de madame de Maintenon, qu’elle a commencé par déplaire au monarque qu’elle a captivé.

Je crois, au contraire, et la suite apprendra qui d’Auger ou de moi a raison, que madame de Scarron a plu très sensible me ni au roi dans sa première visite ; que le compliment qu’il lui adressa non seulement fut sincère, mais même inspiré par une secrète inclination pour elle, et fut une première amorce, jetée par des espérances confuses de possession plus ou moins prochaine, à un cœur qu’il jugeait disposé à lui céder. De son côté, madame Scarron dut être émue des paroles du roi, de ces paroles qui ne purent être proférées sans l’accent et sans les regards qui en étaient l’accompagnement naturel. Il me paraît présumable qu’elle ne les avait pas entendues sans émotion ; déjà la vue du roi l’avait frappée et peut-être disposée à un sentiment profond. On peut, je crois, regarder la première entrevue du roi et de madame Scarron comme l’époque de la naissance d’un vif désir de se plaire réciproquement, désir qui n’a cessé de faire des progrès jusqu’à la certitude du succès, tout en traversant les nombreuses intrigues de galanterie, même d’amours, dont le roi fut occupé dix années.

En 1666, quand madame Scarron eut sa première entrevue avec le roi pour le remercier de sa pension, elle était âgée de trente-un ans : c’étaient trois ans de plus que madame de Montespan. Mais une vie toujours chaste et réglée qui avait conservé la fraîcheur de la jeunesse. Elle avait tous les traits du visage agréables et surtout la bouche, des veux et un regard enchanteurs, une taille élégante, qu’elle conserva belle et noble jusqu’à cinquante ans. En 1650, quand elle parut dans le monde, à son retour de la Martinique, âgée de quatorze ans, on la citait sous le nom de la belle Indienne. À sa beauté elle joignait la grâce qui faisait passer dans ses traits, dans ses mouvements, dans sa parole quelque chose de l’âme la plus douce, la plus sensible, et de l’esprit le plus sage et le plus délié.

Telle était madame Scarron quand elle reçut du jeune roi la réponse galante dont il me semble qu’il serait raisonnable de suspecter le désintéressement plutôt que la sincérité, et dont on peut croire qu’elle fut émue, et peut-être un moment enivrée. Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser d’un moment de froideur témoignée plus tard par le roi à madame Scarron.