(1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre premier. — Une leçon sur la comédie. Essai d’un élève de William Schlegel » pp. 25-96
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(1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre premier. — Une leçon sur la comédie. Essai d’un élève de William Schlegel » pp. 25-96

Chapitre premier. — Une leçon sur la comédie.
Essai d’un élève de William Schlegel

Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise ?
À la commune voix veut-on qu’il se réduise ?
    Le Misanthrope, acte II, scène v.

Le comique est le contraire du tragique. — I. Théorie de la comédie. — Pascal, Swift et Voltaire. — Regnard et le Sage. — Piron et Legrand. — Caractère général du tragique. — II. Aristophane et la poésie. — III. La comédie nouvelle et la prose. — Plaute et Térence. — IV. Molière. — Ses farces. — Ses comédies de caractère. — L’Avare de Plaute et L’Avare de Molière. — Le Tartuffe. — Le Misanthrope. — V. Éloge de William Schlegel. — Le Roi de Cocagne. — Conclusion.

Mesdames 4 et Messieurs,

Je lis dans le Banquet de Platon : « Lorsque Aristodème s’éveilla vers l’aurore au chant du coq, il vit en ouvrant les yeux que les autres convives donnaient ou s’en étaient allés. Agathon, Aristophane et Socrate étaient seuls éveillés, et buvaient tour à tour, de gauche à droite, dans une large coupe. En même temps Socrate discourait avec eux. Aristodème ne pouvait se rappeler cet entretien dont il n’avait pas entendu le commencement, à cause du sommeil qui l’accablait encore ; mais il me dit en gros que Socrate força ses deux interlocuteurs à reconnaître qu’il appartient au même homme de savoir traiter la comédie et la tragédie, et que le vrai pacte tragique, qui l’est avec art, est en même temps poète comique5. » Le Banquet se termine par ce piquant paradoxe de Socrate. Quel peut en être le sens ? Le philosophe grec a-t-il aperçu entre la comédie et la tragédie je ne sais quelle profonde et secrète identité ? Assurément non, et si c’était là sa pensée, je la laisserais à comprendre aux critiques français, qui s’extasient mal à propos à tous les endroits tragiques de leurs poètes comiques, et apprécient peu la pure comédie. Il a simplement voulu dire que la connaissance des contraires est une, ou, pour employer les termes mêmes dont il se sert ailleurs et les comparaisons qui lui sont familières, qu’on ne peut connaître les choses opposées que l’une par l’autre, et qu’en conséquence, il est impossible d’approfondir la nature de la santé sans savoir ce que c’est que la maladie, du contentement sans savoir ce que c’est que la tristesse, du sérieux sans savoir ce que c’est que la gaieté ; de même il est impossible de pénétrer un peu profondément dans l’essence de la tragédie, sans découvrir du même coup l’idée de la comédie, qui est son contraire. C’est dans ce sens seulement que Socrate a pu dire qu’« un vrai poète tragique est en même temps poète comique, » et, si cette proposition reste contestable, puisque après tout la connaissance et l’art, savoir et pouvoir, sont deux choses très différentes, elle indique du moins à la critique un procédé infaillible.

La comédie est le contraire de la tragédie. C’est là une vérité évidente, et je ne la démontrerai point. Ne nous amusons pas à dissiper des nuages dans un ciel serein ; c’est du temps perdu, ou plutôt fort mal employé. Car, pour dissiper des nuages où il n’y en a pas, il faut bien qu’on les y rassemble d’abord, et c’est ainsi que la manie de démontrer ce qui est clair a souvent couvert la science d’une obscurité gratuite. L’évidence des axiomes se manifeste elle-même au bon sens clairvoyant. Si on ne la voit pas ou si on la nie, aucun raisonnement ne saurait ouvrir les yeux aux aveugles, ni fermer la bouche aux sophistes.

Mais quelques poètes, et même le plus grand nombre, ont altéré la comédie en y mêlant un élément tragique ? Je demande ce qu’on en prétend conclure. Leurs erreurs peuvent intéresser l’historien littéraire ; mais comment pourraient-elles ébranler l’inébranlable vérité de la théorie, et de quelle autorité m’empêcheraient-elles, moi, critique philosophe, de considérer la comédie non dans des tragédies manquées, mais dans la pureté de sa véritable essence ? D’ailleurs, que m’importe la vaine multitude, si je puis lui opposer l’élite, si j’ai pour moi Aristophane, Shakespeare, et aussi (je le dis bien haut) un poète obscur et méprisé dans sa nation, parce qu’une raison pesante et froide ne recommande pas son théâtre au goût de la France, et que l’imagination et la gaieté en font seules tous les frais, Legrand, l’auteur du Roi de Cocagne 6, chef-d’œuvre méconnu que la critique allemande aura la gloire de rendre à l’immortalité ? Ainsi soutenu par la minorité des poètes parfaits, par Platon, par l’évidence même, je vais développer l’idée totale de la comédie dans son opposition absolue avec la tragédie. La connaissance du pur idéal me servira sans doute à changer certaines hiérarchies que le public léger, que la critique ignorante et routinière ont consacrées parmi les poètes, et tantôt à élever ce qui est abaissé, tantôt à abaisser ce qui est élevé.

I

De tous les genres de poésie, la tragédie est le plus sérieux ; de tous les genres de poésie la comédie est donc le plus gai. Vraiment il faudrait être né ennemi de la clarté et du bel ordre pour ne pas suivre en esthétique la ligne droite des conséquences logiques, quand on voit à quel point cette science en est simplifiée. Le genre dramatique comprenant le tragique et le comique, le tragique doit être tout ce que n’est pas le comique, et le comique doit être tout ce que le tragique n’est pas, à peine d’éliminer l’a priori de la science, c’est-à-dire de réduire la critique littéraire à n’être plus qu’une branche de l’histoire, ou, ce qui est moins encore, qu’une arène ouverte à l’interminable lutte de tous ces goûts individuels dont la sagesse populaire a dit qu’il ne faut point disputer. Le sérieux est l’essence de la tragédie : donc l’essence de la comédie, c’est la gaieté7. Opposition lumineuse, syllogisme fécond, qui en faisant, pour ainsi dire, une route royale à la critique, ne la dispense pas, dans sa marche, d’une scrupuleuse circonspection.

En effet, le sérieux et la gaieté ont assez souvent la même apparence pour qu’il puisse nous arriver presque à chaque pas, si nous n’y sommes pas très attentifs, de prendre l’une pour l’autre deux choses si profondément contraires. Qu’on veuille bien y réfléchir ; ne sommes-nous pas enclins à croire qu’il n’y a pas de disposition vraiment sérieuse sans une ombre marquée de tristesse, et que le rire qui éclate sur les lèvres d’un homme ou dans les pages d’un livre est un signe non équivoque de gaieté ? Eh bien ! c’est justement là notre erreur. Le sérieux n’est pas toujours triste, et le rire est si peu identique à la gaieté, qu’il peut être sérieux jusqu’à la tristesse. Que dis-je ? il peut être tragique. C’est l’arme la plus terrible de l’indignation, du mépris, de la haine8 ; c’est le coup de massue qui terrasse et achève l’ennemi. La gaieté, cette chose vive, ailée et légère, fuit bien loin devant un tel rire. Elle voltige au-dessus du monde réel, et glisse, sans jamais s’y abattre, sur nos misères et nos passions. C’est l’hôte d’un monde ancien et fantastique, qui de loin en loin vient visiter notre vie lasse et désenchantée, traverse notre ombre d’un rayon de lumière et remonte au ciel avec la poésie. L’enfance est gaie ; mais combien d’hommes, combien de poètes ont su conserver ou rappeler les joyeux celais de rire de l’enfance ? Ne vous y trompez pas, la plupart des inventions soi-disant comiques appartiennent au fond à la tragédie ; car leur rire est sérieux ou même triste. La gaieté, voilà le signe, le seul signe où se marque la franche comédie. Qu’est-ce donc que la gaieté en langage précis et sans métaphores ? Montrons d’abord tout ce qui lui ressemble sans être elle. Nous dirons ensuite ce qu’elle est.

La gaieté comique n’a rien de commun avec le rire amer et moqueur, ou l’ironie. Lorsque Pascal écrivait aux jésuites : « Vous avez bien mis ceux qui suivent vos opinions probables en assurance du côté des confesseurs, mais vous ne les avez point mis en assurance du côté des juges, de sorte qu’ils se trouvent exposés au fouet et à la potence en suivant vos probabilités » ; lorsqu’il ajoutait : « Obligez les juges d’absoudre les criminels qui ont une opinion probable, à peine d’être exclus des sacrements, afin qu’il n’arrive pas, au grand mépris et scandale de la probabilité, que ceux que vous rendez innocents dans la théorie, soient Fouettés ou pendus dans la pratique9 » ; quand Pascal flagellait ainsi les jésuites, il s’armait d’une sanglante ironie, mais certes il n’y mettait pas de gaieté ; il n’y a donc point là de comique. Et quand Swift faisant sa proposition modeste pour empêcher que les enfants des pauvres en Irlande ne soient une charge à leurs parents ou à leurs pays, et pour les rendre utiles au public, développe les avantages qu’il y aurait à manger les petits Irlandais, l’ironie qu’il étale est si peu comique qu’elle est plus tragique que la tragédie, et son rire est si peu gai qu’il est beaucoup plus amer que les pleurs. Mais ces exemples terribles sont trop bien choisis. Qui prouve trop, risque de lie rien prouver, et il n’était pas nécessaire défaire intervenir Swift et Pascal pour montrer que l’ironie est dépourvue de gaieté comique. L’ironie la plus légère, la plus fine, fût-ce celle de Voltaire, est toujours grave au fond, quelque enjouée qu’en soit la forme. Elle trahit une disposition sinon tragique, du moins sérieuse, qui est contraire à l’essence de la comédie. Que la colère et le mépris lui inspirent une satire, ou la malice une épigramme ; si elle ne tue pas, elle blesse toujours. La gaieté comique, au contraire, est inoffensive et douce ; le jeu varié d’une intrigue, les incidents imprévus, les contrastes bizarres, voilà les matières où elle s’exerce10, et, si quelquefois elle se moque des travers des hommes, c’est d’une manière si générale qu’elle fait rire tout le monde sans offenser personne.

Il est une autre espèce de gaieté triste et fausse qui n’est pas l’ironie, et qui, non plus que l’ironie, ne doit être confondue avec la gaieté comique. Dans Le Légataire de Regnard, un pauvre vieillard, accablé d’infirmités, touche à sa fin ; des scélérats le tourmentent pour son héritage, et fabriquent en son nom un faux testament pendant qu’ils le croient à l’agonie. On rit pourtant, parce qu’il est impossible de ne pas rire en voyant Crispin s’envelopper dans la robe de chambre du moribond et contrefaire sa voix cassée. Mais quel triste sujet de gaieté, grand Dieu ! Un malheureux qui se débat contre la mort entre les mains avides de ses héritiers11 ! Je ne demande point au poète comique une morale positive ; je ne lui demande même pas de s’interdire la représentation de la ruse, du mensonge, de l’égoïsme, des mauvaises passions, de 1 immoralité en un mot ; la comédie ferait mieux de ne rien peindre de pire que des ridicules, mais il lui est permis de produire sur la scène le vice lui-même, pourvu que le poète ait une assez grande intelligence de son art et assez de tact moral pour empêcher que ma conscience ne vienne élever sa voix au milieu delà fête qu’il donne à mon esprit. Il ne faut pas que j’aie compassion des victimes de la fourberie ; il ne faut pas que je m’indigne contre les fourbes ; si le poète laisse la moindre place à l’indignation ou à la pitié, c’en est fait de toute franche gaieté comique ; il ne me fait rire qu’à contrecœur ; je suis mécontent de moi-même, parce que je ris malgré moi, mécontent de sa société de coquins, parce qu’ils sont moins plaisants qu’odieux, mécontent de lui tout le premier, parce qu’il blesse ma conscience en m’amusant. Le théâtre de Regnard et celui de le Sage, ainsi que son plus fameux roman, n’excitent guère que cette gaieté fausse et triste, qui est aussi éloignée du vrai comique que l’ironie.

Enfin, et c’est ici le point capital, il ne faut pas confondre le comique avec le ridicule. Le ridicule n’est qu’un motif de la gaieté comique, le motif le plus ancien et le plus nouveau, la source la plus riche, j’y consens ; mais il est si peu la gaieté elle-même, qu’il ne réussit pas toujours à la provoquer, et que celle-ci peut très bien prendre ailleurs ses inspirations. Nous avons dans La Métromanie de Piron l’exemple d’un ridicule qui n’est point comique. Je ne prétends pas que cette pièce manque absolument de gaieté. Il y en a dans deux ou trois situations fort plaisantes, mais le comique n’égaie que les parties accessoires de l’œuvre ; le ridicule, qui en est l’objet principal, la manie de faire des vers, n’a produit qu’une peinture froide et incomparablement moins gaie que le reste12. Le Roi de Cocagne de Legrand nous offre l’exemple opposé. Ici point de ridicule, mais seulement du comique. Car la folie du roi, tant qu’il a au doigt l’anneau magique, n’a rien qui ressemble à ces travers du caractère ou de l’esprit que l’on appelle proprement des ridicules. Et néanmoins cette petite pièce est d’un comique achevé ; la gaieté s’y élève jusqu’à une sorte de délire13… mais n’anticipons pas ; je me réserve de réparer plus loin, par une analyse détaillée de cette merveille unique sur la scène française, l’injustice de la France qui ne l’a pas comprise, el de la postérité qui s’en rapporte trop légèrement à la France. Il y a des cas où la gaieté comique serait tout à fait déplacée, et où le ridicule doit paraître seul dans sa franchise et sa simplicité toute nue ; mais il va sans dire que cette exception ne s’applique jamais aux pièces de théâtre. Si j’avais, par exemple, à développer devant mon spirituel auditoire Une théorie ridicule sur la comédie, une critique absurde dans ses principes et dans ses conclusions, dont l’auteur, homme d’imagination d’ailleurs et parfois de jugement, se serait appuyé sur les plus étranges axiomes et sur les définitions les plus arbitraires, pour préparer et amener quelque jugement impertinent sur un grand poêle ; il ne me serait pas difficile de faire rire les gens d’esprit qui m’écouteraient ; je n’aurais qu’à reproduire fidèlement ces doctrines ridicules. Mais quelle gaieté, bon Dieu ! pourrait-il y avoir dans mon exposition ? Le but sérieux que je me proposerais d’examiner et de réfuter toutes ces erreurs ; le respect qu’on doit toujours garder pour la pensée d’autrui, lorsqu’elle est raisonnée et sincère ; la nécessité pénible d’avoir à répéter des sottises, et surtout ma préoccupation constante d’être un interprète à la fois intelligible, intelligent et fidèle : tout cela m’interdirait la gaieté. Je traiterais donc sans gaieté une matière ridicule. Pour ouvrir la porte au comique, il faudrait que je cessasse de prendre au sérieux mon sujet, et que mon imagination se jouât librement des critiques et des théories de mon auteur… Cela serait fort mal, et je déclare que je ne voudrais égayer personne à ce prix.

Nous avons distingué la gaieté comique de tout ce qui a la même apparence. Il ne nous reste plus, pour trouver sa définition exacte, qu’à appliquer le grand principe posé par Socrate lui-même à l’ouverture de notre leçon. Nous allons lui opposer son contraire, et nous demander en quoi consiste le tragique ou le sérieux.

Nous sommes sérieux toutes les fois que les facultés de notre âme sont dirigées vers quelque but14. Quand ce but concentre tellement toutes nos forces intellectuelles et morales, qu’en dehors de lui nous n’avons ni sentiment, ni activité pour rien, alors le sérieux nous domine et nous possède exclusivement, et quand ce but est un objet infini, l’accomplissement d’un devoir sublime ou la satisfaction d’une passion profonde, alors l’état de notre âme est tragique. Ce qui constitue le sérieux, c’est donc la direction de notre activité vers un but, et ce qui élève le sérieux jusqu’au tragique, c’est le caractère infini du but proposé à notre activité.

La tragédie, en nous offrant le spectacle agrandi de nos devoirs, de nos passions, de notre destinée, nous invite à rentrer en nous-mêmes et à réfléchir profondément sur la vie ; c’est là sa mission : mais que la comédie s’en garde bien ! Elle doit, au contraire, nous faire sortir de nous-mêmes, nous enlever à toute préoccupation sérieuse, et nous inviter à l’oubli.

Le sérieux, qui est le fond de la tragédie, donne aussi à la forme du drame tragique un caractère spécial. Cette forme est simple, une, grande, sévère. Le poète marche rapidement et nous entraîne à sa suite vers un but qu’il ne perd pas de vue, et qu’il nous fait entrevoir de moment en moment. Il écarte les accessoires étrangers à l’action, et tous ces incidents minutieux, importuns, qui entravent dans la vie réelle le cours des grands événements, afin de concentrer toute l’attention des spectateurs sur le dénouement où il précipite le drame. Semper festinat ad eventum 15. Quelle doit être, par opposition, la forme extérieure de la comédie ? La tragédie se plaît dans l’unité ; la comédie aime donc le chaos16. La variété, la bigarrure, les contrastes, les contradictions même, voilà son empire : illa se jactet in aula . Le poète comique doit éviter par-dessus tout de fixer sur un seul et même objet l’attention de ses spectateurs ; car la direction de notre esprit vers un point unique, c’est le sérieux, et la gaieté ne peut s’épanouir librement que lorsque tout but sérieux est écarté, et toute impression sérieuse dissipée. Elle ne supporte aucun travail, aucune gêne, aucun effort. La moindre attention suivie lui est un tourment et une fatigue. Elle rit de tout, et ne s’intéresse à rien ; elle touche à toutes les idées de la raison, et n’en épouse aucune ; elle joue avec toutes les passions de la nature humaine, et reste indépendante en face d’elles ; elle voltige d’objet en objet dans le monde réel et dans tous les mondes imaginaires, sans se poser plus d’un instant sur chaque fleur.

Qu’est-elle donc en dernière analyse ? Je la définirais volontiers une sorte d’oubli de la vie, un état de bien-être et de vitalité plus haute où nous nous sentons enlever non seulement à toute idée triste, mais à toute idée sérieuse ; alors nous ne prenons rien qu’en jouant ; tout passe sans laisser de trace et glisse légèrement sur la surface de notre âme17. Le spectateur, qui est dans cet état, aime à promener ses regards vaguement, sans but et sans suite, sur une infinie diversité de choses, et si le poète ose lui faire violence, en exigeant de lui la disposition sérieuse qui ne convient qu’au spectateur de la tragédie, je veux dire en voulant arrêter jusqu’à la fin ses yeux sur un objet unique, sans incidents, sans interruptions et mélanges bizarres de toute nature pour le distraire, sans jeux d’esprit ou mots piquants pour réveiller à toute minute, sans inventions inattendues, hardies, pour le tenir sans cesse en haleine, la gaieté tombe, le sérieux reste et le comique s’évanouit.

II

Aristophane est le premier de tous les poètes comiques18. Cette supériorité universelle si manifeste pour nous, qui connaissons la véritable idée de la comédie, n’est pas encore admise en France, où l’admiration, légitime en soi, pour un grand écrivain national, aveugle par son excès la critique littéraire, et fausse les plus simples notions d’esthétique, au point que les genres les plus opposés sont confondus, que les comédies les plus gaies sont les moins estimées, et que les plus sérieuses passent pour les plus belles. Qu’est-ce que le théâtre d’Aristophane d’après les principes de la critique française ? L’essai informe et grossier d’un art que Ménandre et son école ont élevé à la perfection. Si l’on entend par là que la nouvelle comédie est plus régulière que l’ancienne, plus correcte dans sa forme, plus polie dans ses mœurs, j’en conviendrai sans peine. Si l’on me la vante comme une imitatrice beaucoup plus exacte de la vie réelle, oh n’aura pas besoin de longs développements, car je suis pleinement convaincu de la ressemblance et de la fidélité de ses copies. Si l’on prétend qu’elle est plus morale, parce qu’elle abonde en sages maximes et en sentences dorées, je ne lui contesterai pas ce caractère hautement philosophique. Si l’on soutient enfin qu’elle est plus fine dans la peinture d’un caractère, plus habile dans la conduite d’une intrigue, et si, comme dernier terme de l’éloge, on exalte la bonne intention qu’elle a toujours d’être didactique comme un apologue et pratique comme un sermon : je suis parfaitement édifié sur tous ces points. Mais depuis quand ces considérations prosaïques sont-elles ce qui donne la mesure de l’art véritable et de la poésie ? La comédie nouvelle est moins comique et moins poétique que l’ancienne19 : cette réserve faite, elle est meilleure.

Ce qui caractérise vraiment la première comédie des Grecs, ce n’est pas l’introduction de personnages réels sur la scène. Ce n’est pas non plus l’esprit tout politique d’un théâtre où les plus graves intérêts de la République étaient audacieusement discutés, comme du haut d’une tribune burlesque. Si l’antique liberté était rendue à la comédie moderne, les meilleurs poètes d’Allemagne ou de France ne ressusciteraient pas la comédie d’Aristophane, en produisant sur la scène le peuple et ses conducteurs, Cléon ou Socrate, et en agitant, sous les yeux des citoyens, les grandes questions du jour. Ils seraient froids, graves, roi des, raisonnables, ennuyeux. Car nous avons perdu le secret d’Aristophane pour affranchir les personnages publics de leur tragique solennité, et pour les remplir de vie et de liberté comiques. Ce grand secret, c’est une immense faculté de rire jointe à une faculté immense d’inventer ; c’est la gaieté la plus franche unie à l’imagination la plus libre, et c’est là ce qui distingue essentiellement l’ancienne comédie de la nouvelle20.

Quoi donc ! la nouvelle comédie est-elle sans gaieté et sans invention ? Je ne dis pas cela. Il y a de la gaieté dans les caractères de Plaute, de Térence et des comiques français ; il y a de l’invention dans les situations qu’ils ont imaginées, et surtout dans les intrigues du théâtre espagnol. Mais voici la différence. Dans la comédie nouvelle, au milieu même de la gaieté, la forme de la composition est sérieuse ; tout y est régulièrement ordonné et dirigé avec effort vers un but21. L’unité d’impression est la grande préoccupation du poète : de peur de l’affaiblir ou de la troubler, il évite soigneusement tout ce qui pourrait distraire les spectateurs en les égayant hors de propos ; il n’admet les saillies de la verve comique, que dans la mesure où elles concourent à l’effet principal. Il nous offre ainsi l’image d’un homme qui travaille avec un sérieux énorme pour nous mesurer convenablement le rire et la gaieté, et nous comprenons, envoyant la peine qu’il se donne, ce que dit Despréaux :

             Tel mot pour avoir réjoui le lecteur
A coûté bien souvent des larmes à l’auteur.

L’imagination, de son côté, est toujours soumise, dans la nouvelle comédie, aux lois de la vraisemblance théâtrale. Loin d’être une créatrice souveraine, c’est une sorte de démiurge qui sert une divinité plus puissante, et qui subit dans tous ses actes la tutelle et le contrôle de la raison. Or, le caractère propre de la raison, c’est de vouloir se rendre compte de tout. Elle n’admet rien d’impossible, ni même d’invraisemblable. Non seulement elle est toute déconcertée par les inventions hardies des grands poêles, les chœurs de nuées, les républiques d’oiseaux, les magiciens, les sylphes, etc. ; mais elle se dépite contre ses courtisans les plus soumis, dès que l’explication du moindre détail lui échappe, et elle est bien contrariée de ne pas savoir pourquoi, dans la comédie de L’École des femmes, Horace et Arnolphe se rencontrent trois fois à la même place22.

L’imagination et la gaieté d’Aristophane sont libres de toute contrainte de la raison. Cela ne veut pas dire que ses fantaisies soient inintelligibles et absurdes. La poésie, comme toute chose de l’esprit, s’adresse à l’esprit, et doit lui offrir, sous sa forme et dans sa langue divines, des idées humaines et des sentiments humains. Disons mieux, elle s’adresse à l’homme tout entier et complet, c’est-à-dire pas plus aux hallucinés qu’aux esprits purs. Si l’âme ne se fait belle, elle n’aperçoit point la beauté, a dit Plotin ; j’ajoute : Si l’âme ne se fait poétique, elle n’aperçoit point la poésie. Les géomètres sont de très mauvais critiques, et les fous ne valent pas mieux. L’imagination a ses lois propres. Une œuvre d’imagination a sa raison et sa logique intérieure qui ne lui est pas imposée du dehors, mais qui se développe en elle naturellement par une nécessité d’harmonie. C’est un petit monde en soi, où tout est régi par une constitution particulière, bien loin d’être abandonné à l’anarchie. Quand donc je dis qu’Aristophane a affranchi son théâtre de toute contrainte de la raison, je n’entends parler que de cette raison étrangère à l’art, qui prétend substituer les pesantes allures de la prose au vol de l’imagination, et introduire les convenances et les gênes de la logique vulgaire dans la cité céleste de la poésie.

Une comédie d’Aristophane n’est pas une dissertation morale dialoguée, ni une étude de psychologie, ni le roman dramatique d’une intrigue nouée et dénouée avec un art savant. C’est une fantaisie poétique qui passe devant notre imagination et disparaît, nous laissant le souvenir d’une brillante vision. Sans jamais tendre notre esprit par aucun effort d’attention soutenue, sans nous attacher même par aucun intérêt sérieux, son théâtre nous retient par les seuls attraits d’une poésie et d’une gaieté toujours épanouies. Je sais bien que ces comédies, si légères et si aériennes, ont un contrepoids assez lourd qui tend à les ramener vers la terre et vers le sérieux ; je veux parler des personnages publics et des passions poétiques. Mais l’art merveilleux d’Aristophane est précisément d’avoir créé le comique de rien, ou plutôt de la plus rebelle des matières, et d’avoir transfiguré la prose en poésie d’un coup de sa baguette magique. Il a opéré cette métamorphose en symbolisant ses personnages, qui sont dans son théâtre moins des individus que des types généraux23, en faisant d’eux non de fades portraits sans autre mérite qu’une plate ressemblance, mais des caricatures24 idéales et expressives ; surtout en prodiguant les richesses de la plus inépuisable fantaisie, à proportion que le fond de ses pièces était plus vulgaire et plus près de la prose. D’ailleurs la politique, cet élément athénien du théâtre d’Aristophane, ne regarde plus aujourd’hui que l’érudition ; ce qui intéresse tous les hommes, c’est l’élément humain, la poésie. De même la peinture des mœurs contemporaines dans la comédie nouvelle, n’est qu’un élément romain, français, anglais ou allemand, qui, n’appartenant pas au fond commun de la nature humaine, ne reste pour la postérité qu’un objet de curiosité historique.

Tandis qu’une tragédie de Sophocle ou d’Eschyle rappelle, par sa structure grande et simple, la monarchie des temps héroïques, le théâtre d’Aristophane offre dans sa constitution intérieure, une fidèle image de cette démocratie excessive contre laquelle le poète dirigeait ses coups25. Ses comédies ont bien chacune un dessein particulier ; sans quoi elles manqueraient de consistance26 et se ressembleraient toutes. Il poursuit Socrate dans Les Nuées et flagelle Euripide dans Les Grenouilles. Mais il ne prend jamais son but au sérieux à la manière des auteurs de la comédie nouvelle, parce que la gaieté, qui, à vrai dire, est son seul but, ne le souffrirait pas, parce que toute unité d’impression lui est fatale, et que toute digression, toute allusion, toute interruption la favorise. Il n’y avait qu’une partie en apparence sérieuse dans les comédies d’Aristophane ; c’était la parabase et les chœurs, et cela même (chose étrange à dire !) était au profit de la gaieté. En effet, la parabase, ce morceau étranger à la pièce, avait beau être sérieux en lui-même, il montrait que le poète ne prenait pas au sérieux la forme dramatique27 ; et les chœurs, tout sublimes qu’ils étaient, et précisément parce qu’ils étaient sublimes, faisaient voir avec quelle liberté il se jouait même de la comédie, en déployant tout à coup les magnificences de la poésie lyrique au sein du grotesque le plus bas. Si Sophocle, s’adressant à l’assemblée par l’entremise du chœur, eût vanté son propre mérite et dénigré ses compétiteurs, ou si, en vertu de son droit de citoyen d’Athènes, il eût fait des propositions sérieuses pour le bien public, assurément, toute impression tragique aurait été détruite par de semblables infractions aux règles de la scène. Mais les incidents épisodiques, les bizarreries de toute espèce, reçoivent de la gaieté un favorable accueil, lors même que ces hors-d’œuvre sont plus sérieux que tout le reste du spectacle ; car la gaieté est toujours bien aise d’échapper à la chose dont on l’occupe, et toute attention prolongée, quel qu’en soit l’objet, lui est pénible. C’était pour les spectateurs un plaisir de se soustraire un instant aux lois de la scène, à peu près comme dans un déguisement burlesque on s’amuse quelquefois à lever le masque28.

III

L’ancienne comédie ne survécut pas à Aristophane. Après une courte transition qu’on appelle la comédie moyenne, Ménandre, dont les ouvrages sont perdus, créa la nouvelle comédie, et la porta d’abord à son plus haut point de perfection.

Il serait assurément fort injuste de juger Plaute, Térence, Molière, en un mot l’école de Ménandre, en prenant pour mesure et pour terme de comparaison les poétiques merveilles d’Aristophane et le vieil idéal comique disparu ; il faut juger les poètes de la comédie nouvelle d’après un idéal nouveau. Mais il ne serait pas moins injuste, ou plutôt ce serait le renversement de toute critique philosophique, que de me nier le droit de mettre Aristophane au-dessus des poêles de la comédie nouvelle, puisqu’il a réalisé avec autant de génie que le plus excellent d’entre eux un plus bel idéal qu’eux tous. Platon a écrit sur la politique deux ouvrages, l’un, intitulé la République, où il expose la théorie du gouvernement idéal ; l’autre, intitulé les Lois, où il détaille la constitution d’un gouvernement moins parfait, approprié à la faiblesse des hommes. Si une ville de l’antiquité avait adopté la constitution développée dans le second ouvrage de Platon, les citoyens de cette ville auraient été comparés entre eux et jugés d’après la conformité de leur conduite avec l’idéal inférieur des Lois. Mais si une petite cité voisine avait choisi pour elle les institutions parfaites de la République, et que sa conduite fut restée conforme à cet idéal supérieur, quels n’auraient pas été à son aspect les sentiments de ces philosophes étrangers qui voyageaient par toute la terre pour trouver un modèle de législation ? N’eussent-ils pas admiré la ville où la République aurait été réalisée, plus que celle où l’on s’en serait tenu aux Lois ? N’auraient-ils pas mis le meilleur citoyen de la première au-dessus du meilleur citoyen de la seconde, et n’auraient-ils pas ambitionné pour leurs propres cités la constitution la plus haute et la plus pure en la voyant si bien appliquée ? Eh bien ! la même chose se passe dans la république des lettres : une cité nombreuse de poètes se contente d’exprimer un type inférieur, une idée abaissée de la comédie ; une cité de poètes d’élite cherche à réaliser le type absolu, l’idée normale de la comédie, et l’un d’eux a réussi. Ne me sera-t-il pas permis, dans le voyage philosophique que je fais à travers les littératures étrangères, de mettre au premier rang ce poète, et de proposer son idéal à nos Allemands, qui cherchent, sans L’avoir encore trouvée, leur comédie nationale29 ?

La suppression du chœur, la défense formelle faite aux poètes par le gouvernement d’introduire des personnages réels sur la scène, l’installation même de la Muse au foyer domestique, tout cela n’est que l’accompagnement extérieur de l’altération profonde que subit la comédie en passant de l’ancienne forme à la nouvelle. L’esprit d’Aristophane inspirait Shakespeare, inspirait Legrand, lorsqu’ils composaient leurs délicates fantaisies. Il est complètement absent de ces lourdes satires politiques où l’on a parfois prétendu rendre au peuple le théâtre d’Athènes. La forme de la comédie ancienne est morte, et bien morte ; mais son essence est indestructible comme la poésie même, et elle peut revivre dans les formes nouvelles qu’a faites une autre civilisation.

La nouvelle comédie n’est pas, comme l’ancienne, purement comique et poétique ; c’est un mélange de gaieté et de sérieux, de poésie et de prose.

La gaieté a changé de place. Elle n’est plus dans l’âme du poète, elle est dans les caractères et dans les situations qu’il représente30. J’ai bien peur qu’en changeant de place, elle n’ait aussi changé de nature, et qu’au lieu d’être la franche gaieté comique, elle ne soit plus que le ridicule. À tout le moins, l’absence de gaieté est l’écueil où va se perdre la foule des comédies, pendant que le poète, qui comprend l’essence de son art, lutte contre le courant qui l’y entraîne. Comment pourra-t-il se maintenir dans la bonne direction ? Il faut, avant tout, qu’il entretienne en lui-même, cette humeur joyeuse qui doit être sa plus chère muse et sa première inspiration31, bien qu’il soit de grand air et de bon ton de lui préférer je ne sais quelle bile mélancolique, et de considérer l’auteur comique non comme le favori des Grâces, mais comme un moraliste chagrin. L’écueil est tourné, et la comédie nage en pleine gaieté, quand le poète a fait la place petite à l’exactitude psychologique et à la vraisemblance théâtrale, pour la faire d’autant plus grande à l’arbitraire32, et qu’il a enrichi des traits de son esprit et des fantaisies de son imagination un fond de caractères et de situations insignifiant à dessein33. Je sais qu’il est bien difficile, peut-être même impossible, que la gaieté soit toujours saine et sauve, car le sérieux l’enveloppe et la serre de toutes parts ; mais le prix des efforts que tentera le poète n’est autre que le salut de la comédie elle-même. Le sérieux est maître de presque tous les points, et menace d’envahir la place entière. Il est dans la contexture du drame où tout se lie, où tout se tient comme les scènes d’une tragédie34 ; il est dans l’esprit de ces pièces qui s’appellent pourtant des comédies, et qui toutes ont la prétention de dogmatiser et d’être pratiquement utiles35 ; il est enfin dans leur dénouement, car où est celle qui ne se termine pas par un mariage36 ? Que l’on se rassure. Je ne conseillerai pas au poète comique de se conduire en écolier révolté, et de briser les cadres qui lui sont imposés par une tradition de longue date et fondée sans doute en raison. Je ne lui conseillerai pas de faire des pièces à tiroir pour éviter la forme tragique, ni des pièces licencieuses pour éviter le ton didactique et la conclusion du mariage. Je ne lui demanderai qu’une chose, c’est de sauver la gaieté du péril qu’elle court au milieu de ces comédies chaussées du cothurne tragique, dopées d’un manteau de philosophe et coiffées d’un bonnet de colon.

« On a quelquefois demandé, dit Horace, si la comédie était ou n’était pas un poème, parce que respiration et la force ne s’y rencontrent, ni dans les mots, ni dans les choses, et qu’à la mesure près c’est une pure conversation toute semblable aux entretiens ordinaires… Ce n’est pas assez de composer des vers en termes élégants, mais ordinaires ; si, ces vers une fois rompus, tout père peut gronder du même ton qu’un père de comédie37. »La vérité est que toutes les œuvres de la comédie nouvelle sont poétiques et prosaïques à la fois : poétiques par la forme, prosaïques par le fond38.-Prenons un exemple : Le Bourgeois gentilhomme de Molière. Cette comédie a beau être en prose, c’est une composition poétique. Car elle forme un ensemble complet, harmonieux, dont les parties, bien proportionnées, sont ordonnées avec art39. Mais ce n’est pas tout. Un discours politique, un plaidoyer, un sermon, peuvent offrir les mêmes beautés de composition : pourtant ce ne sont point des œuvres poétiques. Ce qui fait du Bourgeois gentilhomme un poème, c’est son indépendance de tout but pratique, indépendance relative sans doute (car quelle pièce de la nouvelle comédie a jamais pu renoncer absolument à corriger les mœurs ?), mais plus réelle dans cette farce vraiment assez gaie que dans aucun des grands drames sérieux du même auteur. En même temps Le Bourgeois gentilhomme est prosaïque ; prosaïque au même titre que les Caractères de la Bruyère, ou que Le Siècle de Louis XIV de Voltaire. C’est une étude de psychologie et d’histoire ; ce n’est pas l’œuvre sans modèle d’une imagination libre et toute-puissante40. L’auteur n’a eu qu’à copier ce qu’il avait sous les yeux. Il a été secondé par les circonstances, et s’il a réussi, il le doit moins à son génie qu’à sa fortune41. L’ancienne comédie faisait des caricatures, la comédie nouvelle fait des portraits. Mais les caricatures grotesques ont bien plus d’expression et de vérité idéale que les portraits les plus fidèlement exécutés42. Et quel rare génie poétique, c’est-à-dire créateur, faut-il donc pour reproduire sur la scène les hommes et les choses que nous voyons tous les jours ? Il est vrai que l’art, répandant sa lumière sur des caractères et des situations de choix, leur communique un éclat et un relief que la réalité n’a point ; mais enfin, le pouvoir d’observer avec exactitude est devenu la faculté comique par excellence, et l’imagination n’a plus qu’un emploi subalterne. « Ô vie humaine, et toi Ménandre ! qui de vous deux a imité l’autre ? » Cette bizarre apostrophe d’un critique43 enthousiaste est l’aveu formel que la nouvelle comédie n’est point poétique. Revenons au Bourgeois gentilhomme. Les deux derniers actes en sont plus poétiques que les premiers. Pourquoi ? parce que les scènes invraisemblables, le comique arbitraire, les cérémonies burlesques, les Turcs, la danse des dervis, dara, dara bastonnara, toutes ces charmantes folies enfin, qui sont comme un souvenir de la comédie ancienne, nous font sortir un peu de la réalité qui nous obsède dans les scènes avec le maître de philosophie et avec Nicole. J’ai cité Le Bourgeois gentilhomme, à cause de la part assez large de poésie que contient cette pièce, bien qu’elle soit écrite en prose. Mais si, réserve faite de deux ou trois vrais poèmes, nous jetons les yeux sur les œuvres les plus vantées, versifiées ou non, de la nouvelle comédie, quel prosaïsme partout ! Prosaïques par l’imitation de la vie réelle, elles le sont aussi par le but pratique, positif et moral qu’elles se proposent, et quand je lis les préfaces satisfaites de ces comédies utiles qui ne sont que des tableaux de la vie domestique où s’inscrivent çà et là de solides préceptes, pareils à celui qu’Harpagon voulait faire graver sur sa cheminée en lettres d’or, je crois entendre Euripide s’écriant dans les Grenouilles d’Aristophane :

Grâce à moi, grâce à la logique
De mes drames judicieux,
Et surtout à l’esprit pratique
De mes héros sentencieux,
Le bourgeois plus moral, plus sage,
Apprend à mener sa maison ;
Car il rencontre à chaque page
Des maximes pour sa raison
Et des conseils pour son ménage44 !

Telle est la bigarrure poétique et prosaïque, gaie et sérieuse, de la comédie nouvelle. Ainsi composée, elle se divise en autant de genres différents qu’il y a d’éléments divers qui peuvent y dominer tour à tour.

Au genre purement poétique appartient le comique arbitraire45, j’entends par là les inventions gaies qui procèdent de l’imagination libre du poète, les situations impossibles, les figures fantastiques et surtout les fous de cour46, avec leur sottise et leur esprit, leurs excentricités et leur sagesse, l’insignifiance de leur action dramatique et l’audace sensée de leurs paroles. Le rôle du bouffon est l’héritage de l’ancienne comédie. L’Amphitryon de Plaute et l’heureuse imitation qu’en a faite Molière, Le Songe d’une nuit d’été, La Tempête et la plupart des comédies de Shakespeare, rentrent dans le genre poétique.

Au genre prosaïque appartient la comédie vulgaire, celle qui est fondée sur la connaissance particulière des mœurs d’une société et sur la science générale de l’homme. Le répertoire presque tout entier du théâtre moderne est prosaïque. Ce genre, le plus commun de tous, doit-il être complètement méprisé ? Non. La prose peut encore être comique ; il n’y a que le sérieux qui détruise l’essence même de la comédie. Mais, hélas ! l’affinité est grande entre la prose et le sérieux. Or, dès que le sérieux domine dans une pièce, soit par l’intérêt vif et puissant qu’elle inspire, soit par les sentiments moraux et pathétiques qu’elle éveille, soit enfin par le but pratique qu’elle se propose, il n’y a plus de comédie, mais un drame instructif ou touchant, et l’art en péril est à deux doigts de la tragédie bourgeoise et larmoyante47. Je ne sais pas pourquoi on a laissé Diderot revendiquer pour lui le douteux honneur d’avoir inventé ce genre ; la plupart des pièces qui composent ce que la critique française appelle emphatiquement la haute comédie ne sont pas autre chose que des drames moraux, et nous leur trouverions au besoin des précédents et des modèles dans l’antiquité. Qu’est-ce que Les Captifs de Plaute et l’Heautontimorumenos de Térence, sinon des drames tout pleins de pathétique ?

Si le poète, évitant le plus possible tout mélange de sérieux, se borne à présenter le côté risible des caractères et des situations, son œuvre n’est pas encore poétique, sans doute, mais elle est conforme au type le plus pur de la comédie nouvelle48. De ce genre, qui était celui de Ménandre, sont aussi les franches comédies de son école, l’Aulularia de Plaute, par exemple, et L’École des femmes de Molière.

Que si enfin, animé par une veine heureuse de folie, le poète comique se joue de ses propres inventions, les exagérant à dessein et transformant ses portraits en caricatures, alors il s’élève jusqu’à la farce, et les critiques en chœur s’écrient qu’il dégrade et avilit son talent, qu’il écrit pour la foule, et que

Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe
On ne reconnaît plus fauteur du Misanthrope.

Ma foi, tant mieux, si on ne le reconnaît pas49.

La critique vulgaire divise autrement la comédie. Elle ne distingue que les pièces d’intrigue et les pièces à caractères. Les Français placent celles-ci infiniment au-dessus des premières50. Ils se conscient de l’ennui des drames de Destouches en constatant à leur honneur que ce sont des comédies de caractère, et ils rabaissent leur siècle, si fécond en merveilles dans l’ordre du vaudeville, leur siècle qui a produit Le Désespoir de Jocrisse 51, en s’écriant que la grande comédie est morte. Les Français apparemment considèrent une pièce de théâtre comme une sorte de morale en action ; ils veulent se former l’esprit et le cœur au spectacle ; et, en effet, une comédie de caractère est une chose éminemment instructive. On y trouve de fortes études psychologiques et des sentences bonnes à noter dans un recueil de pensées choisies. Une comédie d’intrigue n’est qu’un jeu dont il ne nous reste rien. Tout cela est vrai. Mais pourquoi ne nous serait-il pas permis de nous divertir, sans profit, d’un badinage ingénieux ? Que d’invention n’y a-t-il pas dans une bonne pièce de ce genre ! Quoi de plus amusant pour l’imagination que cette multiplicité d’incidents bizarres, cette foule de ressources inattendues, cet imbroglio qui se reforme à l’instant où on le croit prêt à s’éclaircir52 ? On reproche à la comédie d’intrigue de sortir de l’ordre naturel des choses, en un mot d’être invraisemblable53. C’est la perpétuelle et banale accusation que la prose adresse à la poésie. Ne nous laissons pas de lui répondre qu’il est permis au poète d’inventer une fable aussi hardie, aussi fantastique qu’il lui plaît, de la rendre même folle et absurde54, pourvu que toutes les parties en soient d’accord et que chaque détail s’harmonise avec la donnée première. Le spectateur ignorant ne voit et n’admire dans une œuvre d’art que sa vérité extérieure et grossière ; mais l’amateur délicat considère surtout la vérité intérieure de la composition. La comédie des Méprises de Shakespeare, la meilleure que l’on pût tirer des Ménechmes de Plaute55, n’est-elle pas un exemple de l’invraisemblance d’intrigue la plus hardie et la plus heureuse ? Non content de la similitude parfaite de deux frères, Shakespeare y a ajouté celle de deux esclaves, et s’il avait voulu que tous les personnages se ressemblassent, son art nous l’eût fait encore accepter. N’oublions point du reste que l’intrigue n’est pas plus essentielle que les caractères à la vraie comédie. Je ne parle ici que de la comédie mêlée de sérieux, de la comédie mi-tragique, en un mot de la comédie nouvelle. Celle-ci ne peut guère se passer ni d’intrigue, ni même de caractères ; mais l’intrigue doit y dominer56.

Quant aux caractères, deux espèces de gaieté comique peuvent s’y développer : le comique d’observation qui n’égaye que le spectateur, le comique avoué qui rend gai et joyeux le personnage lui-même57. Mais ceci a besoin d’explication.

Il y a des ridicules complètement ignorés de la personne qui en est atteinte. Tel est celui des Femmes savantes dans Molière. Ces pédantes, parce qu’elles savent « citer les auteurs et dire de grands mots, » prétendent être, « par leurs lois, les juges des ouvrages » ; elles font des « règlements » nouveaux et des « remuements » dans la littérature. Si elles étaient critiques de profession, elles élèveraient Trissotin au rang d’Homère et rabaisseraient Homère bien au-dessous de Trissotin ; mais elles n’ont pas la moindre conscience de leur sottise. Parce que je cite Les Femmes savantes, à titre d’exemple, je ne voudrais pas que personne, parmi mes auditeurs, pût s’imaginer que j’approuve Molière en aucune façon d’avoir écrit cette comédie. Ce spirituel farceur, en se moquant de la fausse science, n’a pas rendu un assez humble hommage à la vraie. L’orgueil de l’ignorance et le mépris de toute culture intellectuelle sont des ridicules incomparablement plus graves que celui contre lequel il s’escrime, et quand je lis la honteuse tirade où Molière par la bouche de Chrysale exprime ses propres opinions, je ne puis m’empêcher d’épouser la querelle de Philaminte, et de me sentir moi-même atteint personnellement par l’injure que cet impertinent auteur fait à la science58. Il existe d’autres ridicules ou même de véritables vices, parfaitement connus de la personne chez qui ils règnent, mais cachés avec soin par son amour-propre. Elle sent si bien que ses défauts lui feraient tort dans l’estime des autres, qu’on ne la voit jamais se donner pour ce qu’elle est en effet. Son secret lui échappe malgré elle et à son insu. Telle est l’avarice. Dans l’un et dans l’autre cas, soit que le personnage ne connaisse pas ses travers, soit qu’il les connaisse et les cache, l’art du poète consiste à laisser percer son caractère, comme à la dérobée, par des traits extrêmement légers59. Nous verrons si Molière a toujours gardé la mesure et la délicatesse convenables, et si ses personnages, trop grossiers dans leur comique, n’accentuent pas eux-mêmes à l’excès leurs propres ridicules.

Mais il y a aussi de certaines faiblesses morales vues avec complaisance, caressées avec affection par le pécheur qui s’y abandonne. La sensualité prend souvent cet air de bonhomie. Quand le mauvais sujet chez qui elle a établi son empire, avoue gaiement ses fautes au public, et cherche à s’attirer ses bonnes grâces (ce qui est possible, puisqu’il ne fait de tort à personne et qu’il est un joyeux compagnon), il nous présente ce que j’ai appelé le comique avoué 60. Tel est Falstaff. « Que voulez-vous, dit ce bon vivant, c’est ma vocation, et ce n’est pas péché pour un homme que de suivre sa vocation61. Si dans l’état d’innocence Adam a failli, que peut donc faire le pauvre Jack Falstaff dans ce siècle corrompu ? Vous voyez bien qu’il y a plus de chair chez moi que dans un autre, par conséquent plus de fragilité62. » Le comique avoue étant deux fois plus gai que le comique d’observation, puisqu’il égayé et spectateurs et personnages, est doublement comique ; cela est clair. Et qu’on ne dise point qu’il est trop bas. Si l’idéal de la tragédie consiste dans l’asservissement de l’être sensuel à l’être moral, l’idéal de la comédie doit nécessairement nous montrer l’inverse ; l’asservissement de l’être moral à l’être matériel63. Le principe animal doit y dominer64. La paresse, la luxure, la gourmandise, surtout un certain degré d’ivresse, voilà ce qui met la nature humaine dans l’état de l’idéal comique65.

Telles sont les idées générales qui doivent soutenir et éclairer notre critique. Je ne vous parlerai pas des comiques latins. Plaute et Térence n’ont d’autre importance à mes yeux que de nous aider à deviner la forme de la comédie de Ménandre. Encore faut-il pour pouvoir tirer ce parti de leurs œuvres, une confiance hardie dans les conjectures et une rare sagacité. Car ils sont tellement maladroits et ils ont si peu le sentiment des convenances de l’art, qu’ils osent, dans leurs copies ou leurs imitations, l’un, omettre beaucoup de scènes et de caractères, l’autre, fondre en une seule deux pièces du grand modèle grec66. À la faveur de la perte à jamais regrettable des ouvrages de Ménandre, et grâce à l’ignorance des critiques français qui méprisaient Aristophane, ne connaissaient pas Shakespeare, et néanmoins imposaient leur goût à l’Europe étonnée, un homme s’est rencontré qui a usurpé et gardé jusqu’à aujourd’hui le premier rang parmi les poètes de la comédie nouvelle et même de toute la littérature comique. Ce favori de la fortune, vous l’avez nommé : c’est Molière. Je viens, plus de cent ans déjà passés, vérifier les titres de sa paisible royauté.

IV

Molière est un maître. Voilà mon entrée en campagne, et le premier acte d’hostilité de ma critique. Si quelqu’un s’en étonne, je m’étonne de son étonnement. Eh quoi ! parce que la tradition a élevé Molière au rang des dieux, au rang d’Homère et de Shakespeare, la science doit-elle, par une pire exagération, le faire plus petit qu’il n’est ? Ne suffit-il pas qu’elle le réduise à de belles proportions humaines, et pour le moins à la stature de l’anglais Ben Jonson ou de notre vieil. Hans Sachs, afin que l’idole mystique de je ne sais quel culte superstitieux devienne l’objet réel d’une admiration tempérée ? Je serai pour Molière un juge sans faiblesse ; je saurai voir et montrer ses défauts ; mais je ne veux fermer ni mes yeux ni ma bouche sur ses qualités. J’arracherai le voile qui cache aux Français la vraie figure de leur poète favori, non pour faire tomber tout leur enthousiasme, mais pour l’éclairer et l’épurer, et s’ils continuent à appeler Molière le plus grand des poètes comiques, messieurs, sachons être indulgents pour une nation spirituelle qui ne connaît pas la véritable valeur des mots, parce que le ciel lui a envié l’esprit philosophique, je veux dire ce besoin de logique et de définitions qui est le commencement de la sagesse.

Molière est un maître… dans la farce67. Il est au-dessous de lui-même dans la comédie de caractère. Mais, comme il est extrêmement inégal, on trouve dans L’École des femmes, et, çà et là, dans deux ou trois scènes du Tartuffe 68, dans une ou deux du Misanthrope 69, des éclairs de génie comique, pendant que ses farces, tout excellentes qu’elles sont en somme, fourmillent de fautes contre la gaieté.

Qu’y a-t-il, par exemple, de plus contraire à la gaieté, c’est-à-dire au comique, que ses attaques contre les médecins70 ? Écoutez cette petite dissertation71. Avec quelle grâce et quel à-propos elle vient s’abattre au beau milieu d’une farce ! « De tout temps il s’est glissé parmi les hommes de belles imaginations que nous venons à croire, parce qu’elles nous flattent et qu’il serait à souhaiter qu’elles fussent véritables. Lorsqu’un médecin vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit, et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions ; lorsqu’il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le cœur, de rétablir et conserver la chaleur naturelle, et d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années, il vous dit justement le roman de la médecine. Mais, quand vous en venez à la vérité et à l’expérience, vous ne trouvez rien de tout cela ; et il en est comme de ces beaux songes, qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir cru s72. » Bon coup de massue pour la gaieté. Mais voici quelque chose de plus vif. « Que voulez-vous faire, monsieur, de quatre médecins ? N’est-ce pas assez d’un pour tuer une personne ? — Est ce que les médecins font mourir ? — Sans doute73. »La plaisanterie est dure et fait frissonner. Cette humeur, tantôt didactique, tantôt satirique, est-ce là, je le demande, l’esprit de la comédie ?

Oh ! que j’aime bien mieux les coups de bâton que les archers donnent à Polichinelle, et les coups de plat de sabre que les Turcs distribuent en cadence à M. Jourdain, et tant d’inoffensives folies, et cette scène charmante de La Princesse d’Élide où Moron caresse un ours ! Voilà les endroits magistraux de Molière. Il excelle, quand il veut, dans cette gaieté douce qui ne fait de mal à personne. Et pourquoi ne pas en convenir ? Il sait faire aussi de bonnes caricatures ; ses portraits ne sont pas toujours ressemblants ; il les charge parfois assez pour leur donner une couleur poétique. J’aimerais en particulier le déguisement de M. de Pourceaugnac en femme, si le danger véritable que court à cette occasion ce pauvre gentilhomme, ne m’inspirait un intérêt trop sérieux pour être compatible avec la gaieté comique.

Dans cette scène, et dans d’autres qu’une critique juste ne doit pas passer sous silence, telles que la cérémonie du Malade imaginaire, les autres intermèdes de cette farce et les ballets du Bourgeois gentilhomme, Molière s’est élevé jusqu’au comique exagéré et arbitraire de la bouffonnerie. Le comique avoué lui-même ne lui a pas été inaccessible. Un sanglier énorme fond sur Moron à la chasse : Moron se sauve. Puis il se vante avec bonne grâce de sa poltronnerie :

J’ai jeté tout par terre et couru comme quatre74.

Enfin les farces de Molière ne sont pas aussi pauvres qu’on le prétend en plaisanteries proprement dites. Il est vrai que, dans La Critique de l’École des femmes, Molière s’est défendu comme d’un crime contre la comédie d’avoir commis un bon mot. « Pour ce qui est des enfants par l’oreille, dit-il, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe, et l’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme75. » En ce cas, Molière est parfois comique sans le savoir et sans le vouloir. Car je pourrais citer dans ses farces un certain nombre de facéties où, Dieu merci ! il n’a pas mis d’intention morale. Quand le docteur Pancrace prie Sganarelle de passer de l’autre côté, « car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques et étrangères, et l’autre est pour la vulgaire et la maternell e76 » ; quand Clitandre, pour savoir si Lucinde est malade, tâte le pouls à son père77 ce sont là, n’en déplaise à Molière, de vraies plaisanteries comiques, et nullement des traits de caractère.

Les Français, en somme, admirent trop Molière et ne le comprennent pas assez. Bien qu’ils aient beaucoup d’esprit, ils affectent de faire fi dans la comédie des bons mots comme tels ; ils méprisent le comique arbitraire ; pour le comique avoué, je ne crois pas qu’ils sachent même ce que c’est, et je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu dans leur conversation, ni lu dans leurs livres, l’éloge des ballets et des intermèdes, ces interruptions si éminemment comiques dans la suite naturelle des actes et des scènes, surtout lorsqu’elles n’ont aucun rapport avec le sujet de la pièce. Et pourtant c’est par là que Molière mérite que je l’aie proclamé maître dans la farce. Je n’ai plus que deux choses à faire remarquer en concluant ce premier point : l’une, c’est que beaucoup de poètes comiques en avaient fait autant avant lui ; l’autre, c’est qu’il leur a tout emprunté78.

Dans la comédie de caractère, Molière a été plus indépendant et moins heureux. Le comique d’observation exige une rare finesse. Il consiste, comme nous l’avons vu tout à l’heure, dans les ridicules ignorés ou caches, et j’ai dit que ces ridicules ne doivent se trahir que par des traits presque imperceptibles. Règle naturelle, évidente, qui a pour elle l’exemple et l’autorité de Molière lui-même. « Allez vite boire dans la cuisine un grand verre d’eau claire 79 » crie l’avare à son fils, pris tout à coup « d’un éblouissement ». Cela est d’un comique franc et en même temps très fin. Mais la franchise du comique de Molière est le plus souvent dure et outrée.

Vous connaissez la scène où Harpagon oppose comme un argument sans réplique cette exclamation : Sans dot ! à toutes les représentations de Valère sur le mariage d’Élise. Elle est fort amusante ; mais ne se termine-t-elle pas par un trait tout à fait exagéré, quand Valère, en présence de l’avare, s’adresse ainsi à sa fille : « Oui, l’argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et vous devez rendre grâces au ciel de l’honnête homme de père qu’il vous a donné. Il sait ce que c’est que de vivre. Lorsqu’on s’offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé là-dedans ; et sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d’honneur, de sagesse et de probité ! » Sur quoi Harpagon s’écrie : « Ah ! le brave garçon ! Voilà parler comme un oracle. Heureux qui peut avoir un domestique de la sort e80 ! » Cela manque de naturel. Plaute avait dit plus simplement : « Faxint ; illud facito ut memineris convenisse ut ne quid dotis mea ad te afferret filia. Je veux bien que ce mariage s’accomplisse, mais n’oubliez pas que vous vous êtes engagé à prendre ma fille sans dot81. »

Il y a plusieurs traits assez délicats dans la peinture du caractère de Chrysale ; lorsqu’après avoir fait le brave contre sa femme en l’absence de celle-ci, il s’écrie à son aspect : « Secondez-moi bien tou s82 ! » lorsqu’il propose comme « accommodement » à Henriette que son amoureux épouse Armande, afin qu’elle-même puisse épouser Trissotin83, il me console un peu des grossièretés de sa trop fameuse tirade contre la science et contre les savants. Non, Molière, la philosophie « n’apprend point à bien faire un potage », mais elle aurait dû vous apprendre à respecter le savoir, et à ne point faire de petits jeux de mots contre le raisonnement, qui, bien loin de « bannir la raison », lui fait apercevoir par la voie des conséquences logiques tant de choses qu’on n’aurait jamais soupçonnées !

Il y a de la finesse dans la manière dont Oronte amène son sonnet, et dans la franchise mêlée d’embarras de la critique d’Alceste. Mais il n’y en a pas du tout dans ses discussions interminables avec l’ennuyeux Philinte84, et, pour citer encore une fois, une dernière fois, Les Femmes savantes, il n’y en a pas davantage dans ce programme où elles affichent trop naïvement leur ridicule :

Nous serons par nos lois les juges des ouvrages.
Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis :
Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis,
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire85.

Si Molière est souvent lourd dans la peinture des caractères, il est presque toujours gauche dans la conduite des intrigues. Mais c’est un point qu’il est superflu de développer. Les critiques français eux-mêmes m’abandonnent le dénouement du Dépit amoureux, celui de L’École des femmes, celui du Tartuffe, celui de L’Avare, et tant de reconnaissances maladroitement préparées, ou de ressorts étrangers à la pièce, qui interviennent au dernier acte, comme un Deus ex machina. Seulement, ils regardent ces fautes comme si légères, que, loin d’en faire à Molière l’objet d’un reproche sérieux, ils l’excusent, ils le louent presque d’avoir négligé l’intrigue au profit des caractères, à peu près comme si on approuvait un peintre de s’être affranchi, dans ses tableaux, du soin de composer et de grouper toutes les figures avec art, afin de pouvoir concentrer son étude sur la ressemblance de chacune d’elles avec son modèle.

J’examinerai en détail trois pièces de Molière, l’une, parce qu’elle est imitée de Plaute, et qu’elle me fournira l’occasion d’un rapprochement instructif ; les deux autres, parce qu’elles passent communément pour le nec plus ultra de la comédie. Ce sont L’Avare, le Tartuffe et Le Misanthrope.

N’oublions pas que la comédie latine n’est qu’une image effacée et défigurée de la comédie grecque86. Rappelons-nous que les manuscrits de l’Aulularia sont mutilés, que le dénouement tout entier manque, et dans ces conditions désavantageuses comparons L’Avare de Molière à La Marmite de Plaute. Le plan de l’auteur ou plutôt de l’imitateur latin est extrêmement simple. Euclion a trouvé dans sa cheminée une marmite pleine d’or. Dès ce moment l’inquiétude le rend fou. Il pousse avec fureur sa servante dans la rue, parce qu’il veut visiter sa marmite avant de sortir. Absent, il ne pense qu’à elle et se hâte de rentrer. Le riche Mégadore demande sa fille en mariage. Euclion tremble qu’on n’ait eu vent de sa marmite. Il consent néanmoins, à condition que Phédra n’apportera point de dot. Mégadore envoie chez son voisin des cuisiniers pour préparer le repas de noces ; Euclion les chasse à coups de bâton. Ne croyant plus sa marmite en sûreté dans sa cheminée, il va la porter dans le temple de la Bonne Foi. Mais, en sortant du temple, il aperçoit un esclave qui en sort aussi, et il entend chanter un corbeau à gauche. Aussitôt il redemande son bien à l’esclave, qui n’a rien pris, rentre dans le temple, reprend sa marmite et court la cacher dans le bois sacré de Sylvain. Mais l’esclave, grimpé sur un arbre, a tout observé. Le moment venu, il se glisse en bas, déterre la marmite et se sauve. Rage et désespoir d’Euclion. Cependant la jeune fiancée accouche. Elle avait été violée par un jeune homme dans les veilles de Cérès. Euclion rencontre le coupable qui lui confesse sa faute. Il croit entendre l’aveu du vol delà marmite. Ce qui produit une sérié de quiproquos du plus excellent comique. Or, le voleur était l’esclave du jeune homme, et le jeune homme était le neveu de Mégadore. Ici la pièce est interrompue. Mais les arguments nous en apprennent la fin. L’oncle se retire devant le neveu, et le maître du voleur l’oblige à restituer la marmite.

Croirait-on que Molière a dédaigné cette admirable simplicité ? Il n’a emprunté à Plaute que quelques scènes et quelques traits. Le plan de son Avare est tout différent, et c’est une machine fort compliquée. On y voit un amant déguisé en valet, un fils prodigue épris de la prétendue de son père, un cocher qui est aussi cuisinier, une femme d’intrigues, un homme qui prête sur gages, un homme qui a de l’argent caché, un vieil avare amoureux et, pour couronner tout, une reconnaissance. Il y a, ai-je dit, dans cette comédie, un usurier, un homme qui a de l’argent caché, et un vieil avare amoureux. Je sais bien que tous ces gens-là s’appellent Harpagon ; mais Harpagon n’est qu’une abstraction, car un avare réel ne saurait être tous ces gens-là87. La manie d’enfouir ce qu’on possède ne va guère avec celle de rien prêter, même à gros intérêts. L’avarice ne se concilie point avec l’amour. Elle exclut toute autre passion, mais surtout celle-là, et un vieil avare amoureux est une contradiction dans les termes ou un contre-sens de la nature. Les monstruosités morales appartiennent de droit à l’extravagance volontaire de la farce, et c’est pourquoi le personnage représenté par Harpagon est un des lieux communs de l’opéra buffa des Italiens. Molière, né pour la farce, a voulu faire une fine comédie ; il a produit une œuvre bâtarde, qui n’est ni une fine comédie, ni une farce. Oh ! sans doute, le combat ne peut manquer d’être fort plaisant entre l’amour et l’avarice, entre la plus généreuse et la plus égoïste des passions ; mais on oublie une chose, c’est qu’un tel combat est impossible. Harpagon laisse mourir de faim ses chevaux. Mais pourquoi a-t-il des chevaux ? Ce luxe ne convient qu’à une autre espèce d’avare, à celui qui veut soutenir l’éclat d’un certain rang, sans faire les dépenses que ce rang exige. Un usurier aurait engraissé ses chevaux pour les revendre à bénéfice. Harpagon entre dans une colère comique contre Cléante qui lui prend son diamant pour le donner à Marianne. Mais pourquoi donc a-t-il un diamant ? Un enfouisseur l’aurait converti en « bons louis d’or et pistoles bien trébuchantes » qu’il aurait ajoutées à son trésor. Le répertoire comique serait bientôt épuisé, s’il n’y avait qu’un seul caractère pour chaque passion. Harpagon n’est pastel ou tel avare ; c’est l’avarice sous toutes ses formes, et Molière n’est pas exempt du défaut capital des tragiques français ; il met sur la scène non des individus réels, mais des abstractions personnifiées.

Passons aux détails de la pièce. L’intrigue d’amour, banale, pesamment conduite, occupe trop de place. Les scènes d’un vrai comique, telles que celle où Valère et maître Jacques se donnent des coups de bâton88, sont accessoires et ne procèdent pas nécessairement du sujet. Il n’y a point d’art dans la manière dont le vol de la cassette est amené. Au premier acte, dans une scène imitée de Plaute, Harpagon exprime sa crainte qu’un domestique n’ait eu quelque soupçon de son trésor. Il se tranquillise ensuite pendant quatre actes, on n’entend plus parler de ses inquiétudes, et le spectateur tombe des nues quand le valet apporte tout à coup la cassette volée, parce qu’on ne lui a jamais expliqué comment un trésor aussi soigneusement caché a pu être découvert. L’idée ingénieuse de Plaute a été que les soins exagérés d’Euclion pour la conservation de sa marmite fussent précisément la cause de sa perte. Le trésor enfoui est toujours présent à l’esprit du spectateur ; il est là, comme un mauvais génie, qui tourmente l’avare jusqu’à le rendre fou. Dans le monologue d’Harpagon, après le vol, l’auteur moderne n’a fait qu’amplifier et broder l’original. Il a conservé l’apostrophe au parterre. Ce trait, du genre d’Aristophane, bien rendu par l’acteur, est d’un grand effet, et nous pouvons juger par là de la force comique du poète grec89.

Le Tartuffe est une belle satire en forme de drame ; mais à quelques scènes près, ce n’est pas une comédie90. Sauf la gaieté obligée de la soubrette, tous les personnages sont sérieux, la mère et le fils par leur bigoterie, le reste de la famille par sa haine pour l’imposteur, et le beau-frère par ses sermons, où il prêche avec tant d’onction que les dévots de cœurs ne doivent

Jamais contre un pécheur avoir d’acharnement,
Mais attacher leur haine au péché seulement91.

Quant à Tartuffe lui-même, le théâtre tout entier n’a point de personnage moins gai que ce scélérat, qui fait passer le pauvre Orgon par « une alarme si chaude, » que le dénouement de cette prétendue comédie allait être tragique, si Molière ne s’était avisé à temps que Louis XIV était « un prince ennemi de la fraude ». Après le discours inopiné du messager royal, on conçoit l’allégresse de toute la famille, le soulagement du public et notre reconnaissance pour le grand poète qui, par un coup de son art, vient de nous délivrer de la terreur et delà pitié tragiques, et de sauver la comédie. Mais nous comptions sans le beau-frère qui nous interdit toute joie profane, et nous ramène à des sentiments sérieux par cette exhortation finale tout à fait pathétique :

                  Souhaitez que son cœur en ce jour
Au sein de la vertu fasse un heureux retour ;
Qu’il corrige sa vie en détestant son vice,
Et puisse du grand prince adoucir la justice92.

Le crime puni, cela est tragique ; mais le crime repentant, cela s’éloigne encore davantage de la gaieté et de la comédie. En sorte que le Tartuffe est une satire, entremêlée de sermons et terminée comme un drame moral, à laquelle l’auteur a eu soin d’ajouter un personnage superflu, Dorine, pour avoir au moins un rôle gai, et ne pas faire mentir entièrement le titre de comédie qu’il a donné à son œuvre.

Dans toutes ses pièces à caractères, Molière a cru devoir mettre en regard de chaque ridicule l’opinion raisonnable qui lui est opposée, de peur, sans doute, que le spectateur ne s’amusât sans s’instruire, et qu’il n’eût la fleur sans le fruit93. Ainsi, dans L’École des femmes, la meilleure et la plus gaie des grandes comédies de noire auteur94, Arnolphe reçoit les conseils d’un ami philosophe, un peu moins édifiant toutefois, rendons-lui cette justice, que la plupart de ses collègues du nom d’Ariste ou de Cléante. Dans Les Femmes savantes, à Bélise, Philaminte, Armande et Trissotin sont opposés et préférés Chrysale, Henriette, Ariste, Clitandre, et cette fille de cuisine qui ne sait pas le français95 ; tous se font honneur de ce qu’ils ignorent, et Molière leur donne raison. Dans Le Misanthrope, c’est Philinte qui prêche Alceste, et dans le Tartuffe, c’est Cléante qui prêche tout le monde : les dévots et les libertins, les hypocrites et les dupes, Orgon qui chérit Tartuffe plus que frères, enfants, mère, femme et lui-même, Tartuffe qui fait chasser Damis de la maison, et Damis qui veut lui couper les deux oreilles. Grâce à ce système d’équilibre et de pondération qui ne laisse aucune sottise se développer sans que le bon sens ne reçoive un développement parallèle ; grâce à ces docteurs qui savent

                          Pour toute leur science,
Du faux avec le vrai faire la différence96,

le poète, mêlant l’utile à l’agréable, nous empêche de prendre le mal pour le bien, le bien pour le mal, et de tomber dans l’erreur d’Orgon, auquel Cléante disait :

Vous ne gardez en rien les doux tempéraments.
Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre,
Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre97.

Le public français, plus naïf que la critique, reçut froidement Le Misanthrope. Pour faire doucement son éducation, Molière lui proposait comme récompense une représentation du Médecin malgré lui 98. On venait voir la petite comédie, et pour le plaisir de rire de bon cœur pendant quelques instants, on avalait d’un trait l’ennui du grand poème didactico-psychologico-dramatique, que l’on récite encore aujourd’hui tout d’une haleine, sans intermèdes, sans baisser la toile, sans marquer la séparation des actes que par un air d’orchestre interrompu, sans laisser aux spectateurs le temps de sortir pour prendre l’air un peu, acheter L’Entr’acte ou Le Vert-Vert et s’égayer au moins de ces bêtises. C’est qu’on n’est pas à la représentation du Misanthrope pour s’amuser :

Ah ! ne plaisantez pas ; il n’est pas temps de rire99 !

nous dit Alceste d’un ton courroucé, et s’il nous arrive de nous dérider à la scène comique de Dubois, ou à la plaisante description du « grand flandrin de vicomte », qui, « trois quarts d’heure durant, crache dans un puits pour faire des ronds » ; le drame étonné et indigné s’écrie par l’organe de son principal personnage :

Par le sangbleu ! messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis100.

Parlons sérieusement. Y a-t-il quelque chose de moins comique que cette comédie ? Je ne dis pas cela seulement parce que sur mille sept cent soixante-douze vers, je n’ai pas trouvé, tout compte fait, plus de neuf ou dix mots pour rire. Je sais qu’un caractère peint par lui-même peut aussi être comique ; mais encore faut-il que la peinture soit involontaire et que le caractère soit ridicule. Rappelons-nous les règles du comique d’observation : le ridicule qu’on n’avoue pas, mais que l’on cache ou que l’on ignore, ne doit se trahir qu’à la dérobée, à l’insu et contre le gré du personnage. Or Alceste, loin d’ignorer ou de cacher sa misanthropie, en fait une profession si déclarée, que lui et son ami Philinte ne sont pas autre chose que deux thèses morales habillées en hommes, argumentant sur la scène l’une contre l’autre, comme autrefois le Juste et l’injuste dans Les Nuées d’Aristophane. Le Misanthrope serait-il donc un exemple de comique avoué ? Mais le comique avoué égaye à la fois les spectateurs et le personnage, et Alceste a le front si morose, cinq actes durant, que tous les spectateurs contractent leurs traits par sympathie.

Si Le Misanthrope ne rentre ni dans le comique avoué, ni dans le comique d’observation, ce n’est pas une comédie de caractère, et si cette pièce n’a pas d’intrigue (de légers incidents sans liaison entre eux, la querelle littéraire avec Oronte, le jugement du procès dont on parle sans cesse, la manière dont Célimène est démasquée, ne suffisent pas à constituer une intrigue), Le Misanthrope n’est point une comédie du tout. Il n’y a pas de pièce où l’action soit plus pauvre et se traîne plus péniblement. Cependant, enseignement bien remarquable ! elle captive comme une tragédie, et elle n’a pas même le mérite comique de manquer d’intérêt101. Nous aimons Alceste, nous haïssons Célimène, nous sommes indignés, attendris, émus, et nous repassons par toutes les impressions pénibles que Don Garcie de Navarre nous avait déjà fait éprouver, dans cette scène furibonde où Alceste s’écrie, sur le point de frapper Célimène :

Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ;
Je cède aux mouvements d’une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire102 !

Il y a de fort belles sentences dans Le Misanthrope. Mais ce n’est pas avec des sentences morales qu’il est possible d’égayer une comédie ; ce n’est pas avec de longs plaidoyers sur la corruption du monde que l’on peut animer un drame et le rendre vivant. À la fin de ces discussions, qui n’ont pas plus de raison pour finir que pour commencer, les deux interlocuteurs, également entêtés dans leur idée, se retrouvent exactement au point d’où ils étaient partis, et la pièce n’a pas avancé d’un pas. Je sais bien que ces belles tirades sont là pour nous dérouler le caractère d’Alceste. Dès son entrée sur les planches, il ne cesse de répéter sur tous les tons : je suis un misanthrope, conformément au précepte de Boileau, qui, pour plus de clarté, aime qu’un acteur « décline son nom », et dise :

Je suis Oreste ou bien Agamemnon.

Mais les hommes ne parlent pas tant de leur caractère, ils le montrent ; et puis, comme la critique ne saurait penser à tout, elle n’a pas encore vu une chose qui saute aux yeux, c’est que ce Philinte, chargé de faire la réplique à Alceste, est un personnage fort commode sans doute, mais tout à fait impossible ; car, comment un misanthrope aurait-il choisi pour son ami un homme dont les opinions sont diamétralement opposées aux siennes103 ?

Enfin la pièce est équivoque, et c’est là un bien grave défaut. Jusqu’où Alceste a-t-il raison ? jusqu’où a-t-il tort ? C’est un point difficile à fixer. Rousseau a déjà relevé cette ambiguïté morale du Misanthrope, qui fait que les choses les plus dignes de respect y semblent tournées en ridicule. Sa critique est fort juste, mais ses idées générales sur les rapports de la morale et de la comédie sont entièrement fausses. Le secret du poète comique pour empêcher que nos sentiments moraux ne soient blessés, ce n’est pas de tenter entre son art et la morale une conciliation impossible, c’est de les séparer par convenance. Il doit, en sortant de la sphère de la moralité, montrer avec franchise bien qu’avec modestie, que ce n’est point à notre conscience qu’il s’adresse, mais à notre imagination et à notre esprit. Notre conscience est un mentor discret qui veut bien n’être pas de la fête, mais qui la surveille de loin ; le poète comique ne l’invite pas à prendre place à table ; mais qu’il se garde de lui manquer de respect ! car s’il oubliait un instant qu’elle est là, on entendrait sa voix importune s’élever dans la salle du festin. Qu’offrira-t-il donc à nos regards ? des demi-coquins, qui, sans immoralité scandaleuse, font servir leur intelligence à satisfaire l’instinct animal. Par là, je n’entends pas la sensualité seulement, mais aussi l’égoïsme. Puisque l’homme, par le dévouement, par le sacrifice de ses intérêts, s’élève à la dignité tragique, l’idée exclusive du moi est ce qui doit en faire un personnage de comédie, et, en effet, tous les rôles vraiment comiques représentent des égoïstes achevés. Dès que l’auteur cesse de donner des motifs personnels aux actions et aux discours qu’il produit sur la scène, il sort du ton de la comédie104.

Quels sont donc, en définitive, les personnages comiques de Molière ? Ce sont surtout ses fourbes, pourvu qu’ils ne soient pas des monstres de bassesse et d’hypocrisie comme Tartuffe, pourvu qu’ils se contentent de chercher leur propre avantage, sans nuire autrement à leur prochain que d’une manière vénielle. Ce sont les Nérine et les Sbrigani, quand ils ne se vantent pas trop des faux contrats qu’ils ont signés et des personnes qu’ils ont fait pendre. C’est Scapin, lorsqu’il se borne à donner à Géronte des coups de bâton. Quant à Alceste, ce héros est le contraire de l’égoïste : tirez vous-mêmes ma conclusion.

V

Je ne me donnerai pas le plaisir facile d’écraser Molière de l’immense supériorité de Shakespeare. La France, sans s’en douter, possède le vainqueur de ce vainqueur de tous les poètes comiques. Messieurs, le moment est venu de parler de Legrand et du Roi de Cocagne. Opposons à L’Avare, au Tartuffe et au Misanthrope une vraie comédie. Le second des critiques allemands, je viens essayer d’ouvrir les yeux de la France et de l’Europe sur le chef-d’œuvre le plus original de la littérature d’outre-Rhin. Celui qui a attaché son nom le premier à cette tentative vraiment digne de l’intrépidité de sa logique, est mon maître dans l’art de critiquer. Plein de confiance dans la raison et de mépris pour les procédés empiriques, William-Auguste de Schlegel partait de certaines définitions a priori, et, sans se laisser distraire par les préjugés du sens commun, il allait tout droit devant lui, ne s’écartant pas d’un iota des règles qu’il avait une fois établies. Je n’ai rien ajouté à ses principes. Mon rôle modeste s’est borné à en développer quelques conséquences, à produire au grand jour une faible partie du trésor de vérités qu’ils renferment, et je n’ai pas négligé une occasion de répéter les propres paroles du maître, certain qu’elles charmeraient mon auditoire. Pourquoi Schlegel a-t-il échoué dans la partie la plus importante de son œuvre ? Pourquoi Legrand n’a-t-il pas gardé le sceptre qu’un tel critique lui avait rendu ? J’en crois voir deux raisons. La première, c’est qu’il est difficile de triompher d’un préjugé séculaire, surtout quand ce préjugé a ses racines dans les profondeurs mêmes de l’esprit d’une nation qui préfère, par tempérament, la prose à la poésie. La seconde, c’est que William-Auguste n’a rien cité du Roi de Cocagne, et n’en a pas même donné l’analyse. Maintenant sa critique sur les hauteurs des idées générales, il a cru qu’il suffisait d’annoncer au monde la parenté de Legrand avec Aristophane, ou plutôt avec son prédécesseur Eupolis, qui avait lui-même mis sur la scène la fable d’un pays de Cocagne. Mais s’il avait montré cette parenté, s’il avait produit des preuves, apporté des exemples, il est impossible que tout ce que la France contient d’admirateurs intelligents de l’ancienne comédie, n’eussent pas salué dans Legrand, je ne dis pas le plus profond moraliste ni peut-être même le plus parfait écrivain de la comédie française, mais, à coup sûr, son plus grand poète.

La pièce est précédée d’un prologue. Legrand lui-même, sous le nom de Geniot, s’efforçant d’escalader le Parnasse, rencontre Thalie qui cherche précisément un poète. Elle vient de rebuter Plaisantinet, parce qu’il « aime la gaillardise, » et qu’il ne sait pas faire rire sans choquer l’honnêteté. Geniot lui propose son sujet, le Roi de Cocagne. Thalie en est charmée, et l’auteur, impatient du dieu qui l’agite : Allons, s’écrie-t-il,

Allons, Muse ! il est temps. Ne m’abandonnez pas !
Déjà vous m’inspirez du badin, du folâtre,
Du bouffon105.

Ce petit prologue est, sans doute, peu de chose. Mais il ne faut pas qu’un prologue ait trop d’importance. C’est là un écueil que les plus grands maîtres n’ont pas toujours su éviter. Shakespeare est tombé dans ce défaut. Dans La Méchante femme mise à la raison le prologue est plus remarquable que la pièce même106.

Philandre, chevalier errant, Zacorin, son valet, et Lucelle, infante de Trébizonde, sont transportés dans le pays de Cocagne par la puissance de l’enchanteur Alquif. Bombance, ministre du roi, les accueille avec bonté au nom de son maître, et leur fait une description merveilleuse de l’empire :

Quand on veut s’habiller, on va dans les forêts,
Où l’on trouve à choisir des vêtements tout prêts.
Veut-on manger ? Les mets sont épars dans nos plaines,
Les vins les plus exquis coulent de nos fontaines ;
Les fruits naissent confits dans toutes les saisons ;
Les chevaux tout sellés entrent dans les maisons ;
Le pigeonneau farci, l’alouette rôtie
Nous tombent ici-bas du ciel comme la pluie107.

Si les critiques français ne se montraient pas indifférents ou même contraires à tous les élans de la véritable imagination, ils ne dédaigneraient pas une petite pièce dont l’exécution est aussi soignée que celle d’une comédie régulière, par cette seule raison que le merveilleux y joue un grand rôle et y occupe la première place. L’esprit fantastique est rare en France, et Legrand n’a dû qu’à son génie l’idée d’un genre alors absolument neuf ; car il est probable qu’il ne connaissait pas le théâtre comique des Grecs108.

Dès la seconde scène le théâtre change, et l’on voit s’élever le palais du roi ; les colonnes en sont de sucre d’orge et les ornements de fruits confits.

Les critiques français affectent de mépriser les changements de décoration. Au milieu d’un peuple léger ils ont pris le poste d’honneur de la pédanterie ; pour qu’un ouvrage leur inspire de l’estime, il faut qu’il porte l’empreinte d’une difficulté péniblement vaincue ; ils confondent la légèreté aimable qui n’a rien de contraire à la profondeur de l’art, avec cette légèreté superficielle qui est un défaut du caractère et de l’esprit109.

Au moment où les étrangers se disposent, en dépit du désespoir de Bombance, à manger le palais, le roi s’avance au bruit de la symphonie :

Que chacun se retire et qu’aucun n’entre ici.
Bombance, demeurez, et vous, Ripaille, aussi.
Cet empire envié par le reste du monde,
Ce pouvoir qui s’étend une lieue à la ronde,
N’est que de ces beautés dont l’éclat éblouit
Et qu’on cesse d’aimer sitôt qu’on en jouit.
Je ne suis pas heureux tant que vous pourriez croire ;
Quel diable de plaisir ! Toujours manger et boire !
Dans la profusion le goût se ralentit ;
Il n’est, mes chers amis, viande que d’appétit.
……………………………………………………
Je suis donc résolu, si vous le trouvez bon,
De laisser pour un temps le trône à l’abandon.
Le trône cependant est une belle place.
Qui la quitte, la perd. Que faut-il que je fasse ?
Je m’en rapporte à vous, et par votre moyen,
Je veux être empereur ou simple citoyen110.

Folie aimable et pleine de sens. La parodie des vers tragiques est un des meilleurs motifs de la comédie111. Par là, nous rentrons soudainement dans le passé, et nous voyons à la fois, sous la vive et piquante lumière du contraste, le grave discours d’Auguste et son burlesque travestissement. Toute cette scène est excellente. Je regrette seulement que Bombance dise au roi :

Si le trop de santé vous cause des dédains,
Souffrez dans vos États deux ou trois médecins :
Ils vous la détruiront, je me le persuadée112.

L’influence de Molière est sensible ici. Mais elle est rare partout ailleurs, et à part un ou deux autres traits mordants de la même espèce, une gaieté douce règne dans ce petit poème, exempt de fiel et parfaitement inoffensif113.

Cependant le roi tombe amoureux de Lucelle, et Philandre est mis en prison. Cet embarras du héros de la pièce n’est point pénible pour le spectateur, comme celui d’Orgon, victime des machinations de Tartuffe. Pourquoi cela ? parce que le poète a eu bien soin de ne nous intéresser à aucun des personnages de sa comédie, et que dans le monde purement idéal où ils sont placés, nous savons qu’ils ne manqueront jamais d’expédients pour se tirer d’affaire. En effet le sage Alquif possède une bague fée qui a la propriété de rendre fou l’imprudent qui la met à son doigt. Zacorin, devenu échanson, cherche un moyen de la substituer à l’anneau royal. Il présente au roi un bassin avant son repas.

Zacorin.

Sire…

Le Roi.

         Que voulez-vous ? Tous ces apprêts sont vains.

Zacorin.

Quoi ?…

Le Roi.

              Je viens là-dedans de me laver les mains.

Zacorin

Et ne voulez-vous pas les laver davantage ?

Le Roi.

Et par quelle raison les laver, dis ?

Zacorin (à part.)

                                                       J’enrage.
         (Haut.)
Sire, dans nos climats, la coutume des rois
Est de laver leurs mains toujours deux ou trois fois114.

De guerre lasse, il imagine de répandre, comme par mégarde, un encrier sur la main du roi. Le Roi quitte son diamant, pour se laver ; et, quand il a fini, Zacorin lui présente à la place la bague enchantée. Mais l’infortuné prince ne l’a pas plus tôt mise à son doigt, la tête lui tourne, il ne sait plus ce qu’il dit ni ce qu’il fait. Il chasse Lucelle de sa présence, en l’accablant d’injures ; il donne l’ordre d’élargir Philandre, et entre autres extravagances du meilleur comique, il s’écrie :

Gardes !

Un Garde.

             Seigneur ?

Le Roi.

                              Voyez là-dedans si j’y suis115

Le Roi de Cocagne, messieurs, prouve d’une manière éclatante qu’il serait possible d’introduire sur notre scène moderne, en évitant les indécences et les allusions personnelles, le genre d’Aristophane116. Quand la réputation classique de Molière qui seule maintient encore ses pièces au théâtre117, sera tombée, on verra de quel danger est menacé l’auteur comique dont les ouvrages n’ont pas de base poétique, et sont fondés uniquement sur cette froide imitation de la vie réelle, qui ne peut jamais satisfaire les besoins de l’imagination118. Mais, parmi les débris du naufrage de Molière, il y a deux ou trois choses dont, pour moi, je regretterais la perte, et notamment celle des coups de bâton. à l’usage des adultes, que notre siècle trop délicat ou trop compatissant voudrait abolir119.