(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXVI » pp. 413-441
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXVI » pp. 413-441

Chapitre XXXVI

Suite de 1677 et 1678 (continuation de la huitième période). — Notions sur les rapports de la littérature avec les mœurs de la cour en 1677 et 1678. — Boileau en 1677. — Racine. — Incidents relatifs à Phèdre. — Méprise des écrivains qui imputent les critiques de Phèdre a la société de Rambouillet. — Autre méprise sur la satire de Boileau à l’occasion de Phèdre. — Fausseté de l’assertion que madame de Sévigné protégeait Pradon et n’aimait pas Racine. — Relations de madame de Sévigné avec Molière, La Fontaine, Boileau et Racine.

L’ordre des temps exige que nous examinions ici les rapports qui s’établirent entre les hommes de lettres et la société polie, lorsque ses progrès et les préférences que madame de Maintenon obtenait du roi sur ses maîtresses même, furent devenus très sensibles ; en d’autres mots, les nouveaux rapports qui s’établirent entre les mœurs devenues dominantes et la littérature.

Nous avons vu plus haut qu’en 1673, à l’époque de la mort de Molière, les trois amis qui lui survécurent avaient déjà arrêté le cours de leur fécondité, et qu’ils avaient exprimé, par un long silence, l’étonnement de ce qui se passait, le besoin d’étudier, d’observer, de suivre le changement qui s’opérait dans les mœurs de la haute société. Je vais ici donner des notions précises de cette période d’incertitude, d’hésitation et de stérilité presque absolue.

La réserve des mœurs ni celle du langage n’avaient pas attendu la sévérité des habitudes religieuses qui se déclarèrent plus tard, pour s’établir dans la bonne compagnie. Vous ne trouverez pas un mot grossier, une locution basse, une expression licencieuse dans les écrits des Sévigné, des La Fayette, des La Suze, des Coulanges, des deux belles-sœurs Scudéry, qui ont précédé le règne de madame de Maintenon, ni dans ceux de femmes qui ont été fort dégagées des préceptes de son école : telle a été madame de Caylus, sa nièce et son élève ; telle a été la marquise de Lambert. Des mots grossiers qu’a protégés Molière, vous n’en retrouverez aucun dans ses successeurs au Théâtre-Français, ni dans Regnard, ni même dans les comédies de Dancourt. Vous n’en retrouverez rien dans La Bruyère, qui, plus varié que Molière, a écrit sur tous les tons et peint toutes sortes de caractères. Sans doute on ne peut pas plus comparer La Bruyère à Molière qu’on ne compare le talent de peindre les caractères à celui de les faire agir et de faire sortir leurs traits de la situation où l’art sait les placer ; mais, supérieur à Molière par l’étendue, la profondeur, la diversité, la sagacité, la moralité de ses observations, il est son émule dans l’art d’écrire et de décrire, et son talent de peindre est si parfait, qu’il n’a pas besoin de comédiens pour vous imprimer dans l’esprit la figure et le mouvement de ses personnages.

Voyons l’effet que ce changement de la société produisit sur les trois poêles qui survécurent à Molière : Boileau, Racine et La Fontaine.

La mort de Molière n’avait pas seule affaibli ou assoupi la muse satirique de Boileau, en le privant de la gaîté et de la confiance que la satire exige. L’adversité, qui, dans le même temps, menaçait les intérêts politiques du roi, concourut puissamment à arrêter l’essor du poète, devant le changement des mœurs de la haute société.

Dès 1674, il sentit qu’il lui convenait de se rapprocher des personnes dont on avait pu le croire éloigné. Dans cette année, il publia son épître y à Guilleragues, secrétaire du cabinet. Il lui demandait conseil.

Apprends-moi, si je dois ou me taire, ou parler…
Aujourd’hui vieux lion, je suis doux et traitable126
Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis.
C’est l’erreur que je fuis, c’est la vertu que j’aime.
Je songe à me connaître, et me cherche en moi-même.
C’est là l’unique étude où je veux m’attacher.
Que, l’astrolabe en main, un autre aille chercher
Si le soleil est fixe, ou tourne sur son axe ;
Si Saturne, à nos yeux, peut faire un parallaxe…
Pour moi, etc.

Madame de La Sablière eut le malheur de remarquer que l’astrolabe sert à mesurer la hauteur des astres et non à reconnaître si la terre tourne ou est fixe ; et que parallaxe est du féminin.

On a supposé que ces remarques justes et inoffensives avaient été rapportées à Boileau, et que c’est à madame de La Sablière que s’appliquent ces quatre vers de sa dixième satire, publiée en 1693, dix-neuf ans après l’épître critiquée, peu avant ou peu après la mort de cette femme aimable, qui eut lieu dans la même année. En parlant d’une savante, l’auteur dit :

D’où vient qu’elle a l’œil trouble et le teint si terni ?
C’est que sur le calcul, dit-on, de Cassini,
Un astrolabe en main, elle a, dans sa gouttière,
À suivre Jupiter passé la nuit entière.

Il faut croire, pour l’honneur du poète, qu’il n’a pas couvé dix-neuf ans une vengeance si peu méritée, pour la faire éclater précisément dans l’année où mourut madame de La Sablière. Il est présumable qu’il aura fait les vers qui la concernent peu après la critique que son irritable génie regardait comme une injure ; mais qu’il aura été détourné de les publier par la crainte de se mettre subitement en contradiction avec l’épître où il paraissait vouloir s’élever à un genre plus grave que celui de la satire ; qu’il aura mise dans son portefeuille, en attendant que le démon de la satire le reprît. C’est ainsi qu’il en a usé, en 1677, contre une autre dame, qu’il soupçonnait d’avoir protégé Pradon contre Racine.

Dans cette année 1677, il publia son épître à Racine ; là il marqua fortement le désir de se concilier la bienveillance du prince de Condé, du duc d’Enghien, des ducs de La Rochefoucauld et Marsillac, de Pomponne, de Colbert et Vivonne, celle du duc de Montausier même. Ce duc avait dit en conversation, à l’occasion de Chapelain et de Cottin, bafoués par Boileau, qu’il faudrait envoyer les poètes satiriques rimer dans la rivière ; et Boileau avait parodié, en 1667, ce trait d’humeur de Montausier. Nous avons déjà cité ces vers en parlant du Misanthrope :

                                    Tout n’irait que mieux
Quand de ces médisants l’engeance tout entière
Irait la tête en bas rimer dans la rivière.

En 1677, Boileau ne prend pas sur ce ton les opinions du duc de Montausier. Il écrit à Racine les vers suivants :

Et qu’importe à nos vers que Perrin les admire,
Que l’auteur du Jonas s’empresse pour les lire ;
Qu’ils charment de Senlis le poète idiot127,
Ou le sec traducteur du français d’Amyot,
Pourvu qu’avec éclat leurs rimes débitées
Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées,
Pourvu qu’ils puissent plaire au plus puissant des rois,
Qu’à Chantilly Condé les souffre quelquefois,
Qu’Enghien en soit touché, que Colbert et Vivonne,
Que La Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne,
Et mille autres qu’ici je ne puis faire entrer,
À leurs traits délicats se laissent pénétrer !
Et plût au ciel encor, pour couronner l’ouvrage,
Que Montausier voulût leur donner son suffrage !
C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits.

Boileau, à dater de 1677, époque de son épître à Racine, jusqu’en 1693, temps où parut la satire des Femmes, ne publia aucun autre écrit que son discours de réception à l’Académie française, en 1684.

La Fontaine, entraîné par son goût pour le plaisir, suivait le torrent ; et cependant il avait déjà quelques pressentiments du nouveau système de vie qu’il devait professer plutôt qu’embrasser deux ans plus tard, système dont il reconnut la convenance quand il fut élu à l’Académie, et que madame de La Sablière se livra sans partage à la vie pieuse.

La Fontaine était, des quatre amis, celui qui avait dans l’esprit le plus de notions de morale, qui avait les plus justes et les plus étendues, depuis la morale des rois, qui est si bien établie dans toutes celles de ses fables où se trouve un lion, jusqu’à celle du prolétaire qui s’adapte à la fourmi ; mais il était aussi celui de cette société à qui les devoirs domestiques et les préceptes de la continence étaient le plus indifférents et la morale pratique le plus étrangère.

La Fontaine faisait des vers en l’honneur de toutes les belles, de toutes les femmes célèbres par la galanterie, de toutes les nièces du cardinal Mazarin, dispersées alors par leurs fredaines ; à la duchesse de Mazarin, établie à Londres ; à la princesse Colonna, en Italie ; à la comtesse de Soissons, en Flandre ; à toutes les maîtresses du roi ; à madame de Montespan, et par occasion à madame de Thianges sa sœur ; à madame de Ludres ; à madame de Fontanges, dont il a vanté jusqu’à l’esprit, bien qu’elle eût la réputation d’être sotte comme un panier. Il a de plus été le poète d’insignes mauvais sujets, tels que le duc de Vendôme, le prince de Condé, le comte de Fiesque. Il n’excepta des faveurs poétiques prodiguées aux maîtresses du roi, que la plus intéressante de toutes, madame de La Vallière ; mais il faut lui tenir compte de cette exception, parce qu’elle avait pour cause le malheur de Fouquet qu’il attribuait à cette ancienne favorite.

J’ai dit les griefs de la morale contre La Fontaine. Voici les marques d’amendement qu’il donna en novembre 1683 :

Quelques esprits ont blâmé certains jeux,
Certains récits qui ne sont que sornettes ;
Si je défère aux leçons qu’ils ont faites,
                 Que veut-on plus ?

Au mois de mai 1684, dans son discours de réception à l’Académie française, il fit amende honorable sur ses contes, qui avaient longtemps empêché le roi d’approuver son élection.

Dans la même année, il écrivait à madame de La Sablière :

                 « Les pensers amusants,
                 « Les romans et le jeu,
« Cent autres passions des sages condamnées
« Ont pris comme à l’envi la fleur de mes années. »

Il finit par s’exhorter, il est vrai, sans grande espérance de succès, à embrasser un autre genre de vie :

« Que me servent ces vers avec soin composés ?
N’en attends-je autre fruit que de les voir prisés ?
C’est peu que leurs conseils si je ne sais les suivre…
Et qu’au moins vers ma fin je recommence à vivre ;
Car je n’ai pas vécu ; j’ai suivi deux tyrans :
En vain bruit et l’amour ont partagé mes ans.… »

Racine, homme plus grave, caractère plus élevé que ses trois amis, son tenait glorieusement sa marche dans la carrière qu’il s’était ouverte.

En 1670, il avait mis au théâtre Britannicus, ouvrage sévère, où l’on voit le peu de distance qui sépare un roi voluptueux d’un tyran.

Dans la même année, il montra dans Titus la vertu triomphant d’une passion désordonnée ; c’était encourager le roi à la vertu par son propre exemple et rappeler à l’adorateur de madame de Montespan, le sacrifice qu’il avait pu faire de Marie de Mancini.

En 1673, Mithridate mit sous les yeux du prince conquérant et galant

                                     Le naufrage élevé
D’un roi vaillant………………………………
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.

Mithridate présenta aussi le spectacle d’un amant suranné qui a recours à des ruses avilissantes et inutiles, pour connaître le fond du cœur de la femme qu’il aime.

Louis XIV comprit l’auteur de Britannicus. Après avoir entendu que Néron excellait dans la danse,

Excellait à conduire un char dans la carrière,
À se donner lui-même en spectacle aux Romains,

il cessa de danser dans les ballets de sa cour, et fit Racine gentilhomme de sa chambre. Il lui donna une charge de trésorier de France, après Mithridate.

En 1675, Racine fit Iphigénie ; le roi le nomma historiographe de France avec Boileau. Il leur avait donné au commencement de la même année, à chacun 3 000 fr. de pension.

Depuis cette année jusqu’en 1677, Racine ne publia aucun ouvrage, non plus que Boileau.

En 1677, il mit Phèdre au théâtre. Cette pièce donna lieu à un incident qui servit à cimenter et à manifester l’alliance de nos deux poètes avec la société que favorisait chaque jour plus hautement une des plus notables personnes qui en avaient fait partie ; je parie de madame de Maintenon.

Entre les sociétés que j’ai citées comme formées de la composition de l’ancienne maison Rambouillet, je n’ai eu garde de citer ni l’hôtel de Nevers, ni l’hôtel de Bouillon, ni l’hôtel de Soissons, qui formèrent une coterie à part, incompatible avec les précieuses, encore plus avec la bonne compagnie, une coterie trop diffamée pour la cour même, et qui appartenait à la classe des sociétés dissolues de la capitale. C’étaient les restes de cette école de mœurs italiennes fondées par la famille du cardinal Mazarin. C’étaient les restes de cette famille, qui, pendant la Fronde, fut si outrageusement rebutée par mademoiselle de Montpensier, par le prince de Condé, par la duchesse de Longueville, amis déclarés de l’hôtel de Rambouillet. Les souvenirs politiques, les habitudes morales, les relations sociales étaient tout opposées entre ces Mazarins et tout ce qui avait eu quelque rapport avec la maison de Rambouillet, dont il n’existait plus personne, lorsque les sociétés de Nevers et de ses parentes étaient florissantes. Si j’en parle ici, c’est parce que je dois relever la méprise des écrivains qui ont confondu des sociétés si différentes, à l’occasion de la Phèdre de Racine, jouée pour la première fois le 1er janvier 1677.

Deux jours après la première représentation de cette pièce, Pradon fit jouer celle qu’il avait composée sur le même sujet.

La duchesse de Bouillon et le duc de Nevers son frère protégeaient Pradon.

Le prince de Condé, grand admirateur des beaux vers, toujours plein de mépris pour tout ce qui lui rappelait Mazarin, protégeait Racine.

Le duc de Nevers avait accueilli dans sa maison la femme d’un officier du prince de Condé, qui, durant la Fronde, l’avait trahi pour se dévouer au cardinal. Cette femme était madame Deshoulières, personne de beaucoup d’esprit et de talent.

Lorsque les deux pièces occupaient les amateurs du théâtre, madame Deshoulières, alors âgée de trente-neuf ans, voulant faire la cour au duc de Nevers et à ses sœurs, composa contre la Phèdre de Racine le fameux sonnet :

Dans un fauteuil doré, Phèdre tremblante et blême, etc.,

sonnet dans lequel se trouve un mot que l’on ne trouvera pas une fois dans les douze volumes de lettres, pourtant très familières, de madame de Sévigné128.

Racine ou Boileau parodièrent ce sonnet contre le duc de Nevers et sa sœur.

Nevers dit hautement, et même en vers, dans un troisième sonnet qu’il leur ferait donner des coups de bâton.

Le prince de Condé prit les deux poètes sous sa protection spéciale.

Il était difficile que ce grand conflit ne donnait pas lieu à quelques débats dans le public, et qu’il ne s’y déclarât pas deux partis, l’un pour Pradon, l’autre pour Racine. Aussi cela arriva-t-il.

Aujourd’hui des écrivains affirment, premièrement, que l’hôtel de Rambouillet intrigua contre la Phèdre de Racine ; secondement, que Boileau a défendu l’ouvrage de son ami contre les gens de l’hôtel Rambouillet.

Ne confondons pas ces deux assertions. Voici nos observations sur la première :

En 1677, quand Phèdre a paru, il y avait trente-deux ans que la société de Rambouillet était dissoute par le mariage de Julie : il y en avait douze que la marquise n’existait plus ; huit que la duchesse de Montausier, dernier reste de la famille passait au lit une vie malade et sans espérance ; si, qu’elle était morte. Racine ne peut donc avoir eu à se plaindre des intrigues de cette maison, Boileau son ami à l’en venger.

Nous remarquerons sur la seconde assertion qu’on ne connaît d’écrits, où Boileau ait pris à défense de Racine contre Pradon, que son épitre à Racine, qui, comme je l’ai dit, parut en 1677 dans la même année que Phèdre ; et sa satire contre les femmes, dont j’ai parlé aussi, et qui est de 1693.

Dans l’épitre à Racine, il se demande :

Et qui, voyant un jour la douleur vertueuse
De Phèdre, malgré soi perfide, incestueuse,
Ne bénira d’abord le siècle fortuné
Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles,
Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ?

Il termine en honnissant

                   … Un tas grossier de frivoles esprits,
Admirateurs zélés de toute œuvre insipide ;
Que, non loin de la place où Brioché préside
Sans chercher dans les vers ni cadence ni son,
Il s’en aille admirer le savoir de Pradon !

On suit que cette épitre ne désigne personne comme admirateur de Pradon.

La dixième satire de l’auteur, publiée en 1693 contre les femmes, parle d’une

                                                   Précieuse,
Reste de ces esprits jadis si renommés,
Que d’un coup de son art Molière a diffamés…
C’est chez elle toujours que de fades auteurs
S’en vont se consoler du mépris des lecteurs ;
Elle y reçoit leur plainte, et sa docte demeure.
Aux Perrins, aux Coras, est ouverte à toute heure :
Là du faux bel esprit se tiennent les bureaux,
Là tous les vers sont bons pourvu qu’ils soient nouveaux ;
Au mauvais goût public, la belle y fait la guerre,
Plaint Pradon opprimé des sifflets du parterre ;
Rit des vains amateurs du grec et du latin,
Dans la balance met Aristote et Cottin ;
Puis, d’une main encor plus fine et plus habile,
Pèse sans passion Chapelain et Virgile,
Remarque en ce dernier beaucoup de pauvretés ;
Mais pourtant confessant qu’il a quelques beautés,
Ne trouve en Chapelain, quoi qu’ait dit la satire,
Autre défaut, sinon qu’on ne le saurait lire,
Et pour faire goûter son livre à l’univers,
Croit qu’il faudrait en prose y mettre tous les vers.
— À quoi bon m’étaler cette bizarre école
Du mauvais sens, dis-tu, prêché par une folle ? etc.

Il est bon d’observer que la publication de cette satire, en 1693, est de seize ans postérieure au débat occasionné par la concurrence des deux Phèdres en 1677.

Cette circonstance rend assez difficile de deviner qu’elle est la belle à qui Boileau en voulait ; dans un espace de seize années, il se rencontre bien des contemporaines entre lesquelles Boileau a pu choisir.

Toujours est-il certain que ces vers ne peuvent être appliqués à personne de l’ancien l’hôtel de Rambouillet, puisque l’hôtel de Rambouillet n’existait plus à l’époque où a paru Phèdre, puisque ce ne sont point les personnes de l’hôtel de Rambouillet que Molière a diffamées d’un coup de son art, puisqu’enfin toutes les personnes qui avaient eu jadis des relations avec l’hôtel de Rambouillet, telles que la duchesse de Longueville et sa société, étaient toutes hautement pour la Phèdre de Racine, contre cette de Pradon, étaient toutes du parti du prince de Condé protecteur de Racine et de Boileau, contre les Nevers et les Mancini protecteurs et protectrices de Pradon, et goûtaient fort le sonnet qui, répondant à celui de madame Deshoulières, sur les mêmes rimes, reportait sur Hortense Mancini cette espèce de difformité que madame Deshoulières avait reprochée à l’Aricie de Racine129.

Les vers cités de Boileau ne pourraient être appliqués avec quelque apparence de raison qu’à madame Deshoulières, à cause du sonnet qui était son ouvrage. Encore est-il plus sage de s’en tenir au doute qu’exprime M. Daunou dans sa note sur ces vers130. Il se borne à rapporter l’opinion reçue : « On dit que Boileau avait en vue madame Deshoulières, une des protectrices de Pradon, et qui fit un sonnet sur la Phèdre de Racine. » On dit, est fort sage, en effet, en 1677, quand Phèdre a paru, madame Deshoulières avait depuis longtemps rompu avec les écrivains qui avaient intéressé sa première jeunesse, tels que les d’Urfé, les La Calprenède, les Scudéry. La société du duc de Nevers, à laquelle elle s’était attachée, était plus près de la licence que de la préciosité. En 1677, madame Deshoulières avait quarante-trois ans, et on 1693, quand Boileau a publié sa dixième satire, elle en avait cinquante-neuf. Est-ce un âge auquel convienne l’épithète de belle, que lui donne Boileau ? On ne peut pas dire non plus qu’elle ait plaint Pradon ; elle a cru au contraire à son triomphe, et sa présomption lui a persuadé qu’elle ajouterait par son sonnet à l’humiliation de Racine. Enfin le poète suppose à sa précieuse une docte demeure, toujours ouverte aux beaux esprits, où se tiennent les bureaux du faux bel esprit, où s’étale une école de mauvais sens prêché par une folle ; aucun de ces traits n’est applicable à madame Deshoulières, qui n’était point une folle, qui ne tenait point école, qui n’avait point de maison, point de cercle, qui était fort pauvre, allait dans le monde chercher le monde, et passait une grande partie de son temps à l’hôtel de Nevers.

S’il faut absolument adapter un nom propre au portrait peut-être idéal de cette précieuse, pourquoi ne prendrait-on pas celui de mademoiselle de Scudéry ?

Mais est-il bien nécessaire de hasarder ici une application qui peut être calomnieuse ?

N’a-t-il pas existé dans l’intervalle de 1677 à 1693 quelque femme célèbre alors, inconnue aujourd’hui, à laquelle peut s’appliquer le vers de Boileau ?

Ici on m’arrête. On me dit que je repousse en vain dans les nuages le véritable nom de la précieuse que Boileau avait en vue ; qu’il s’agit de madame de Sévigné dans la satire de 1693.

J’avoue que j’ai une grande répugnance à combattre une telle assertion. Mais enfin je me soumets. Un de ces biographes, qui mettent Racine aux prises avec l’hôtel de Rambouillet, nous assure que madame de Sévigné était de la coterie qui soutenait Pradon et dépréciait Racine, de sorte que ce pourrait bien être d’elle que Boileau eût voulu parler dans sa satire. Cette imputation est contraire à tous les documents que nous avons de ce temps-là ; et il importe à l’opinion que j’ai à cœur d’établir, de faire tomber cette erreur.

Le commentateur a pour excuse quelques préjugés qu’il a trouvés établis sur l’opinion de madame de Sévigné à l’égard de Racine. Si l’on en croit La Harpe, qui se fonde sur l’autorité de Voltaire, madame de Sévigné a dit que Racine passerait comme le café. Non seulement madame de Sévigné n’a point fait cette prédiction doublement ridicule, mais il n’est pas vrai que Voltaire lui ait imputé de l’avoir faite. Voltaire dit seulement : Elle croyait que Racine passerait comme le café 131. Ce n’était là qu’une conjecture de Voltaire ; et sur quoi se fondait cette conjecture ? sur deux lettres de madame de Sévigné où elle met en parallèle Corneille avec Racine, et peut-être encore sur une autre lettre où elle s’exprime peu favorablement sur la nomination de Racine et de Boileau à la place d’historiographes de France en 1675. Il est vrai que dans ces deux lettres madame de Sévigné marque une préférence décidée pour Corneille sur Racine ; mais celait à une époque où celui-ci n’avait pas encore fait ni son Iphigénie, que Voltaire regardait comme son chef-d’œuvre, ni Phèdre, ni Athalie ; Voltaire a lu ces deux lettres et n’a probablement pas lu toutes celles où madame de Sévigné parle du déclin de Corneille et des progrès de Racine. Il avait été frappé du plaisir qu’elle avoue avoir éprouvé à la lecture d’une critique de Bérénice, et n’avait pas remarqué que ce qu’elle appelle la folle passion de cette pièce lui déplaisait non seulement par sa folie, mais aussi parce que Bérénice rappelait cette Marie Mancini, nièce de Mazarin, que Louis XIV avait voulu épouser, et qui était odieuse à la société fréquentée par madame de Sévigné, Il n’avait pas lu ce qu’elle dit de Bajazet : La pièce m’a paru belle ; Bajazet est beau, mais Racine n’ira pas plus loin qu’Andromaque. Il n’avait pas lu ce qu’elle dit de Mithridate : « C’est une pièce charmante, on y est dans une continuelle admiration ; on la voit trente fois, et on la trouve plus belle la trentième que la première. » Il n’avait pas lu enfin ce qu’elle dit d’Esther, ni remarqué ce sentiment profond des beautés nouvelles que Racine avait puisées dans l’histoire sainte, ni le pressentiment qu’elle conçut d’une pièce du même genre encore plus parfaite, pressentiment qui fut réalisé par Athalie. « Racine », disait-elle, « aura peine à faire jamais quelque chose d’aussi agréable (quoique la lecture fasse regretter quelques approbations excessives). Racine a pourtant bien de l’esprit, il faut espérer. »

Il est vrai, et cet aveu ne coûte point à faire, que madame de Sévigné se plaisait à l’élévation plus qu’à l’attendrissement, et qu’elle préférait le sublime au pathétique ; mais l’amour d’un genre n’était pas l’aversion de l’autre. Combien de gens ont aimé Racine et Corneille ! Combien d’esprits du premier ordre, et Voltaire en tête, les ont alternativement préférés ! combien de gens prêtèrent toujours celui des deux qu’ils tiennent à sa main !

Au fond, madame de Sévigné était née pour aimer Corneille et pour aimer Racine ; pour aimer Racine et ; pour aimer Corneille. Elle est transportée par les divines et sublimes beautés de Corneille ; pourtant elle aimait les romans. Mes chers romans, dit-elle quelque part ; et comme elle aimait ses enfants ! et comme elle peignait la tendresse !

Quand on a lu avec intérêt les lettres de madame de Sévigné, on peut concevoir que quelque chose rem péchait de se laisser aller au pathétique des premiers ouvrages de Racine, excepté à celui d’Andromaque. L’actrice qui excellait à l’exprimer sur la scène, et qui passait même pour l’inspirer à l’auteur, était la Champmeslé, comédienne excellente, mais courtisane dangereuse qui avait séduit le jeune Sévigné, dont elle dérangeait la fortune, en donnant des soupers où Racine et Boileau se trouvaient. Madame de Sévigné trouvait quelque chose d’ignoble dans le principe auquel elle attribuait une grande partie du talent de Racine, « Il ne travaille pas, disait-elle, pour les siècles à venir, mais pour la Champmeslé. Si jamais il n’est plus jeune, et qu’il cesse d’être amoureux, il ne sera plus la même chose. » C’était donc la sollicitude maternelle qui disposait mal madame de Sévigné pour les premiers ouvrages de Racine ; Andromaque fut la première de ses pièces qu’elle vit avec faveur, tant que son fils fut amoureux de l’actrice. Mais les amours finis, elle épargna moins les éloges au grand poète ; elle se livra au charme de ses ouvrages, à mesure que le temps de ces amours s’éloignait. Et cependant seize années après elle en avait encore des souvenirs déplaisants, en voyant jouer Esther (1689), à Saint-Cyr, par les jeunes élèves de cette maison. Elle écrivait à madame de Grignan : « Les personnes innocentes qui chantent les malheurs de Sion (dans les chœurs) sont une convenance qui charme dans cette pièce. La Champmeslé y aurait fait mal au cœur. »

Si Voltaire avait eu le loisir de lire madame de Sévigné, avec l’application qu’on est en droit d’exiger d’écrivains moins occupés qui parlent d’elle, il aurait vu que les préventions de cette femme illustre, préventions qui n’ont pas été jusqu’à méconnaître le mérite de Racine et à lui préférer Pradon, tenaient à un principe moral d’une nature fort supérieure aux préceptes du goût en littérature. Il n’aurait pas dit qu’elle manquait de goût, car il a laissé échapper ce mot dans les notes qui ne paraissent pas avoir été destinées à l’impression. Ce mot, La Harpe la jugé sévère contre l’auteur de tant de lettres charmantes, et à ce sujet il a mis en avant que le goût qui juge est différent de celui qui crée, distinction juste et dont La Harpe est un exemple lui-même, car il a beaucoup et bien jugé, et son goût stérile n’a rien produit ; mais il ne faut pas conclure de ce que le goût qui juge ne prouve pas celui créé, que le goût qui crée ne comprend pas celui qui juge, car le goût qui juge bien de ce qui doit entrer dans ses compositions juge nécessairement bien le choix des autres ; de sorte qu’il est absurde de dire que madame de Sévigné, douée du goût qui crée, pouvait bien être privée du goût qui juge. Madame de Sévigné, capable d’écrire et qui a écrit des phrases dignes de Racine par leur tendresse et leur pathétique, était assurément aussi capable que La Harpe d’apprécier les beaux traits de cet admirable poêle.

Quant à la manière dont madame de Sévigné s’est exprimée dans une lettre confidentielle à son cousin sur la nomination de Racine et de Boileau à la place d’historiens, Voltaire était plus capable que personne den sentir la justesse ; Racine et Boileau eux-mêmes, en mettant la main sur la conscience, n’auraient pu la trouver injuste. Elle écrivit nettement à Bussy-Rabutin, à la nouvelle de la nomination des deux poètes, qu’ils n’étaient pas capables de bien faire l’histoire du roi, non faute de talent, mais parce qu’ils avaient l’habitude de louer et de flatter ce prince (lettre 617). « Le roi », dit-elle ailleurs, « méritait d’avoir d’autres historiens que deux poètes. Vous savez mieux que moi ce qu’on dit en disant deux poètes. Il n’en aurait nul besoin, il ne faudrait ni fable, ni fiction, il suffirait d’un style droit, pur et naturel. » Quoiqu’elle n’ait rien dit de trop ici, il faut pourtant remarquer que homme à qui elle écrivait lui avait témoigné l’ambition d’être l’historien du roi. Au reste, elle ajoute à son opinion sur les deux historiographes la citation de plusieurs louanges fort ridicules qu’on disait avoir été données par eux au roi en personne à l’armée, et elle finit avec beaucoup de raison par ces mots : Combien de pauvretés ! Racine et Boileau ont toujours ignoré cette anecdote.

Mais qu’est-il nécessaire de tant discourir pour prouver que madame de Sévigné n’était en butte aux traits ni de la comédie, ni de la satire des grands poètes du temps ? Elle appréciait ces hommes illustres, elle les aimait, elle avait quelque chose de leur talent, beaucoup de la sagesse de leur esprit, un goût aussi pur en littérature, seulement plus délicat en tout ce qui touchait à la décence et peut-être à la morale. Leurs intérêts et ceux de madame de Sévigné étaient liés, leurs goûts étaient communs. Pourquoi auraient-ils été en guerre ? Elle a jugé comme la postérité, tous les hommes de son siècle. Elle a prononcé sans appel sur tous, depuis Pascal jusqu’à La Fontaine. Elle a senti le mérite du fabuliste mieux que n’a fait Boileau, qui n’en parle point dans sa poétique : elle l’apprécie en moraliste profond, en esprit délicat et fin, en écrivain habile, en poète du premier ordre. Quelle chaleur dans sa réponse à Bussy-Rabutin qui se plaignait à elle des injures de Furetière contre Benserade qu’il affectionnait, et contre La Fontaine qu’il ne connaissait pas, mais pour qui il connaissait l’estime de sa cousine. « On ne fait point entrer », dit-elle, « certains esprits durs et farouches dans le charme et la facilité des ballets de Benserade et des fables de La Fontaine. Cette porte leur est fermée, et la mienne aussi… C’est le sentiment que j’aurai toujours pour un homme qui condamne le beau feu de Benserade, et qui ne connaît pas les charmes des fables de La Fontaine. Il n’y a qu’à prier Dieu pour un tel homme, et à souhaiter de n’avoir point de commerce avec lui. »

On peut s’étonner de voir le beau feu de Benserade placé si près des charmes de La Fontaine. Mais c’est une politesse que madame de Sévigné a cru devoir à son cousin, en reconnaissance de l’intérêt qu’il témoignait pour La Fontaine, par pure courtoisie pour elle. Benserade, au reste, était un bel esprit brillant et délicat. Entre les vers qu’il a faits pour les ballets du roi, il en est qui ne sont pas au-dessous des charmantes cajoleries de Voltaire pour le grand Frédéric132. Madame de Sévigné cite fréquemment La Fontaine dans ses lettres à sa fille ; dans ses épanchements maternels elle emprunte souvent de lui des paroles d’affection et de tendresse. En parlant de l’absence de son fils qui est en Bretagne, elle se console par ces vers des deux Pigeons :

         Il a tout ce qu’il veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste.

Elle aimait Là Fontaine, La Fontaine l’aimait. Il adressa à mademoiselle de Sévigné sa fable du Lion amoureux, qui est la première du livre IV. Cette fable, lui dit-il,

         Vient à vos pieds s’offrir
Par zèle et par reconnaissance.

Ce mot de reconnaissance ne peut regarder que madame de Sévigné, et les éloges qu’elle se plaisait à donner aux fables du poète, à mesure qu’elles paraissaient, surtout dans les cercles du duc de La Rochefoucauld, qui en était charme comme elle.

Le témoignage public de l’affection de La Fontaine pour madame de Sévigné suffirait pour démentir les écrivains qui la supposent décriée dans les écrits d’un des quatre amis.

Dans le fait, Molière, Boileau et elle se plaisaient, s’estimaient et se recherchaient. Le 15 décembre 1673, elle écrit à sa fille : « Je dînai hier avec M. le Duc, M. de La Rochefoucauld, madame de Thianges, madame de La Fayette, madame de Coulanges, l’abbé Testu, MM. de Marsillac et Guilleragues, chez Gourville. On écoula la Poétique de Despréaux, qui est un chef-d’œuvre. » Elle l’avait déjà entendue une fois chez le cardinal de Retz en 1673. Elle l’entend une troisième fois chez M. de Pomponne. Le 15 janvier 1674, elle dit à sa fille : « J’allai donc samedi dîner chez M. de Pomponne, comme je vous avais dit, et puis jusqu’à cinq heures, il fut enchanté, enlevé, transporté de la perfection des vers de la Poétique de Despréaux. » Il y a lieu de croire que Boileau et madame de Sévigné ne s’évitaient pas, puisqu’ils se trouvaient ensemble aux lectures de celui-ci.

On voit dans une lettre de madame de Sévigné du 9 mars 1672, à sa fille, au sujet de cette pièce des Femmes savantes, qu’on nous assure avoir été faite jour lui donner une petite correction, ainsi qu’à madame de La Fayette, qu’elle avait ménagé au cardinal de Retz, retenu chez lui par la goutte, le plaisir d’en entendre la lecture de la bouche de Molière. Trissotin, dit-elle, est une fort plaisante chose. Elle parle aussi dans la même lettre d’une lecture que Boileau doit faire chez ce même cardinal, de son Lutrin et de sa Poétique, il faut que nos commentateurs se croient bien supérieurs en intelligence à cette bonne madame de Sévigné, pour se persuader qu’il leur était réservé de découvrir, à près de deux siècles de distance, une malveillance dont elle était l’objet, et dont elle ne se doutait pas, et pour pénétrer le sens et l’intention d’écrits dirigés contre elle, dont elle avait la sottise d’approuver le fond et la forme et d’aimer les auteurs.

Il faut qu’ils aient une aussi mince idée de La Rochefoucauld et du cardinal de Retz, intimes amis de madame de Sévigné, et chez qui se réunissaient Molière, La Fontaine et Boileau.

Mais sans considérer que toutes ces personnes n’avaient pas besoin d’un bien grand discernement pour reconnaître si elles ou leurs amis étaient l’objet de satires courantes, il aurait suffi de leur supposer un peu de cette curiosité maligne qui ne manque jamais aux bénévoles auditeurs d’une satire. N’en doutons pas, ceux-ci s’étaient assurés de la manière la plus positive qu’ils n’avaient point à redouter les applications des ouvrages satiriques dont les auteurs leur faisaient la lecture ; ils savaient indubitablement de la bouche des auteurs mêmes le nom des personnes qui avaient servi de modèle à leurs tableaux, et ils n’avaient pas besoin de le demander. Oui de nous a jamais assisté à la lecture d’un poète comique ou satirique, sans être instruit, dans le plus grand détail, des allusions que l’auteur avait eu l’intention de faire, et de ses motifs ? Il faudrait bien peu connaître et les gens du monde et les auteurs pour douter de la curiosité des premiers et de l’empressement des seconds à la satisfaire. Soyons certains que quand madame de Sévigné ménageait à son ami le cardinal de Retz la lecture de la sa lire de Boileau, elle en avait d’avance la clef, et savait à qui le poète consentait (tout au moins) qu’on appliquât les traits de sa satire.

Il importait la vérité historique de montrer, non que Molière, La Fontaine, Boileau et Racine affectionnaient mesdames de Sévigné, de La Fayette, de Maintenon et leur société, mais qu’ils en étaient venus au point de la respecter et de la craindre. La querelle élevée entre les mœurs dissolues et les mœurs chastes et décentes trouve son terme à la fin de la période que nous parcourons ; il était nécessaire, pour en bien connaître le résultat, de savoir comment et par quelles personnes elle fut terminée.