(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXVI » pp. 279-297
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXVI » pp. 279-297

Chapitre XXVI

Suite de l’année 1670 (continuation de la septième période). — Madame Scarron chargée de l’éducation des enfants naturels du roi et de madame de Montespan. — Habitudes de madame Scarron. — Sa société quand elle fut nommée gouvernante.

Des amours du roi et de madame de Montespan, commencés, comme nous l’avons vu, en 1667, était née, en 1669, une fille, que le duc de Saint-Simon appelle madame la Duchesse, et qui ne vécut que trois ans.

Le 30 mars 1670 naquit le duc du Maine. La naissance des deux enfants fut tenue secrète pendant plusieurs années.

Dès 1669, le roi et madame de Montespan avaient employé des négociateurs importants près de madame Scarron pour la déterminer à se charger de l’éducation de madame la Duchesse. C’étaient le duc de Richelieu, le duc de Vivonne, le marquis de Louvois.

En 1670, à l’approche de l’accouchement qui devait donner le jour au duc du Maine, les négociations devinrent plus pressantes. Madame de Thianges, sœur de madame de Montespan, et madame d’Heudicourt, amie commune de la favorite et de madame Scarron, s’en mêlèrent aussi ; elles écrivirent l’une et l’autre à madame Scarron. Voici la réponse que celle-ci fit à madame d’Heudicourt, le 24 mars 1670, six jours avant la naissance de M. le duc du Maine : « M. de Vivonne m’a déjà parlé79. Je suis fort sensible à l’honneur qu’on veut me faire. Mais je vous avoue que je ne m’y crois nullement propre. Je vis tranquille ; me convient-il de sacrifier mon repos et ma liberté ? D’ailleurs ce mystère, ce profond secret qu’on exige de moi, sans m’en donner positivement la clef, peuvent faire penser à mes amis qu’on me tend un piège. Cependant, si les enfants sont au roi, je le veux bien 80. Je ne me chargerais pas sans scrupule de ceux de madame de Montespan : ainsi il faut que le roi me l’ordonne. Voilà mon dernier mot. J’ai écrit à peu près la même chose à madame de Thianges, et c’est une précaution que m’inspire la prudence. Il y a trois ans que je n’aurais pas eu cette délicatesse ; mais depuis, j’ai appris bien des choses qui me la prescrivent comme un devoir. Et vous, me blâmerez-vous aussi ? »

Cette lettre, bien expliquée, jette un grand jour sur l’histoire de madame Scarron ; tâchons donc de l’expliquer clairement. Les personnes qui, jusqu’au 24 mars 1670, avaient parlé à madame Scarron de l’éducation qu’on voulait lui confier, n’étaient que des parents ou les amis particuliers de madame de Montespan. Le duc de Richelieu, le marquis de Louvois, étaient ses amis ; le duc de Vivonne était son frère, madame de Thianges était sa sœur. Ces personnes n’avaient proposé que l’éducation d’enfants nés de madame de Montespan. On faisait mystère du nom du père ; on voulait que l’éducation fût secrète. Tout cela était fort intelligible et n’exigeait pas toute la sagacité de madame Scarron pour être fort clair dans son esprit. Il s’agissait évidemment des enfants naturels du roi et de madame de Montespan. On faisait mystère de leur existence pour ne pas avouer un double adultère, parce que l’on craignait les avanies du marquis de Montespan, et parce que les lois s’opposant à la reconnaissance d’enfants nés d’un commerce doublement adultère, il fallait avoir le temps de préparer par quelques exemples une éclatante infraction de ces lois en faveur des enfants de madame de Montespan, qui ne devaient pas rester au-dessous de ceux de madame de La Vallière. Madame Scarron démêlait certainement ces particularités à travers les obscurités dont on essayait de les enveloppera ses yeux. Mais il était aussi très clair pour elle que ce qu’on lui proposait était un office de domesticité près de madame de Montespan ; qu’elle serait à ses gages et à sa merci. Cette condition ne pouvait convenir à la petite-fille d’Agrippa d’Aubigné, le compagnon de Henri IV, qui osait dire de ce prince, sans le fâcher, qu’il était un ladre verd, parce qu’il n’était pas prodigue pour ses amis. Il était aussi très clair pour madame Scarron que l’issue de cette éducation clandestine d’enfants réprouvés par les lois, qui, peut-être, ne seraient pas avoués par leur père, pourrait être de la dégrader, au moins de la déconsidérer, aux veux de cette noble société par qui elle était honorée et chérie.

Enfin, et c’était là le point le plus sensible, cet état de domesticité qu’elle accepterait dans la maison de madame de Montespan, la placerait au-dessous des regards du roi, de ces regards qu’elle avait trouvés si doux, et qu’elle se sentait autorisée à rappeler sur elle, par l’aveu secret de ce prince pour l’éducation de ses enfants naturels.

C’est dans ces considérations qu’il me semble raisonnable de chercher les vrais motifs des suppositions bizarres que renferme la lettre à madame d’Heudicourt, et des expressions pleines d’humeur sans conviction qui la caractérisent.

Et, d’abord, comment madame Scarron, certainement bien instruite des relations établies entre le roi et madame de Montespan, aurait-elle pu se persuader que madame de Montespan, séparée de son mari, avait d’autres enfants à faire élever que ceux de son commerce avec le roi ?

Et ensuite, comment madame Scarron aurait-elle pu croire que si la maîtresse du roi avait eu des enfants d’un autre que lui, on se fût adressé à elle pour élever ces enfants destinés à être les rebuts Ce tout le monde ; que les ducs de Richelieu et de Vivonne, et le marquis de Louvois se fussent entremis pour procurer une gouvernante comme elle à d’ignobles bâtards ?

Et les choses qu’elle dit avoir apprises depuis trois ans sur le compte de madame de Montespan, avaient-elles réellement occupé son attention ? Ces choses étaient la liaison de la favorite avec Lauzun, des bras duquel elle passa, selon Bussy-Rabutin, dans ceux de Louis XIV. Il y avait deux ans que le bruit de cette liaison avait cessé, quand on proposa les deux enfants de madame de Montespan à madame Scarron, et l’un de ces enfants n’était pas encore né.

Ici je remarquerai encore une phrase, qui paraît de peu de sens, et à laquelle j’en trouve beaucoup : « Il y a trois ans que le n’aurais pas vu cette délicatesse. » Ces paroles signifient : « Il y a trois ans, quand madame de Montespan vivait bien avec son mari, j’aurais consenti volontiers à élever ses enfants : ainsi qu’on ne croie pas que c’est l’orgueil ou l’ambition qui me font demander un ordre du roi ; qu’on croie encore moins que c’est le désir d’attirer sur moi les regards du prince. » Ici la précaution me semble d’autant plus marquée, que madame Scarron pouvait à bon droit trouver au-dessous d’elle l’éducation des enfants légitimes du marquis de Montespan, bien qu’ils fussent au-dessus des bâtards de la marquise.

Je remarque enfin dans la lettre de madame Scarron une espèce de contresens comme il s’en trouve souvent dans les écrits qui ne sont pas francs : « Si les enfants sont au roi, je veux bien m’en charger ; je ne me chargerais pas sans scrupule de ceux de madame de Montespan. » Ces mots signifient, je veux bien me charger des enfants du roi et de madame de Montespan, si le roi me l’ordonne. Mais ma conscience aurait trop à souffrir, si j’avais à élever des enfants de madame de Montespan, qui ne seraient pas du roi. La conscience aurait pourtant été moins chargée d’élever les enfants de madame de Montespan et de Lauzun qui était garçon, que de ceux de madame de Montespan et du roi qui était marié. Le mot de scrupule est donc employé à contresens dans la phrase de madame Scarron. Il est difficile de dire avec justesse ce qu’on sent n’être ni vrai, ni conforme à la raison.

Il me paraît donc évident que madame Scarron n’avait nullement la crainte qu’elle exprime, celle qu’on lui tendit un piège. Elle voulait voir le roi, elle voulait recevoir sa mission de la bouche du roi, et apprendre, dans une nouvelle entrevue, le prix qu’elle pouvait espérer d’un heureux accomplissement de cette mission ; tous ses doutes étaient simulés pour arriver à ce but.

Et ce n’est pas tout : comme la condition absolument imposée par madame Scarron aurait été désagréable à madame de Montespan, si elle-même n’avait eu intérêt à ce que le roi préludât, par l’ordre demandé, à la reconnaissance de ses enfants, il est présumable qu’elle avait autorisé, peut-être même excité madame Scarron à l’exiger. Mais cela prouverait qu’elle connaissait l’intérêt que le roi portait à madame Scarron et son désir de lavoir pour gouvernante de ses enfants, ne prévoyant pas sans doute qu’un jour cet intérêt irait fort au-delà de l’estime et de la bienveillance.

Le dernier mot de madame Scarron fut rapporté au roi. On ne sait par qui. Le roi la reçut pour la seconde fois en particulier, lui demanda ses soirs pour ses enfants, et elle devint leur gouvernante.

Je n’ai trouvé aucun document sur ce qui se dit de part et d’autre dans cette nouvelle entrevue. Mais elle avait lieu trois ans après celle où madame Scarron était venue remercier de sa pension. Ces trois années n’avaient point altéré cette figure dont le premier aspect n’avait pas été indifférent au roi.

Le nouveau bienfait qu’elle recevait, la confiance et l’estime dont ce bienfait était le témoignage, ne durent pas affaiblir la reconnaissance qu’elle avait gardée du premier, et le roi n’eut pas besoin de donner à ses paroles un accent d’affection extraordinaire pour accroître ce tendre sentiment dans l’âme de madame Scarron. Je vois donc, de ce moment, l’amour pour le roi s’unir en elle à son autre besoin, celui de la considération : je vois ses deux idoles se confondre en une seule dans son cœur et dans son imagination : je vois ses deux affections dominantes se réduire à une seule passion, celle d’obtenir l’estime du roi et sa confiance.

Il n’est guère de cœur de femme qui ne comprenne cette passion une et multiple, une, par l’objet auquel elle s’attache, multiple, par les diverses raisons de son attachement. Les premières impressions que le roi avait faites sur madame Scarron, à son entrée dans Paris, étaient peut-être de celles que la beauté et la jeunesse font sur les sens d’une femme jeune et sympathique ; mais l’auréole de gloire qui environnait cette belle tête de Louis XIV, la douce et noble fierté de son attitude soumirent aussitôt les sympathies physiques aux sympathies morales. La pompe, l’appareil dans lequel le jeune roi se montrait, cette grandeur empreinte sur toute sa personne, manifestaient en lui cette passion de gloire, ce besoin de respect et d’admiration qu’il est si agréable aux Français de satisfaire dans leur prince. Combien de séduction pour cette femme dont la considération, seule gloire des femmes, avait été la première idole ! Les bienfaits du roi, ses regards, unirent tous les sentiments de madame Scarron dans celui de la reconnaissance et dans l’espérance confuse d’obtenir du monarque sa confiance, plus précieuse que ses plus grands bienfaits. Madame Scarron voyait dans l’estime et la confiance, du roi la pleine satisfaction de sa passion native et de celle que l’instinct de la jeunesse y avait associée. Elle sentait d’avance que fixer les regards d’un roi aimable et aimé des français, d’un roi amant de la gloire, gage de leurs respects et de leur admiration, ce serait trouver lotis les bonheurs en un seul. C’est ainsi que ses passions diverses n’en firent qu’une.

Un amour sage, élevé, éclairé, est d’une autre puissance que les amours fougueux, délirants, convulsifs ; le foyer d’une passion élevée éclaire en même temps qu’il échauffe : elle mesure sa marche sur celle des circonstances qui assurent les espérances de succès. Une telle passion ne perd jamais de vue le but qu’elle veut atteindre, elle marche toujours ; sans se presser, mais sans se détourner ; elle sait attendre, mais ne néglige rien ; elle n’avance pas toujours d’un pas égal, mais ne recule jamais. Si elle n’avance pas vile, c’est pour se ménager le moyen d’aller loin. Ainsi marcha la passion de madame Scarron.

Persuadé que l’inclination du roi pour elle a été le premier motif de sa nomination à la place de gouvernante d’enfants naturels qu’il avait l’intention de reconnaître et d’élever au niveau de ceux de madame de La Vallière, je le suis aussi que le choix fut déterminé par un motif plus sérieux, et qu’il fut fait dans le même esprit que celui de madame de Montausier pour la place de gouvernante des enfants de France. Le roi trouvait dans madame Scarron une femme qui lui plaisait et une femme qui lui convenait. Pour la seconde fois, il choisissait en prince qui se respecte et veut assurer le respect public à sa famille ; pour la seconde fois, il se décidait par l’estime ; il rendait hommage aux principes d’honnêteté que sa conduite semblait braver. On voit en cela le fond de ce prince. La position de madame Scarron était honorable dans une société honorée. Elle était une des plus remarquables personnes de cette société d’élite qui avait remplacé la société de Rambouillet. Elle avait fait connaissance avec madame de Montespan chez la maréchale d’Albret, et n’avait pas cessé d’avoir quelque relation avec elle. Elle était intimement liée avec madame de Coulanges, madame de Sévigné, madame de Grignan, madame de La Fayette, avec toute la société de La Rochefoucauld. C’étaient mêmes idées, mêmes principes, mêmes habitudes ; dans toutes une vie régulière et décente, des mœurs chastes, un esprit orné, une raison cultivée, également opposée aux mœurs de la cour, à la pédanterie des précieuses outrées, et à la dévotion feinte ou réelle qui était le refuge de la galanterie repentante ou répudiée. Son mari lui avait fait connaître mademoiselle de Lenclos, quand celle-ci était encore répandue dans la bonne compagnie ; elle n’avait pas cessé d’avoir des relations de société avec elle ; elle en avait d’habituelles avec mesdames d’Heudicourt, de Saint-Géran. Telle était la position de madame Scarron dans le monde. Sa nomination à la place de gouvernante fut donc honorable pour elle, pour la société dans laquelle elle vivait, et pour le roi qui l’y distingua. Ce fut un témoignage de l’honnêteté de mœurs, de la sagesse d’esprit, de la pureté de principes et de goût qui régnaient dans cette société, de la considération qu’y avait acquise madame Scarron, et du fonds de raison qui caractérisait Louis XIV.

Ici se place une observation essentielle : c’est qu’en 1669, quand le roi autorisa de premières démarches pour engager madame Scarron à se charger de ses enfants naturels, aucune apparence de dévotion ne se rencontrait dans la société qu’elle fréquentait ; et j’ajoute qu’aucune apparence de dévotion n’avait atteint ni le roi, ni madame Scarron ; de sorte que la gloire de sa désignation appartient tout entière à l’honnêteté des mœurs et à la bonne compagnie.

Je prends à tache de fixer l’attention sur cette vérité et sur la date précise de 1669, parce que postérieurement aux négociations, à la fin de 1669 et en 1670, nous voyons madame Scarron en correspondance suivie, et toute pieuse, avec un directeur spirituel, nommé Gobelin, que quelques dévotes regardaient comme un saint, mais que madame Scarron traitait comme un sot.

Plusieurs ont attribué cette piété de madame Scarron aux calculs d’une ambition hypocrite ; plusieurs l’ont attribuée aux sermons prêches pendant le carême de 1669 à Paris, par le jésuite Bourdaloue. Ce sont deux erreurs.

D’abord, il n’y eut point de changement dans madame Scarron. Elle ne se livra point aux pratiques et aux momeries de la dévotion. Elle s’avoua, se déclara attachée aux principes de la morale religieuse plutôt que pieuse, et surtout et le ne se fil point dévote. Les sermons de Bourdaloue servirent tout au plus d’à-propos à cet aveu de piété qu’on ne peut appeler un changement. Se donner un directeur, était, pour les femmes du monde de la capitale, un usage, une mode ; pour madame Scarron, c’était quelque chose de plus, du moment qu’elle devait avoir des relations avec la cour, c’était une convenance de signaler son esprit de religion par le choix d’un directeur. La réputation de piété était une garantie contre les dangers de la contagion, et contre les soupçons qu’encourent les personnes qui s’y exposent. Elle avait besoin de cette garantie contre le reproche de s’être dévouée à la maîtresse du roi, et d’être entrée en quelque sorte au service de ses amours. Elle en avait besoin dans l’exercice de son office de gouvernante, pour conserver la liberté de se retirer et en trouver un prétexte dans ses devoirs religieux, si la mère des enfants qu’elle allait élever lui rendait la vie désagréable, et que le roi ne la dédommageât point de ses disgrâces. Elle en avait besoin pour se défendre des jalousies de la favorite, si la bienveillance que le roi lui accorderait venait à l’exciter. Elle en avait besoin enfin comme d’une précaution contre elle-même, contre son inclination pour le roi, dans le cas où la bienveillance de ce prince, réputé si galant, viendrait à passer avec elle les bornes de la protection.

Voulant être distinguée du roi, lui être agréable, parce qu’elle l’aimait, mais voulant son estime et conserver le respect d’elle-même, pouvait-elle employer des moyens à l’usage des femmes ordinaires, mettre en pratique cet art de plaire, cet art de la cour, qui comprend l’art de nuire à tout ce qui n’est pas soi ; à intriguer contre une favorite a qui et le doit sa place ; à lui tendre des pièges, à lui opposer d’autres femmes dont elle pourra avoir bon marché, à rechercher les occasions de s’introduire près du maître, de surprendre ses regards, de les attirer par des soins et des parures qui déguisent son âge ; à se faire vanter, célébrer par des prôneurs ; à se distinguer tantôt par la finesse de la louange, tantôt par son enthousiasme, toujours par l’à-propos ; à rappeler d’une dis tract ion, à faire revenir d’un caprice par des bouderies, par des querelles, par des minauderies ; en un mot, à pratiquer le manège d’une coquetterie subalterne ? Non, il ne faut pas s’attendre ici à l’emploi de semblables moyens. Non, rien de vulgaire ne convient à un esprit de cette distinction, à l’honnêteté de ce caractère, à la grandeur et à la noblesse du but qu’il s’est proposé.

Se montrer pieuse et attachée à ses devoirs de religion n’était point un calcul d’ambition, la une hypocrisie. Je le répète, c’était une sage précaution pour conserver tout ensemble et sa réputation d’honnêteté et son honnêteté même.

Par la piété, il est vrai, elle put à la suite combattre la faiblesse du roi pour madame de Montespan ; mais par l’emploi de ce moyen, elle s’interdisait de profiter de ses succès, en combattant l’habitude des maîtresses par la religion, et ne prenait pas le chemin de le devenir.

Et sans la piété comment aurait-elle pu repousser la jalousie de la favorite et éviter des reproches d’ingratitude de sa part ? Et comment aurait-elle pu se défendre elle-même de la séduction du roi et prévenir le danger de se voir en quelques semaines favorite, et ensuite disgraciée ? À quoi aurait servi d’opposer son honneur aux désirs d’un prince, source de tous les honneurs, et habitué à croire qu’il élève les femmes par les fautes mêmes où il les abaisse ? Comment opposer l’intérêt de cet honneur au prince qui donne son propre honneur pour garant d’un inviolable secret ? Autant vaudrait lui déclarer l’indifférence la plus offensante, du mépris, même de l’aversion, et provoquer sa haine quand on souhaite avec ardeur obtenir de lui un sentiment contraire. Pour conserver l’affection du prince en même temps que son estime, pour ne pas mentir au sentiment qu’il avait inspiré sans y céder, il fallait qu’en résistant à ses désirs, on laissai voir une pressante disposition à y céder, mais en même temps une soumission profonde à une puissance qui ordonne d’y résister ; il fallait, en faisant souffrir de sa résistance, qu’il fût certain qu’on en souffrait soi-même. La religion seule donnait le moyen de se défendre sans déplaire, de refuser sans offense, de rester inflexible sans paraître indifférente. La religion offrait un secours que honneur ne pouvait donner. Madame Scarron n’était pas plus hypocrite quand elle invoquait la religion au secours de l’honnêteté de ses mœurs que Bossuet n’était un charlatan et un mondain, quand, plus tard, voulant ramener le roi à la soumission aux lois de l’Église, il invoquait, en faveur de la foi conjugale violée parce prince, les lois de l’honneur elles intérêts de la gloire qu’il s’était acquise.

Au reste, La Bruyère nous apprend ce que c’était dans ce temps-là qu’un directeur, et la correspondance de madame de Maintenon avec le sien nous apprend ce que c’était que Gobelin.

Un directeur était un parasite, « jaloux d’obtenir le secret des familles, aimant à trouver les portes ouvertes dans les maisons des grands, à manger souvent à de bonnes tables, à se promener en carrosse dans une grande ville, et à faire de délicieuses retraites à la campagne, à voir plusieurs personnes de nom et de distinction s’intéresser à sa vie, à sa santé, et à ménager pour les autres et pour lui-même tous les intérêts humains…, couvrant tous les intérêts du soucieux et irrépréhensible prétexte du soin des âmes ».Un directeur était, au reste, autre chose qu’un confesseur, et La Bruyère pense « que si certaines femmes pouvaient dire à leur confesseur, avec leurs autres faiblesses, celle qu’elles ont pour leur directeur, peut-être il leur serait donné pour pénitence d’y renoncer. »Ceci ne se peut appliquer à madame de Maintenon ; il lui fallait un sol docile à ses instructions, et qui eut l’air de la mener, et toutefois la menât comme elle voulait aller ; et Gobelin était cet homme-là. De capitaine de cavalerie, il était devenu docteur de Sorbonne, et d’homme du monde, chrétien rigide. Il s’était fait un nom par sa sévérité. C’était pourtant au fond une âme assez basse, et pleine de vénération pour les grandeurs humaines ; d’ailleurs tracassier et processif. La Beaumelle dit qu’il plaida, prêcha et rampa toute sa vie. Tous les biographes81 s’accordent, avec raison, à dire, d’après la correspondance de madame de Maintenon, que, « parvenue aux grandeurs, elle se trouva si importunée des respects que son nouvel état inspirait au directeur, qu’elle crut devoir donner sa confiance à un autre ». En effet, elle la donna à Godet des Marets, évêque de Chartres. Il faudrait supposer madame de Maintenon une femme sans jugement et tout à fait vulgaire pour croire qu’elle ait pu être dupe d’un aussi petit esprit et d’un caractère aussi ignoble que Gobelin : et pour faire une telle supposition, il faudrait ne pas lire sa correspondance avec le directeur dont elle dirigeait les directions. Elle se jouait de sa morgue, de sa sottise et de sa bassesse. Elle réglait, elle déterminait la conduite qu’il aurait à lui prescrire suivant les circonstances où elle se trouvait. Elle notait, elle mesurait, pour ainsi dire musicalement, le ton de sévérité ou des douceur qu’il prendrait avec elle au gré de convenances dont elle était l’arbitre. Elle se faisait ordonner, au nom de la religion, de demeurer à la cour, ou d’annoncer qu’elle avait intention de la quitter, suivant qu’elle avait à se plaindre ou à se louer du roi ou de madame de Montespan.

La première question que madame Scarron avait donnée à résoudre à Gobelin, quand elle le prit pour directeur, était de savoir si elle pouvait, sans scrupule, se charger de l’éducation proposée.

Cette question, elle l’avait résolue d’avance, et elle était déterminée à l’acceptation. Le roi lui avait imprimé, au fond du cœur, la réponse qu’elle devait lui faire. Comment Gobelin aurait-il pu lui fermer le chemin que le roi avait lui-même ouvert à la fortune ambitionnée par madame Scarron ? Aussi, sa réponse à une consultation faite sur une résolution arrêtée, fut qu’elle pouvait, sans scrupule, se charger de l’éducation secrète des enfants de l’adultère, parce que c’était jeter un voile charitable sur les fautes du roi et de madame de Montespan ; il ne voyait pas que c’était aussi jeter un voile d’officieuse complicité sur une habitude condamnable et contribuer à l’entretenir. Gobelin était fort aise d’avoir une pénitente initiée dans les secrets de la vie privée du roi et de sa favorite, et qui pouvait s’avancer et l’avancer lui-même82. Ceci nous ramène à la suite des faits.

Les arrangements qui eurent lieu pour l’éducation des deux premiers enfants du roi et de sa maîtresse, en 1670, ne doivent pas être confondus avec ceux qui, comme nous le verrons, se firent deux ans plus tard, en 1672, lorsque leur nombre fut double. Le 11e entretien de madame de Maintenon nous apprend que pour cacher l’existence des premiers enfants qui lui furent confiés, on les plaça avec leur nourrice, chacun séparément, dans une petite maison hors de Paris ; elle n’allait les y voir qu’à la dérobée ; elle profitait de tous les moments dont elle pouvait disposer pour se montrer dans sa société, afin que la curiosité ne cherchât pas l’emploi du temps qu’elle aurait dérobé à ses amis. Elle nous apprend qu’elle travailla à meubler elle-même au moins une de ces petites maisons. « Je montais à l’échelle pour faire l’ouvrage des tapissiers, parce qu’il ne fallait pas qu’ils entrassent. Les nourrices ne mettaient la main à rien, de peur d’être fatiguées et que leur lait ne fût moins bon. J’allais souvent de l’une à l’autre, à pied, déguisée, portant sous mon bras du linge, de la viande, et je passais quelquefois les nuits chez un de ces enfants malades dans une petite maison hors de Paris. Je rentrais chez moi le matin par une porte de derrière, et après m’être habillée le montais en voiture par celle de devant, pour aller à l’hôtel d’Albret ou de Richelieu, afin que ma société ordinaire ne sut pas seulement que j’avais un secret à garder. De peur qu’on ne le pénétrât, je me faisais saigner pour m’empêcher de rougir. »

On voit qu’une des précautions de cette vie mystérieuse consistait à lui ôter tout air de mystère, et voilà pourquoi jusqu’en 1672, la société de madame Scarron continuait à la voir habituellement. Elle était obligée, si on peut le dire, de se prodiguer elle-même pour mieux cacher le secret qui lui était confié.