(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXVIII » pp. 305-318
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXVIII » pp. 305-318

Chapitre XXVIII

Année 1672 (suite de la huitième période). — Molière, voyant les progrès des femmes de bonne compagnie, fait Les Femmes savantes . — Cette pièce n’a pas de succès. — Des commentateurs modernes qui ont pris sur eux de faire des applicatifs de cette pièce à la société de Rambouillet. — Exemples curieux et récents de méprises à l’égard de mesdames de Sévigné, de La Fayette et Deshoulières. — L’indignation de La Bruyère sur les clefs des Caractères.

Au commencement de 1672 on ignorait encore dans le public l’existence des enfants de madame de Montespan, et par conséquent on ignorait que madame Scarron fût leur gouvernante ; mais quelques amis, au nombre desquels était madame de Sévigné, la voyaient de temps en temps.

Nous avons lu, dans la lettre de madame de Sévigné, en date du 6 janvier 1672, que madame Scarron allait voir quelquefois madame de Coulanges, et que la veille elles s’y étaient trouvées ensemble avec madame de La Fayette, Segrais, Caderousse, l’abbé Testu, Guilleragues, Brancas.

Le 13 janvier 1672, elle écrivait encore : « Nous soupons tous les soirs avec madame Scarron. Elle a l’esprit aimable et merveilleusement droit. C’est un plaisir que de l’entendre raisonner sur les horribles agitations d’un certain pays qu’elle connaît bien… (la cour)… c’est une plaisante chose que de l’entendre causer sur tout cela… Nous parlons très souvent de vous. Elle aime votre esprit et vos manières, et quand vous nous retrouverez ici, vous n’aurez point à craindre de n’être pas à la mode. »

Cette continuation de société intime avait lieu malgré la vie mystérieuse des petites maisons de nourrices.

Cependant, Molière, qui voyait le train de la cour continuer, l’amour du roi et de madame de Montespan braver le scandale, imagina d’infliger un surcroît de ridicule aux femmes dont les mœurs chastes et l’esprit délicat étaient la censure muette mais profonde et continue de la dissolution de la cour. Il ne doutait pas que ce ne fut un moyen de plaire au roi et à madame de Montespan : en conséquence, le 11 mars 1672, il remit sur la scène, sous le nom de Femmes savantes, les prudes bourgeoises et beaux esprits qu’il avait si joyeusement travestis en 1669, sous le nom de Précieuses ridicules.

La pièce des Femmes savantes, jouée pour la première fois, en 1672, est une dernière malice de Molière, à double fin : d’abord pour se défendre de la réprobation de quelques mots de son langage et de quelques erreurs de sa morale ; ensuite pour servir les amours du roi et de madame de Montespan, qui blessaient tous les gens de bien et dont la mort récente de madame de Montausier était une éclatante condamnation. À cette époque le bel esprit avait perdu de son importance, la mode avait amené le goût de l’étude et des sciences. Les femmes les plus considérables par l’honnêteté de leurs mœurs, et à qui leur fortune et leur rang laissaient un loisir dont elles ne pouvaient faire un meilleur usage que de s’instruire, s’étaient appliquées à l’étude du grec et du latin, à la métaphysique de Descartes, aux sciences physiques et mathématiques, quelques-unes particulièrement à l’astronomie. C’étaient là les femmes dont les mœurs inquiétaient Molière, et offensaient la cour. C’étaient ces femmes-là que le poète voulait attaquer sous le nom de Femmes savantes.

Mais le ridicule d’étaler de la science ne pouvait être assez général pour être connu du public, pour le blesser et lui causer du plaisir sur la scène. Un travers de ce genre, qui ne peut exister que dans des conditions élevées, n’est d’aucune importance pour ces pères de famille que la médiocrité de fortune autorise à blâmer toute occupation qui distrait leur femme du soin de leur ménage : ajoutons qu’attaquer simplement les femmes savantes, c’eut été s’exposer à de dangereuses inimitiés. Il convint donc à Molière de supposer que des femmes, qui joignaient à quelque instruction la pureté et la décence des mœurs, étaient nécessairement une transformation de ces précieuses qui professaient l’amour platonique,

                              où l’on tient la pensée
Du commerce les sens nette et débarrassée,
Cette union des cœurs où les corps n’entrent pas.

Aussi dans Les Femmes savantes reproduit-il, en vers bien frappés, ce qu’il a fait dire, en prose, avec une trivialité exagérée, aux Précieuses ridicules, en 1669. Il les rétablit aussi dans l’horreur convulsive du mauvais langage, et surtout des expressions qui se rapportent à l’amour vulgaire et grossier ; il leur fait un supplice

                                             du barbare amas
De mots estropiés cousus par intervalle
De proverbes traînés dans tes ruisseaux des halles.

Il leur prête le projet d’une académie qui fera dans la langue des remuements ; une fondatrice ose dire :

Par nos lois, prose et vers tout nous sera soumis,
Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis.

Ces nouvelles précieuses sont d’un esprit un peu plus élevé que Cathos et Madelon, et portent plus loin leurs prétentions. Mais ce sont au fond les mêmes personnages. Ce sont des précieuses modifiées, prises dans la vie bourgeoise, à qui un mari peut dire fort raisonnablement :

Qu’on n’aille pas chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et qu’on se mêle un peu de ce qu’on fait chez soi.

Ce sont de sottes créatures qui méritent à peine cette leçon :

Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie
Doit être son étude et sa philosophie.

Les Femmes savantes, ai-je dit, sont Les Précieuses ridicules reproduites avec un ridicule de plus, celui de la science supposée par le poète dans une condition qui ne laisse point de loisir pour les études scientifiques, ce qui était absolument contraire à la réalité.

Cette dégradation des femmes savantes sauvait Molière du danger d’essayer le ridicule contre des personnages sur lesquels le ridicule ne mordait point, et du danger des inimitiés puissantes, mais il n’allait point au but, qui était d’affaiblir la considération des gens du monde, dont le poids était incommode pour la cour et dangereux pour le spectacle de Molière ; et d’ailleurs il avait peu de succès à attendre d’un ouvrage qui reproduisait la préciosité au moment où elle venait de rassasier le public, et où, par l’influence du théâtre même, elle cessait d’exister dans le monde. Le ridicule des précieuses était usé et ne se rajeunissait pas par son alliance avec le savantisme, qui ne pouvait être reproché qu’à un nombre infiniment petit de personnes opulentes ; il n’y avait pas là de quoi assurer le succès des Femmes savantes, aussi n’en eurent-elles point.

Le vice du sujet, et la manière dont Molière l’a traité, annoncent assez que l’opinion de la haute société pesait tout à la fois sur la cour et sur le poète, et n’embarrassait pas moins celui-ci qu’elle n’importunait l’autre. Il est évident par le travail de cette comédie qu’elle n’a été ni inspirée par le spectacle de la société, ni avouée par l’art. C’est une œuvre de combinaison politique, invitâ Minervâ. Le besoin de vengeance pour la cour et pour lui-même, et de précaution contre des malveillances au moins incommodes, se montrent fort à découvert dans des scènes où paraissent les deux savants et surtout dans celle où Clitandre, homme de la cour, les traite avec le plus insultant mépris. Ce mépris n’a rien de l’homme de lettres supérieur, il est tout orgueil de cour. Il descend des hauteurs du pouvoir offensé. On l’entend sortir des appartements de Versailles.

Il semble à trois gredins dans leur petit cerveau,
Que pour être imprimés et reliés en veau,
Les voilà dans l’état d’importantes personnes,
Qu’avec leur plume ils font le destin des couronnes,
Que sur eux l’univers a la vue attachée.

Trissotin dit avec raison à cet avocat de la cour :

Que c’est en courtisan qu’il en prend la défense.

Voltaire, qui, à la vérité, avait une bonne raison pour ne pas aimer que l’on décriât les femmes savantes (c’était son attachement pour la marquise du Châtelet), observe fort judicieusement et en homme de l’art, que dans la pièce dont nous parlons, « Molière attaque un ridicule qui semblait peu propre à réjouir ni la cour, ni le peuple à qui ce ridicule paraissait être également étranger, et qu’elle fut reçue d’abord assez froidement. Mais, ajoute Voltaire, les connaisseurs rendirent bientôt à Molière les suffrages de la ville, et un mot du roi lui donna ceux de la cour. »

Le suffrage du roi, qui explique très bien celui de la cour, et celui des connaisseurs de la ville, s’explique très clairement lui-même par l’intérêt qu’avait le prince à diminuer la considération des sociétés graves, de mœurs honnêtes, d’occupations nobles, à rendre ridicules les censeurs de ses désordres ; et c’est ce que Molière entreprit dans sa comédie des Femmes savantes, où il représente tout savoir dans les femmes comme une méprisable pédanterie, et toute critique, ou toute censure exercée de fait sur les opinions et les mœurs de la cour, comme une insolence digne de châtiment. Au reste, le style de cette pièce est plein de verve et rachète, autant qu’il est possible, le défaut du sujet85.

De nos jours, des commentateurs ont osé faire ce dont les écrits du temps de Molière se sont abstenus, et ce à quoi la volonté de Molière a été de ne donner ni occasion, ni prétexte ; ils ont pris sur eux d’appliquer des noms propres aux personnages ridicules, même odieux des Femmes savantes.

Il est fort probable que les directions primitives de l’esprit du poète ont été tournées contre la haute société et contre les hommes de lettres qui s’y étaient attachés ; que les atteindre a été son but secret. C’est sans doute une preuve de sagacité d’avoir reconnu le fond des intentions du poète ; mais n’avoir point remarque que la direction franche et naturelle est détournée dans l’exécution, que le trait primitif du dessin tracé dans la pensée de l’auteur s’est à peu près effacé et pour ainsi dire oblitéré dans l’ouvrage, et n’avoir point pénétré le motif de cette altération, c’est n’avoir pas porté la sagacité assez loin. Si on l’avait exercée à découvrir pourquoi ce poète, si heureux pour l’ordinaire dans le choix de ses sujets, qui marque toujours si clairement son but, qui y marche si franchement, a manqué ici de ces mérites, on aurait reconnu ce qu’il y avait d’embarrassant dans sa position en face de la société qu’il voulait attaquer pour plaire au roi, et qui, puissante dans l’opinion, gagnait tous les jouis dans l’esprit du roi lui-même.

Je ne puis retenir ici l’expression d’un sentiment dont j’ai eu plus d’une fois l’occasion de me pénétrer ; c’est que ce système est condamnable en littérature, en politique, et surtout en morale, qui convertit des ouvrages d’imagination en écrits historiques, et fait d’une satire ou d’une comédie un répertoire d’anecdotes. Quand un auteur n’a pas déclaré lui-même son ouvrage allégorique, on n’est pas autorisé à le supposer tel, par quelques rapprochements arbitraires ; et même quand if donne son ouvrage pour allégorique, il a seul le droit d’en donner la clef.

Le tourment que se sont donné plusieurs commentateurs notables pour faire de Rabelais un peintre d’histoire, et nous donner le fil historique qui doit lier, accorder, éclaircir le fatras mêlé dans son Pantagruel avec quelques satires piquantes et de bon sel, devrait bien dégoûter les commentateurs de nos poètes. Un poète qui peint des caractères fait comme le peintre de paysage : il emprunte des détails partout où il en trouve qui rient à son imagination et conviennent à ses vues ; il les rapproche, il les sépare de manière à en tirer des effets. Il en est ainsi des poètes et des moralistes même. Dans la clef qu’on a donnée des Caractères de La Bruyère, sur cent noms propres, il s’en trouve quatre-vingts dont l’auteur n’a jamais entendu parler. Pour peindre un personnage idéal, on emprunte des traits à vingt figures, sans avoir l’intention d’en peindre aucune.

Molière a donné lieu, comme La Bruyère, à bien des méprises, Les commentateurs veulent que le Trissotin des Femmes savantes soit précisément l’abbé Cottin. Mais Trissotin est un homme à marier, qui veut attraper une honnête famille, et Cottin était ecclésiastique. Trissotin est un malhonnête homme, et l’abbé Cottin avait une réputation intacte ; un coquin ne prêche pas dix-sept carêmes de suite à Notre-Dame. Montausier ne se laissait pas approcher familièrement par des hommes tarés. Madame de Sévigné, qui connaissait Cottin et ne le méprisait pas, ne se serait pas réjouie d’entendre la lecture du rôle de Trissotin par Molière, si c’eut été Cottin que ce rôle représentât.

Voici d’autres exemples fort remarquables de fausses applications, dans Les Femmes savantes :

Charpentier, directeur perpétuel de l’Académie française, et l’un des fondateurs de l’Académie des inscriptions, le même que Louis XIV avait chargé des inscriptions à mettre sous les peintures de Versailles, et de la composition des médailles de son règne, le même que Boileau appelle le gros Charpentier, s’avisa de dire un jour, ou du moins le Carpenteriana lui fait dire que la marquise de Rambouillet s’était indignée de l’impertinence de Molière, qui avait joué les femmes de sa société et elle-même dans Les Femmes savantes, et que Ménage, à qui elle demandait vengeance, avait eu le courage de déclarer la pièce un ouvrage parfaitement beau, au-dessus de tout reproche et de toute critique. Cette anecdote a été répétée dans plusieurs commentaires. M. Bret, autre commentateur, est venu et a remarqué qu’à l’époque où avait paru la pièce, la marquise de Rambouillet était morte ; elle l’était en effet depuis sept ans. Mais M. Bret, pour redresser la citation, prétend qu’il faut substituer le nom de madame de Montausier, Julie de Rambouillet, à celui de sa mère ; et il se trouve que madame de Montausier, à l’époque où parurent Les Femmes savantes, 1672, était morte aussi depuis deux ans ou environ ; M. Aimé Martin, éditeur du Molière variorum, nous apprend ces bévues redoublées, et il arrive que M. Aimé Martin tombe dans des fautes du même genre sur d’autres personnages de la même pièce. Il a trouvé le moyen d’établir que mesdames Deshoulières, de la Fayette et de Sévigné, qui, de son aveu, étaient les plus charmants esprits du siècle, étaient néanmoins du nombre des femmes dont Molière a voulu corriger la folie86 ; et il insinue qu’elles étaient de la coterie qui soutenait les Cottin, les Pradon et les Voiture ; il nous assure que madame de Sévigné, bien qu’admiratrice de Corneille, ne trouvait rien de plus charmant que le badinage de Voiture.

D’abord, mesdames de La Fayette et de Sévigné n’avaient rien de commun avec madame Deshoulieres. Madame de Sévigné ne parle pas une fois d’elle dans ses lettres. Madame de Sévigné avait douze ans de plus que madame Deshoulières ; mais ce n’était pas cette différence d’âge qui les empêchait de se voir, c’était l’opposition de mœurs et d’opinions politiques qui séparait de tous les Mancini, hommes et femmes, et de leurs affidés, tels que madame Deshoulières, tout ce qui était en relation d’amitié avec le grand Condé, avec sa sœur la duchesse de Longueville, avec le cardinal de Retz, le duc de La Rochefoucauld, société habituelle de madame de Sévigné.

Secondement, c’est dans Boileau, et dans Voltaire même, que le commentateur a vu l’éloge du charmant badinage de Voiture. Madame de Sévigné n’en a parlé que comme eux.

Quant à l’imputation d’avoir été de la coterie qui soutenait Pradon, ou, ce qui est la même chose, qui dépréciait Racine, comment pourrait-elle justifier Molière d’avoir attaqué madame de Sévigné dans Les Femmes savantes qui sont de 1672, puisque le premier débat qui a éclaté entre Pradon et Racine a eu lieu à l’occasion de Phèdre, qui n’a paru qu’en 1677 ?

Enfin, rappelons-nous ici deux faits qui repoussent l’insinuation de M. Aimé Martin ; le premier, c’est qu’en 1672, le duc de La Rochefoucauld invita madame de Sévigné à venir entendre chez lui une comédie de Molière,comédie qui ne pouvait être autre que Les Femmes savantes, publiée au mois de mai de cette année ; le second, c’est que madame de Sévigné écrit elle-même à sa fille, dans le même temps, qu’elle a ménagé au cardinal de Retz, retenu chez lui par la goutte, la lecture des Femmes savantes, par Molière, et Le Lutrin de Despréaux.

La Bruyère, dans la préface qui précède son discours de réception à l’Académie française, s’élève contre ces gens « qui, au lieu de prendre pour eux les divers traits semés dans un ouvrage, s’appliquent à découvrir lesquels et donnent au public de longues listes ou clefs des originaux auxquels ils ont jugé à propos de les appliquer. Fausses clefs, ajoute l’auteur, aussi inutiles au lecteur qu’injurieuses aux personnes dont les noms sont déchiffrés, et à l’écrivain. Dirai-je sérieusement, continue-t-il, et protesterai-je avec d’horribles serments, que je ne suis ni auteur, ni complice de ces clefs qui courent, et que je n’en ai donné aucune ? Ne serait-ce pas comme si je me tourmentais à soutenir que je ne suis pas un malhonnête homme, un homme sans pudeur, sans mœurs, sans conscience ? Mais comment aurais-je donné ces sortes de clefs, presque toutes différentes entre elles ? quel moyen de les faire servir à une même entrée ? Nommant des personnes de la cour et de la ville à qui je n’ai jamais parlé, que je ne connais point, peuvent-elles partir de moi ? Aurais-je donné celles qui se fabriquent à Romorentin, à Mortagne et à Belesme, dont les différentes applications sont à la baillive, au président de l’élection, au prévôt de la maréchaussée, et au prévôt de la collégiale ? J’ai peint à la vérité d’après nature ; j’ai pris un trait d’un côté et un trait d’un autre, et de ces divers traits, qui pouvaient convenir à une même personne, j’en ai fait des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les lecteurs par la satire de quelqu’un, qu’à leur proposer des défauts à éviter et des modèles à suivre ».

Il résulte de ce qui précède que la comédie de Molière, ou n’était pas une hostilité contre la société d’élite, ou était regardée par lui-même comme une hostilité impuissante dont il ne voulait pas cire accusé. Elle n’empêchait pas le crédit de madame Scarron à la cour même, et l’inclination du roi vers les mœurs douces, honnêtes, et polies de la société dont elle était un ornement.