(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXII » pp. 355-377
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXII » pp. 355-377

Chapitre XXXII

Année 1675 (suite de la huitième période). — Le roi donne, pour la première fois, à madame Scarron, le nom de madame de Maintenon. — Prédications du P. Bourdaloue. Nouvelle et éclatante séparation du roi et de madame de Montespan. — Fables accréditées sur les motifs et sur les circonstances de cette séparation. — Le roi va en Flandre, madame de Maintenon à Barèges avec les enfants, madame de Montespan à sa terre de Clagny. — Dépenses de madame de Montespan à Clagny. — Rapprochement du roi et de madame de Montespan. — Mort de Turenne. — Nouvelle séparation du roi et de madame de Montespan. — Madame de Maintenon revient de Barèges. — Faveur de madame de Maintenon.

L’année 1675 éclaircit beaucoup l’avenir que pouvait espérer Madame Scarron, et lui fit entrevoir sa destinée.

Le 7 janvier elle écrivait à Gobelin : « Mes sentiments et mes irrésolutions sont toujours les mêmes. Il faut attendre le temps du voyage de Barèges, et le faire si le petit duc le fait… J’ai grande envie d’aller à Maintenon, mais les maux de ces enfants me retiennent. »

Les irrésolutions concernaient l’alternative de se retirer de la cour ou d’y continuer sa résidence. Elles étaient très naturelles. Madame de Montespan, par ses plaintes, par ses insinuations, faisait varier sans cesse, non l’estime et l’affection du roi pour la gouvernante, mais son accueil et son humeur : celle-ci, confiante et dépitée tour à tour, suivant que les influences de la maîtresse s’exerçaient pour ou contre elle. Sa fierté blessée se soumettait à l’intérêt qu’excitait en elle la mauvaise santé des enfants confiés à ses soins.

Peu de temps après, un mot tout à fait inattendu, que le roi prononça tout simplement et comme par habitude, marqua l’époque d’un changement heureux dans la condition de la gouvernante. En lui parlant, il la nomma madame de Maintenon. « Il est très vrai », écrit-elle, le 6 février, à madame de Coulanges, « que le roi m’a nommée madame de Maintenon et que j’ai eu l’imbécillité d’en rougir, et tout aussi vrai que jamais de plus grandes complaisances pour lui que de porter le nom d’une terre qu’il m’a donnée. »Ce nom échappé au roi comme un mot dès longtemps usité, cette rougeur de celle qui le reçoit pour la première fois, cette expression d’étonnement et de reconnaissance, qu’aucun autre bienfait antérieur ne paraît avoir excité dans madame de Maintenon, montrent qu’elle sentit à l’instant tout ce que renfermait de bon pour elle cette substitution d’un nom nouveau à celui qu’elle portait. En effet, ce n’était pas une vaine et frivole distinction accordée à la vanité ; c’était un baptême nouveau qui, mettant en oubli un nom sous lequel elle pouvait se plaindre d’avoir souffert des humiliations, pour lui en donner un autre, annonçait le dessein de faire d’elle, ou plutôt que le roi voyait déjà en elle une autre personne sous cet autre nom et marquait l’époque d’une existence plus élevée.

Il est au reste, inutile de faire remarquer ces mots : une terre que le roi m’a donnée ; ils prouvent, qu’outre les 200 000 francs dont nous avons vu le don, le roi avait ajouté le complément du prix de la terre, qui s’élevait à 50 000 francs.

Mais un autre événement marqua bien autrement la révolution qui s’opérait dans la fortune de madame de Maintenon : ce fut la séparation qui eut lieu entre le roi et madame de Montespan, après les prédications de la semaine sainte, où le P. Bourdaloue avait déployé, pour la seconde fois, son éloquence foudroyante. L’effroi ou la honte que ces prédications parurent jeter dans l’âme des deux amants, furent plus forts et plus déterminants en 1675 qu’ils ne l’avaient été dans les années précédentes, où les carêmes n’avaient pas été prêches avec moins de véhémence, et où les vérités de la religion n’avaient pourtant rien obtenu. On voit la raison de cette différence : le roi, fatigué de madame de Montespan comme eut pu l’être un vieux mari, commençait à cédera l’attrait de madame de Maintenon. D’un autre côté, madame de Montespan, toujours soupçonnée d’avoir eu peu d’amour pour le roi, était irritée de la préférence qu’elle entrevoyait pour une autre ; un éclat lui convenait, ne fût-ce que comme moyen de reconnaître ce qu’il lui restait de pouvoir et peut-être de rajeunir l’affection du roi. Les déclamations des prédicateurs contre les unions illégitimes trouvèrent facilement accès dans des âmes où s’étaient refroidis des intérêts jusque-là sourds et rebelles à leur égard.

Bien des détails ont été écrits l’imagination, ou du moins sans preuve, quelques-uns même en dépit de preuves opposées, sur cette rupture et sur la manière dont madame de Maintenon figura dans les premiers mouvements auxquels elle donna lieu à la cour.

D’abord, madame de Caylus a fait deux anachronismes à ce sujet. Elle a confondu cette rupture avec la courte interruption de liaison qui eut lieu en 1671. 2º Elle la place après le jubilé, qui n’eut lieu qu’en 1676, au lieu de l’indiquer après la semaine sainte de 1675. Elle a confondu les circonstances des deux crises de 1671 et 1673, qui n’eurent rien de commun. M. de Beausset, dans l’Histoire de Bossuet, redresse la seconde des erreurs de date de madame de Caylus, mais il partage la première ; et M. de Monmerqué, dont les recherches sont toujours si exactes, s’est confié à celles de M. de Beausset, qui cette fois ne le sont pas. M. de Beausset établît aussi que dans la rupture de 1670 madame de Montespan reçut ordre de quitter la cour et fut envoyée à Paris 105 ; en quoi il diffère de La Beaumelle qui, dans les Mémoires de Maintenon 106, a fait une longue narration des circonstances de la séparation : ce fut, selon lui, madame de Montespan qui en prit la première résolution, qui s’éloigna de Paris avec un courage héroïque qu’affermissaient les exhortations de madame de Maintenon ; et le roi, informé de ce départ inattendu, fait appeler celle-ci pour en connaître les moindres circonstances et en approfondir les motifs, et madame de Maintenon emploie toute son éloquence pour combattre la douleur du roi et ramener à une sainte résignation. Trente pages de La Beaumelle contiennent cette histoire presque toute dialoguée, à laquelle il ne manque que l’appui d’un témoignage quelconque, ou au moins de quelque indication conforme dans les correspondances du temps. Je me borne aux faits prouvés par de bonnes autorités. Il n’y a de fait prouvé dans ce que dit La Beaumelle que l’appel de madame de Maintenon près du roi, après le départ de madame de Montespan, ainsi que nous verrons tout à l’heure. En ce qui regarde le fait de la séparation, madame de Caylus se borne aux paroles suivantes : « Ces deux amants, pressés par leur conscience, se séparèrent de bonne foi, ou du moins ils le crurent. Madame de Montespan vint à Paris, visita les églises, jeûna, pria et pleura ses péchés. Le roi, de son côté, fit tout ce qu’un bon chrétien doit faire. »

Le 16 avril, peu après l’événement, madame de Scudéry écrivait au comte de Bussy-Rabutin : « Le roi et madame de Montespan se sont quittés, s’aimant, dit-on, plus que la vie, purement par un principe de religion. On dit qu’elle retournera à la cour sans être logée au château et sans voir jamais le roi que chez la reine. J’en doute, ou que du moins cela puisse durer ainsi, car il y aurait grand danger que l’amour ne reprît le dessus. »

Le 10 mai, madame de Sévigné écrit à son cousin : « Je ne vous parle pas de tout ce qui s’est passé ici depuis un mois. Il y aurait beaucoup de choses à dire, je n’en trouve pas une écrire. »

Bussy, instruit par madame de Scudéry, répond nettement à madame de Sévigné, malgré la réserve de celle-ci : « Je ne doute point que l’amour ne soit égal à ce qu’il était, et que toute la différence n’aille qu’à plus de mystère : ce qui le fera durer plus longtemps. » Nous verrons si ce jugement d’un homme du monde n’était pas aussi éclairé que la confiance de l’évêque de Condom dans la conversion des amants l’était peu.

Dès que la séparation fut décidée et opérée, le roi fit ses dévotions et partit pour l’armée sans voir madame de Montespan, même sans lui écrire Madame de Montespan alla à Clagny, où elle avait à dépenser quelques millions que le roi lui avait donnés pour adoucir ses chagrins ou pour soulager l’ennui de la contrainte passagère à laquelle elle se soumettait107.

Le roi, étant à l’armée, recevait par écrit la suite des conseils et des exhortations de Bossuet. Le 7 juin 1676, madame de Sévigné écrit à sa fille : « Le roi a fait ses dévotions à la Pentecôte108. Madame de Montespan les a faites de son côté. Sa vie est exemplaire. Elle est très occupée de ses ouvriers, et va à Saint-Cloud où elle joue au Hoca. » Ce jeu de hasard était devenu en vogue après la bassette. Saint-Cloud était la résidence de Monsieur.

L’héroïque renonciation à la cour, attribuée par La Beaumelle à l’esprit de pénitence dont madame de Montespan se trouva si subitement et si complètement animée, les encouragements dont il prétend que madame de Maintenon fortifia son amie, sont des fables démenties par une lettre de madame de Maintenon à Gobelin, au moment que la résolution du roi éclata. Voici ses paroles : « Je n’ai jamais eu tant d’envie de vous voir que dans cette affaire-ci. Mais nous faisons une vie qui m’ôte toute espérance de pouvoir vous donner un rendez-vous sûr, car madame rie Montespan sort depuis le matin jusqu’au soir, et n’a gardé la chambre qu’un seul jour, et je n’en fus pas avertie. Cependant je vous verrai avant mon départ109. Je ne puis vous marquer le jour. Vous entendrez dire que je vis hier le roi. Ne craignez rien ; je lui parlai en chrétienne et en véritable amie de madame de Montespan. » Cette lettre, qui n’est point expressément datée, porte sa date dans les faits qu’elle présente.

Les trois personnages qui s’étaient séparés à la fin d’avril, le furent pour plusieurs mois. Le roi était, comme on l’a vu, à l’armée de Flandre, madame de Montespan dans sa maison de Clagny, où Le Nôtre dépensait l’argent consolateur de l’amant magnifique ; madame de Maintenon était à Barèges avec le duc du Maine.

Le voyage de madame de Maintenon se faisait à petites journées, et se prolongeait encore par des séjours dans tous les lieux où le jeune prince se plaisait ; et aussi dans le Poitou, pays natal des d’Aubigné, ou elle prenait plaisir à visiter sa famille.

Dans le cours de ce voyage, elle écrit, le 20 mai, du Petit-Niort, à l’abbé Gobelin, une lettre dans laquelle se trouve un passage remarquable : « J’ai dîné aujourd’hui à Pons, et je suis venue souper ici ; nous coucherons demain à Blaye. M. et madame la maréchale d’Albret nous ont reçus avec tous les honneurs et toute l’amitié que M. le duc et moi pouvions espérer. Enfin les présents nous traitent fort bien ; mais il n’en est pas de même des absents. Et vous aussi, vous m’abandonnez ! Je ne reçois de lettres que d’un seul homme, et si l’on continue, on me persuadera qu’il ne faut faire fond que sur des gens dont l’amitié est plus vive que vous ne le voulez. »Ce seul homme dont elle reçoit des nouvelles, et dont l’amitié est plus vive qu’elle ne voudrait, est évidemment le roi. Je ne néglige aucune preuve de l’attention persévérante du roi, parce que la longue durée de ses sollicitations annonce d’avance jusqu’où pourra aller son amour.

Madame de Maintenon n’est revenue de Barèges, avec le jeune prince, que dans le mois de novembre. Pendant son absence, que se passait-il à la cour et à l’armée ?

L’histoire nous apprend que le roi, qui était parti dans les premiers jours du mois de mai pour l’armée des Pays-Bas, prit Dinan le 29 et ne revint à Versailles que le 18 ou le 20 juillet.

Pendant ce temps-là, madame de Montespan partageait son temps entre l’embellissement de Clagny et des empressements pleins de respect pour la reine, qui prenait plaisir favoriser son beau repentir, et sa résignation à une vie plus régulière.

Ici je n’ai rien de mieux à faire que de transcrire les relations de madame de Sévigné à sa file. Le 12 juin, elle lui écrit ce qui suit : « Madame de Montespan continue son bâtiment ; elle s’amuse fort à ses ouvriers. Monsieur la voit souvent ; elle va à Saint-Cloud jouer à l’hombre… La reine alla hier faire collation à Trianon. Elle descendit à l’église, puis à Clagny, où elle prit madame de Montespan dans son carrosse et la mena à Trianon avec elle. »

Le 14 juin. « La reine, en allant prendre madame de Montespan à Clagny, monta dans sa chambre, où elle fut une demi-heure. Elle alla dans celle de M. du Vexin, qui était un peu malade, et puis emmena madame de Montespan à Trianon. »

Le même jour : « Il y a des dames qui ont été à Clagny. Elles trouvèrent la belle si occupée de ses ouvrages et des enchantements que l’on fait pour y elle, que pour moi je me représente Didon qui fait bâtir Carthage110. La suite de cette histoire ne se ressemblera pas… La reine a diné aujourd’hui aux Carmélites du Bouloi, avec madame de Montespan et madame de Fontevrault. Vous verrez de quelle manière se tournera cette amitié. »

Le 28 juin, « Vous jugez très bien de Quantova (madame de Montespan) ; si elle peut ne point reprendre ses vieilles brisées, elle poussera sa grandeur au-delà des nues ; mais il faudrait qu’elle se mît en état d’être aimée toute l’année sans scrupule111 ; en attendant, sa maison est pleine de toute la cour ; les visites se font alternativement, et la considération est sans bornes. »

Une autre lettre, du 3 juillet, porte :

« Ah ! que l’autorité et la considération seront poussées loin si la conduite du retour est habile ? Cela est plaisant, que tous les intérêts de Quanto et toute sa politique s’accordent avec le christianisme, et que le conseil de ses amis ne soit que la même chose avec celui de M. de Condom (Bossuet). Vous ne sauriez vous représenter le triomphe où elle est au milieu de ses ouvriers, qui sont au nombre de douze cents : le palais d’Apollidon et les jardins d’Armide en sont une légère description. La femme de son ami solide (la reine) lui fait des visites, et la famille tour à tour ; elle passe nettement devant toutes les duchesses ; et celle qu’elle a placée (madame de Richelieu) témoigne tous les jours sa reconnaissance par les pas qu’elle fait faire112.

« Madame de Richelieu a reçu des lettres du roi si excessivement tendres et obligeantes, qu’elle doit être plus que payée de tout ce qu’elle a fait. »

Le roi, dont l’amour s’était ranimé par l’absence, par la contradiction et par l’ivresse d’une campagne glorieuse, était bien aise que sa maîtresse fut toujours considérée à la cour, et l’entrée en grâce près de la reine. Nous ne tarderons pas à voir si c’était pour que ma prétendue pénitente fût dédommagée d’un sacrifice héroïque, ou pour qu’elle fût en position de continuer son ancienne vie, en se couvrant d’un voile imposteur.

Puis-je me dispenser, dans un ouvrage qui a pour objet l’histoire de la société d’élite, de faire remarquer dans ces lettres de madame de Sévigné, des 28 juin et 3 juillet, la conformité des principes d’honnêteté dont elle et ses amies étaient animées, avec tes principes religieux de Bossuet. C’était dans cette honnêteté, toute morale, que résidait la grande puissance qui devait ramener un roi dissolu à des mœurs décentes ; car la religion n’agit sur Louis XIV qu’après l’ascendant de la morale, aidée par les charmes de l’esprit et de la raison. Comment ne pas admirer la profondeur de raison et d’honnêteté qui caractérise le jugement de madame de Sévigné sur la situation de madame de Montespan, et sur les avantages qu’elle en peut retirer ! Et quel style, quelle transparence, quelle modestie dans les paroles qui voilent le fond de la pensée.

Les choses ne devaient pas tourner comme l’évêque de Condom, madame de Maintenon, madame de Sévigné, et leurs nobles amies l’avaient entendu. Voici comment M. de Beaussel, dans son Histoire de Bossuet, s’exprime sur ce sujet113.

« Louis XIV n’était pas encore revenu de l’armée. Il n’avait pas encore vu madame de Montespan, et déjà il avait fait parvenir ses ordres à Versailles, pour qu’elle s’y trouvât au moment où il y arriverait.

« Bossuet, averti d’un changement si imprévu, crut devoir tenter un dernier effort114. Il se rendit au-devant du roi, à huit lieues de Versailles, et parut devant lui. Il n’eut pas besoin de parler : la tristesse religieuse empreinte sur son visage révélait toute la douleur de son âme. Aussitôt que Louis XIV l’aperçut, il lui adressa ces paroles accablantes : Ne me dîtes rien ; j’ai donné mes ordres pour qu’on prépare au château un logement pour madame de Montespan. »

Madame de Sévigné, dans une lettre du 24 juillet, raconte à sa fille l’arrivée du roi. « Le roi arriva dimanche matin à Versailles ; la reine, madame de Montespan, et toutes les dames étaient allées, dès le samedi, reprendre tous leurs appartements ordinaires. Un moment après être arrivé, le roi alla faire ses visites. La seule différence, c’est qu’on joue dans ces grands appartements que vous connaissez. »(Cette différence était fort grande pour les relations d’intimité.) « Nous avons fort causé à Pomponne. Une de nos folies a été de souhaiter de découvrir tous les dessous de cartes des choses que nous croyions voir et que nous ne voyions point, tout ce qui se passe dans les familles où nous trouverions de la haine, de la jalousie, de la rage, du mépris, au lieu de toutes les belles choses qu’on met au-dessus du panier ; et qui passent pour des vérités115. Je souhaiterais un cabinet tout tapissé de dessous de cartes au lieu de tableaux… Nous trouvions plaisant d’imaginer que de la plupart des choses que nous croyions voir, on nous détromperait. »

26 juillet. « La cour s’en va à Fontainebleau, c’est Madame qui le veut. Il est certain que l’ami de Quantova (le roi) dit à sa femme et à son curé par deux fois : Soyez persuadés que je n’ai pas changé les résolutions que j’avais en partant ; fiez-vous à ma parole, et instruisez les curieux de mes sentiments116. »

31 juillet. « On devait partir aujourd’hui pour Fontainebleau, où les plaisirs devaient devenir des peines par leur multiplicité : tout était prêt. Il arrive un coup de massue qui rabaisse la joie (la mort de M. de Turenne). Le peuple dit que c’est à cause de Quantova (madame de Montespan). L’attachement est toujours extrême. On en fait assez pour fâcher le curé et tout le monde, et peut-être pas assez pour elle ; car dans son triomphe extérieur il y a un fonds de tristesse. »

7 août 1675. « Toutes les dames de la reine sont précisément celles qui font la compagnie de madame de Montespan. On y joue tour à tour : on y mange : il y a des concerts tous les soirs. Rien n’est caché, rien n’est secret ; les promenades en triomphe : cet air déplairait encore plus à une femme qui serait un peu jalouse ; mais tout le monde est content. »

La suite de cette lettre se rapporte à la situation de mesdames de Montespan et de Maintenon à l’égard l’une de l’autre. Elle dévoile le dessous de carte que la lettre du 24 juillet indique mystérieusement. Ce dessous de carte est que, malgré les apparences d’amitié qui, aux yeux du public, unissent mesdames de Montespan et de Maintenon, elles se détestent depuis près de deux ans ; « que la première est révoltée de l’orgueil de la seconde, qui veut bien être au père, point à la mère » ; et qui a bien d’autres torts. Nous avons parlé de cette lettre sous la date de 1673, parce qu’elle s’applique à deux années de mésintelligences, de prétentions d’un côté, de griefs de l’autre… « Ce secret, ajoute la lettre, roule sous terre depuis plus de six mois. Il se répand un peu, et je crois que vous en serez surprise. »

Le 21 août, quatorze jours après ce qu’on vient de lire, madame de Sévigné écrit à sa fille : « Les amies de la voyageuse (mesdames de la Fayette, de Coulanges, d’Heudicourt, etc.) s’apercevant que le dessous des cartes (le trop d’amitié du roi pour cette glorieuse et la jalousie de madame de Montespan) se découvre, affectent fort de rire et de tourner cela en plaisanterie. » Il eut été, en effet, de fort mauvais goût que des amies de madame de Maintenon consentissent à regarder les préférences marquées par le roi à la gouvernante comme des avances sérieuses et pressantes : c’était chose fort convenable d’affecter d’en rire comme d’une plaisanterie sans conséquence.

Madame de Sévigné ajoute : « Elles conviennent qu’il y a quelque chose, mais que tout est raccommodé (entre le roi et madame de Montespan). Je ne réponds ni du présent, ni de l’avenir, dans un tel pays ; mais du passé je vous en assure. »

Elle revient ensuite à la situation de madame de Montespan au milieu de la cour. « La souveraineté est rétablie (pour elle) comme depuis Pharamond. Quanto joue en robe de chambre avec la dame du château (avec la reine) qui se trouve trop heureuse d’être reçue, et qui souvent est chassée par un coup d’œil qu’on fait à la femme de chambre »(à la darne d’honneur, madame de Richelieu).

Malgré cette belle apparence, et la confiance présomptueuse, et l’insolence qu’affectait madame de Montespan, le dégoût du roi était devenu la mesure de ses scrupules de dévotion ; et il s’établit une séparation formelle entre le roi et elle. Lisons madame de Sévigné qui en donne la nouvelle à sa fille, le 11 septembre 1675. « Il est certain que l’ami (le roi) et Quanto (madame de Montespan) sont véritablement séparés ; mais la douleur de la demoiselle (madame de Montespan) est fréquente et même jusqu’aux larmes, de voir à quel point l’ami s’en passe bien, Il ne pleurait que sa liberté et ce lieu de sûreté contre la dame du château. » Il ne pleurait, pendant la séparation, que la liberté qu’il trouvait dans la maison de la maîtresse, et un lieu où il pouvait échappera l’ennui que lui causait la société de la reine.) « Le reste (l’intimité de sa maîtresse), par quelque raison que ce puisse être, ne lui tenait plus au cœur. Il a retrouvé cette société qui lui plaît (les amis de madame de Montespan). Il est gai et content de n’être plus dans le trouble, et l’on (madame de Montespan) tremble que cela ne veuille dire une diminution (d’attachement), et l’on pleure. Et si le contraire était (si le roi était triste), on pleurerait et on tremblerait encore : ainsi le repos est chassé de cette place. Voilà sur quoi vous pourrez faire nos réflexions comme sur une vérité. Je crois que vous m’entendez. »

Pendant cette comédie, madame de Maintenon donnait ses soins au duc du Maine à Barèges. Elle était informée de tout ce qui se passait. Elle se persuadait, avec raison, que la bienveillance, l’amitié même dont la marquise pénitente lui avait donné des témoignages au moment de leur séparation, laisseraient bientôt renaître les jalousies et les défiances de la marquise rentrée en faveur.

Le 27 octobre, elle écrivait, de Bagnères, à l’abbé Gobelin : « Ces agitations (elle parle de celles que lui causait la santé du duc du Maine) ne sont pas les seules que je souffre. On me tourmente du côté de la cour par des éclaircissements. Notre duchesse (madame de Richelieu) me persécute pour y demeurer. Je meurs d’envie d’en sortir. Mais je voudrais n’y être point brouillée. Cela est difficile à accommoder, et je passe ma vie dans des horribles qui m’ôtent tous les plaisirs du monde et la paix qu’il faudrait pour servir Dieu. Voilà à peu près l’état où le suis, assez indifférente d’ailleurs sur les événements. Je crois que notre duchesse vous en entretiendra ; je voudrais que vous puissiez tomber d’accord de quelque chose de précis. Ma conscience est au même état où vous l’avez toujours connue, etc. »

Madame de Sévigné écrit à sa fille, le 3 novembre : « M. Boucherat a passé par Véret. Il a vu à Blois madame de Maintenon et M. du Maine qui marche. Cette joie est grande. Madame de Montespan fut au-devant de ce joli prince avec la bonne abbesse de Fontevrault et madame de Thianges : je crois qu’un si heureux voyage réchauffera le cœur des deux amies. »

10 novembre. « Rien ne fut plus agréable que la surprise qu’on fit au roi. Il n’attendait M. du Maine que le lendemain ; il le vit entrer dans sa chambre, marchant et mené seulement par la main de madame de Maintenon ; ce fut un transit port de joie. M. de Louvois alla voir en arrivant cette gouvernante ; elle soupa chez madame de Richelieu, les uns lui baisant la main, les autres la robe ; et elle, se moquant d’eux tous, si elle n’est bien changée ; mais on dit qu’elle l’est. Madame de Coulanges revient : je n’en ai jamais douté. »

18 décembre. « Je suis étonnée de ce qu’on m’apprend de madame de Maintenon. On dit qu’elle n’est plus si fort l’admiration de tout le monde, et que le proverbe a fait son effet en elle ; mon amie de Lyon (madame de Coulanges) m’en paraît moins coiffée. La dame d’honneur même n’a plus les mêmes empressements, et cela fait faire des réflexions morales et chrétiennes à ma petite amie (probablement madame de Vins, belle-sœur de M. de Pomponne). »

Les amies de madame de Maintenon, persuadées de sa faveur, croyaient trop facilement qu’elle on était enivrée ; elle était au contraire très occupée de ce qu’elle voyait de triste dans sa situation. Elle était l’objet des secrètes et tendres sollicitations du roi et ne voulait pas y répondre ; et madame de Montespan était de nouveau rendue aux habitudes de ce prince, pour qui le plaisir était un besoin. Une lettre que madame de Maintenon écrit à Gobelin, de Versailles, sans date, mais qui est de peu de temps postérieure à son retour des eaux, exprime la tristesse qu’elle éprouvait alors. « Il est vrai que j’ai été dans une extrême tristesse les premiers joins que j’ai été ici. Mais il me semble que j’en ai un peu moins présentement… Je me fais des retraites plus ou moins sévères, selon l’état où seront mes affaires ; j’avais dans la tête trois affaires dont il y a déjà deux de faites : ce sont des avis que j’ai demandés et obtenus, et sur lesquels le roi me donnera quelque somme : je ne sais pas encore ce que ce sera. L’autre est un mariage pour mon frère. Je deviens la plus intéressée créature du monde, et je ne songe plus qu’à augmenter mon bien. Mais ce n’est pas sans scrupule, et j’ai de la peine du côté de la cour, à presser des gens de me faire des grâces, quand je pense que ce n’est que pour les quitter. Cependant je m’y trouve plus résolue que jamais, et rien ne me paraît si difficile que de demeurer dans l’état où je suis. »

Cette lettre est l’expression d’une mélancolie profonde. Elle est d’une femme souffrante qui, bien qu’exempte de jalousie, ne peut supporter l’aspect d’une liaison désordonnée et si opposée à tous les avantages qu’elle espérait de sa raison, de sa vertu, et de ses soins pour le jeune prince dont elle était chargée.

C’est cette mélancolie qui lui rendait insupportables des empressements adressés à sa faveur apparente ; c’est cette sorte de tristesse que madame de Coulanges, femme spirituelle, mais légère et vaniteuse, prenait pour un refroidissement opéré par une fortune inespérée.

 

L’année 1675 peut se résumer ainsi : Elle commence par la manifestation de la bienveillance royale, exprimée par le changement du nom de Scarron en celui de madame de Maintenon.

La jalousie de madame de Montespan est arrêtée par un mouvement de dévotion qui paraît avoir décidé le roi à se séparer d’elle : elle s’éloigne ; le roi rapproche de lui madame de Maintenon qui croit à sa conversion et l’y encourage.

Le roi va à l’armée ; madame de Maintenon à Barèges avec le duc du Maine ; madame de Montespan à sa campagne. L’absence, les lettres, raniment l’amour du roi pour sa maîtresse. Il lui prodigue l’argent, elle rend son habitation digne de le recevoir ; les amants sont réconciliés avant de se revoir. Ils se croient ranimés par de nouveaux feux. Madame de Montespan reprend son rang, son service, son appartement à la cour. Mais bientôt le roi retombe dans sa froideur.

C’est durant cette rechute que madame de Maintenon arrive et ramène sur ses jambes l’enfant chéri qu’elle a emmené impotent. Madame de Montespan s’attriste, s’afflige ; madame de Maintenon reçoit avec une inquiétude mélancolique les témoignages de la satisfaction du roi, les amitiés équivoques de madame de Montespan, les empressements de la cour, ceux de ses amis, qui se méprennent à l’embarras que sa situation mêle à l’accueil qu’elle leur fait.

J’ai composé un long chapitre pour dire ce que je viens de résumer en dix lignes ; mais ce chapitre est un assemblage de fragments tirés des écrits de mesdames de Sévigné et de Maintenon, et je n’ai pu résister au plaisir de les transcrire.

L’année suivante n’amènera pas encore le dénouement de ce drame, mais y jettera des incidents propres à en ranimer l’intérêt.