(1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre III. — Du drame comique. Méditation d’un philosophe hégélien ou Voyage pittoresque à travers l’Esthétique de Hegel » pp. 111-177
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(1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre III. — Du drame comique. Méditation d’un philosophe hégélien ou Voyage pittoresque à travers l’Esthétique de Hegel » pp. 111-177

Chapitre III. — Du drame comique.
Méditation d’un philosophe hégélien ou Voyage pittoresque à travers l’Esthétique de Hegel

Tant va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise.
                    Le Festin de Pierre, acte V, scène ii.

Création du monde. — I. William Schlegel. — Méthode pour définir la comédie. — II. En quoi le drame antique diffère essentiellement du drame moderne. — Histoire de l’Absolu. — Théorie de la tragédie. — III. L’Antigone de Sophocle. — Les Euménides d’Eschyle. — Sommet de la perfection tragique. — IV. Euripide. — Altération de la tragédie. — Pourquoi Rome n’eut point de théâtre. — V. Influence du christianisme sur l’art dramatique. — Parenté de la tragédie moderne avec la comédie. — VI. Théorie de la comédie. — VII. Les Chinois. — Aristophane. — Altération de la comédie. — La satire romaine. — VIII. Grandes divisions de la comédie moderne. — IX. Falstaff. — Le comique humoristique et Jean-Paul. — X. Molière. — XI. Don Quichotte comparé à Gœtz de Berlichingen, à Charles Moor et aux héros de romans. — Sancho Panza. — Sommet de la perfection comique.

Avant la création du monde, Dieu, principe éternel des choses, s’ignorait lui-même au sein de la matière cosmique disséminée dans l’espace. Il se chercha dans la condensation et l’organisation des corps célestes, dans l’éclosion des végétaux, dans la progression du règne animal ; il se trouva et se connut dans l’homme. Le Divin est le fond de la nature humaine174

Le tragique est le conflit du Divin aux prises avec lui-même dans l’Humanité.

Le comique est le contraire du tragique.

I

Le comique est le contraire du tragique. — M. de Schlegel avait compris cette vérité. Mais, dépourvu d’esprit philosophique, il n’était pas capable de pénétrer la vraie nature de la comédie non plus que de la tragédie, et dans les puérils excès de sa réaction contre la critique française il se prit d’une admiration affectée pour les productions les plus médiocres, à tel point qu’il eut un jour l’effronterie175 de comparer publiquement à Aristophane un misérable farceur nommé Legrand.

Le comique est le contraire du tragique. Pour connaître le comique, j’approfondirai donc l’essence du tragique. Mais, comme l’essence d’un art ne se révèle pleinement que dans l’ensemble de son développement historique176, l’histoire générale de la tragédie forme, avec la théorie sommaire de cet art, l’introduction nécessaire et naturelle d’une étude spéciale de la comédie.

II

Un petit nombre de sentiments constituent le fond divin de la nature humaine. L’amour de la patrie, l’amour paternel ou maternel, l’amour proprement dit, la piété filiale, la tendresse des frères et des sœurs, la tendresse conjugale, l’ambition, la fidélité, l’honneur ; les voilà tous, ou peu s’en faut. Seuls, ces sentiments sont pathétiques, et seuls, ils sont les motifs éternels de la tragédie177. Oreste et Hamlet, Antigone et Cordélia, Agamemnon, Œdipe, Macbeth, Othello, les personnages tragiques de tous les temps n’ont agi que par leur impulsion.

Mais voici entre la tragédie grecque et la tragédie moderne une différence profonde. Dans la première les sentiments avaient un caractère de généralité simple, pur, élevé ; ils sont devenus dans la seconde plus riches, plus profonds, plus intimes. L’amour et l’honneur, les plus personnelles des passions, à peine touchées par l’art antique, font dans notre monde chrétien l’intérêt fondamental de la plupart des tragédies. Leurs personnages se replient sur eux-mêmes, se drapent dans leur propre individualité, et ont tous je ne sais quel accent lyrique178, au lieu que dans le théâtre grec les héros dramatiques, pleins d’une passion solide et généreuse, telle que l’intérêt d’une cité ou d’une armée, le devoir d’ensevelir un frère, de venger un père assassiné, étaient tout entiers à l’action extérieure.

Or si l’on veut savoir pourquoi l’élément subjectif a remplacé notre scène tragique l’antique objectivité, il est évident qu’il en faut chercher la raison non dans telle ou telle cause secondaire, qui ne serait elle-même qu’un effet par rapport à une cause plus générale, mais dans l’histoire même de l’Absolu.

L’Esprit universel, après s’être adoré en Asie dans la nature et dans les formes colossales de la matière inanimée, puis en Égypte, dans le règne animal, eut pour la première fois conscience de son humanité en Grèce ; non encore comme individu, mais comme société politique. Les idées et les sentiments, qui sont le fondement de la vie sociale, furent personnifiés dans les Dieux. Jupiter symbolisa l’ordre public et l’autorité de l’État ; Cérès, l’agriculture, c’est-à-dire la propriété laborieuse du sol, avec ses conséquences et ses garanties, les lois civiles, le mariage, la paix et tous les principes de la civilisation ; Junon figura le lien conjugal ; Vénus et son fils, les passions de l’amour physique ; Minerve, la valeur militaire et la sagesse des tribunaux, et elle apparut en même temps comme la divine et vivante image du génie de la ville d’Athènes. Rome n’eut point, à proprement parler, d’autres Dieux que Rome même. Le patriotisme était la seule vertu et la seule passion d’un bon citoyen romain. Mais avec le christianisme, l’esprit pénétra jusqu’au fond de sa nature spirituelle. L’âme de chaque homme devint le sanctuaire intime de la Divinité. L’individu comme tel, l’individu séparé du corps social, séparé même Je son enveloppe corporelle, acquit à ses propres yeux et à ceux d’autrui une valeur infinie, la valeur d’un être immortel racheté par le sacrifice de l’Homme-Dieu. La terre ne fut plus qu’un lieu d’exil, la vie que le rêve d’une ombre, et la mort, anéantissant ce qui n’était point, prit la force d’une double négation ; elle délivra l’esprit de son élément fini, et lui ouvrit les portes de la vraie et réelle existence179.

Voilà pourquoi l’élément subjectif domine dans toute notre poésie, et jusque sur notre scène. Voilà pourquoi notre lyre rend un plus beau son que celle des anciens. Mais qui de nous ou des Grecs a réalisé le plus parfaitement l’idéal de la tragédie ?

Le tragique, c’est la guerre des Dieux dans l’Humanité, c’est la discorde de ce petit nombre de sentiments pathétiques que j’ai tous nommés, et qui constituent le fond divin de la nature humaine. — Les Dieux sont unis dans l’Olympe, où Hébé leur verse, avec l’ambroisie et l’éternelle jeunesse, l’éternelle sérénité. Le cœur de l’homme peut être aussi le lieu de leur bonne harmonie. Dans une large poitrine humaine tous les sentiments pathétiques peuvent battre à l’unisson, et le cercle entier de l’Olympe siéger pacifiquement180. Mais cette largeur est rare, et la concorde des Dieux dans l’Humanité n’est qu’un beau rêve. Ici, les affections de famille font taire les intérêts de la cité. Là, le salut public refoule au fond du cœur d’un général d’armée la tendresse paternelle. Dans cette jeune fille, la douce voix de l’amour couvre celle de l’honneur personnel. Dans ce fier héros, la loi sévère du devoir, du sang à verser pour laver un affront, parle plus haut que l’amour. C’est de ce conflit que naît le tragique. Il consiste donc, non dans l’opposition du bon et du mauvais principe, de Dieu et de Satan, de l’esprit et de la chair, mais dans la contradiction de deux bons principes, également moraux, légitimes et sacrés, manifestations partielles l’un et l’autre de l’Esprit divin qui est dans l’homme. Si la guerre s’allume au sein de l’incorruptible Vérité, de la Substance morale, c’est parce qu’en tombant dans le monde de la réalité et de l’action elle s’est dispersée çà et là et comme éparpillée dans des passions individuelles, qui, n’ayant part chacune qu’à un moment exclusif de l’unité de son essence, se déterminent, s’opposent et se contredisent. Le spectacle de la lutte divine qui s’engage alors est sublime ; il frappe l’âme d’une terreur religieuse et d’une pitié pleine d’admiration, d’une terreur et d’une pitié purifiées, comme le veut Aristote. Sur la scène solennellement émouvante, où des personnages à la fois héroïques et criminels combattent pour le triomphe d’un droit saint en lui-même, mais inique en ce qu’il ne peut triompher que par la ruine d’un autre droit inviolable, plane, jusqu’à la catastrophe finale, l’ombre de la Némésis tragique, comme l’Harmonie suprême et la Justice absolue, qui brisera la justice relative de toutes les volontés particulières, pour rétablir l’accord rompu entre les idées morales, et opérer ainsi la réconciliation intérieure du Divin rentré dans son repos181.

III

Or, l’exemple le plus magnifique par lequel cette théorie puisse être rendue sensible, le chef-d’œuvre le plus parfait de l’art tragique, c’est l’Antigone de Sophocle182. Étéocle, roi de Thèbes, et Polynice, chef de l’armée ennemie, venue d’Argos, frappés par leurs mains fratricides, sont tombés sous les murs de la cité thébaine ; l’armée argienne a fui. Créon, le nouveau roi, ordonne que les derniers honneurs soient rendus à Étéocle, mort en combattant pour la patrie. Mais quant à Polynice qui voulait détruire sa ville natale, Créon fait proclamer devant tous les citoyens la défense de l’ensevelir, sous peine de la vie, afin que son corps maudit, exposé nu à la corruption, devienne la pâture des oiseaux et des chiens. Par cette mesure, il honore Jupiter, protecteur de la cité ; mais il amasse sur sa tête la colère des Dieux infernaux, sombres vengeurs des liens du sang. Antigone, sœur du mort, ose, au mépris du décret royal, couvrir de poussière le cadavre de Polynice et faire des libations sur sa tête chérie. Elle n’a point hésité à braver Jupiter. Créon n’hésite pas non plus à l’accabler de toute la rigueur de la loi, et dans l’ironie de son impiété, il la fera descendre vivante au séjour de Pluton, le seul dieu qu’elle révère183, afin que Pluton montre sa puissance en la dérobant à la mort, ou qu’elle sente enfin, mais trop tard, combien il est superflu d’adorer les Divinités de l’Hadès 184. Sur le point d’être envoyée à un supplice horrible, la sœur de Polynice, jusque-là inébranlablement préparée à toutes les conséquences du crime qu’elle a voulu commettre, sent son cœur faillir ; elle pleure ; elle trouverait quelque consolation dans la sympathie de ses concitoyens. Mais ceux-ci, pénétrés d’une crainte respectueuse pour Jupiter et les lois de la cité, restent froids, et lui répondent gravement :

Des morts qui nous sont chers le culte est respectable ;
Mais de nos rois le sceptre est digne aussi d’honneurs.
Qui les brave, se perd : ta nature intraitable
Te fit rebelle aux lois, et c’est pourquoi tu meurs185.

Antigone est enterrée vive.

Sans amis, sans époux, sans larmes, je m’en vais
            Là-bas, dans la contrée
Où mes yeux du soleil ne verront plus jamais
            La lumière sacrée.
De l’hymen, du bonheur l’espoir était venu
            À ma jeunesse amère :
Je péris fiancée, et sans avoir connu
            La douceur d’être mère.
Vierge encore, j’entre, au seuil d’un avenir plus beau,
            Dans la nuit glaciale.
La mort est mon époux, et ce sombre tombeau
            Ma chambre nuptiale.
Pour avoir été juste, une barbare loi
            Ordonne que je meure,
Dieux saints ! et tous les fronts rougissent devant moi,
            Et personne ne pleure186 !

De son côté, l’impiété de Créon ne demeurera pas impunie ; Jupiter ne le sauvera pas de la vengeance des Dieux souterrains. Déjà le devin Tirésias est venu l’avertir que tous les autels étaient souillés des lambeaux arrachés par les oiseaux et les chiens au cadavre de l’infortuné fils d’Œdipe. Sous les yeux mêmes du roi, son fils Hémon, fidèle amant d’Antigone, se perce de son épée, et quelques instants après on lui annonce qu’Eurydice sa femme a suivi Hémon aux enfers. Quelle est donc cette puissance supérieure à Jupiter, à Pluton, à toutes les Divinités de l’Olympe et de l’Hadès ? C’est le Destin, dans lequel on doit voir non une fatalité aveugle, mais la nécessité morale qui termine le combat des Dieux187.

L’issue de ce combat n’est pas toujours sanglante. Elle peut être pacifique, comme dans le troisième drame de l’Orestie d’Eschyle, Les Euménides, qui appartient néanmoins à la tragédie sous sa forme la plus austère. Clytemnestre, en assassinant Agamemnon par un juste retour, lui avait fait expier le sacrifice d’Iphigénie immolée justement aussi188 pour le salut des Grecs. Oreste, vengeur de son père, a frappé le sein qui la porte. Est-il coupable ou innocent ? Tel est le débat qui s’agite devant l’Aréopage d’Athènes. Les Furies chargent de leurs accusations et de leurs clameurs l’enfant de Clytemnestre défendu par Apollon. Elles font valoir avec force les liens de la parenté naturelle, les liens qui attachent un fils à sa mère. Si elles n’ont point poursuivi l’épouse d’Agamemnon, c’est qu’elle n’était pas du même sang que l’homme qu’elle a tué. Mais elles s’acharnent à Oreste, parce que la femme dont il a osé devenir le meurtrier l’avait formé et nourri dans ses entrailles. Apollon oppose à ce rapport purement naturel le droit moral de l’époux, et ici la gravité du génie d’Eschyle est digne d’être éternellement admirée. L’obligation fondée sur un choix libre et volontaire, qui unit à l’homme la compagne de sa vie, est d’un ordre plus élevé que le lien nécessaire par lequel un enfant tient à ses parents. Car le véritable principe du mariage n’est pas l’amour physique et l’attraction mutuelle des sexes, c’est une sympathie spirituelle et morale sentie et reconnue de part et d’autre ; par là le nœud conjugal relève non de l’aveugle nature, mais de la liberté intelligente de l’esprit. Apollon soutient en même temps le droit sacré du prince, qui est l’auguste tête de la société politique. Les deux parties entendues, les juges vont aux voix. Mais le nombre des suffrages se trouva égal de chaque côté. Alors Minerve, la vivante Athènes, ajoute dans la balance son vote divin, par lequel Oreste est absous, et les Euménides, ainsi qu’Apollon, reçoivent dans la cité des honneurs avec des autels189.

L’Antigone, avec son dénouement ensanglanté, Les Euménides, avec leur pacification finale, nous montrent la tragédie dans toute sa pureté. Le tragique, ce n’est pas le sort des personnages, le châtiment effroyable du crime ou le malheur attendrissant de l’innocence ; c’est la contradiction accidentelle des différentes phases de la Vérité morale, formant pour l’imagination poétique le cercle des Dieux190 et leur retour nécessaire à l’identité. Voilà les ressorts profonds du drame. Quant aux acteurs visibles, puisque chacun d’eux ne renferme en lui-même qu’un moment de l’Unité divine, ils doivent, sans être de pâles et froides allégories, manquer de richesse intérieure. Loin d’être morts, ils sont pleins de vie, mais d’une vie en quelque sorte idéale. Les héros d’Eschyle et de Sophocle débordant du Dieu qui les anime, pénétrés en tous sens du sentiment énergique et profond de leur droit, sont possédés, emportés tout entiers parleur passion unique. Ils ne doutent pas d’eux-mêmes ; ils n’examinent jamais leur propre cause ; ils n’admettent point que la cause d’autrui pu d’un seul bloc. Calmes, solides, exempts des inconséquences et des faiblesses dont l’individualité se compose, ils s’élèvent à cette haute généralité, à cette absence de caractère, qui est le sommet de la beauté plastique191.

Pendant qu’ils se précipitent l’un contre l’autre de tout l’élan de leur vertu exclusive, le chœur représente la majestueuse et paisible harmonie de l’Idée divine, dont chacun d’eux ne personnifie qu’un côté. Le chœur, c’est la scène spirituelle192 du théâtre antique ; c’est la conscience sereine des spectateurs. Ferme dans sa foi religieuse complote, il maintient la neutralité la plus absolue, et rendant à tous les Dieux un honneur égal, il éprouve pour l’action qui se passe sous ses yeux une sorte d’horreur. Mais, sensible à l’héroïsme et à tout ce qui est moral et vrai, il professe pour chaque personnage pris à part une profonde estime, un sérieux intérêt et une haute admiration. Tantôt il les avertit, avec compassion, de leur destinée, ou solennellement les rappelle au culte de la Divinité qu’ils offensent ; tantôt il célèbre, dans un chant magnifique, et leur propre courage et la vertu divine qui agit en eux.

IV

Le comique est le contraire du tragique. Avec Euripide, cette contradiction s’efface ; dans la tragédie moderne, elle n’existe plus. Mais cette forme altérée de l’idéal tragique est encore admirable. C’est comme une galerie de la plus riche architecture, qui conduit le philosophe du temple de Melpomène au temple de Thalie.

Euripide est la première, mais non la plus belle colonne de ces propylées. S’il fit descendre la tragédie des hauteurs de l’impersonnalité divine dans des régions plus humaines et plus personnelles, il ne creusa pas profondément la personnalité de l’homme. Le conflit des idées morales cessa d’être la substance de l’intérêt tragique, et le chœur rendu par là utile ne fut plus qu’un sentencieux hors-d’œuvre. La contradiction, auparavant extérieure, qui divisait les Dieux, devint intérieure, et les héros perdirent leur belle solidité plastique. Ils se montrèrent irrésolus, chancelants, ballottés. Ils tombèrent dans le pathétique sentimental, et les larmes qu’ils firent couler ne furent plus des larmes d’admiration193. Ils tombèrent dans le scepticisme, et les idées, qui sont le fondement éternel de la Famille et de la Société, furent analysées, discutées et quelquefois raillées sur la scène irréligieuse.

Rome n’eut point de théâtre. La vertu romaine, virtus romana, était contraire au développement de l’art dramatique, autant que la vertu grecque l’αρετή des héros y avait été favorable. Les héros possédaient en eux-mêmes le principe divin de leurs entreprises générales. Leurs actions, partant de leur personnalité comme centre, enveloppaient toute la société dans un cercle d’activité généreuse. Bienfaiteurs des hommes, auxquels ils enseignaient l’agriculture, te mariage et la politique, constructeurs des villes, fondateurs des États, l’ordre social venait d’eux ; c’était leur création et comme une émanation de leur personne194. Mais la Cité romaine était une divinité antérieure et supérieure à tous ses grands hommes. L’héroïsme de ses citoyens était de s’immoler à son ambition égoïste et froide avec tous les Dieux qui battaient dans leur sein195. Il fallait qu’elle marchât à la conquête du monde, et devant son char militaire ils prosternaient leurs personnes et leurs affections de famille.

V

L’individu connut son prix, lorsque l’Esprit absolu se saisit lui-même et se révéla dans un homme, qui enseigna à ses frères ou plutôt leur montra comment ils pouvaient aussi s’unir avec Dieu196, et l’importance infinie conquise par la personne humaine est le trait le plus profond et le plus général du changement survenu alors dans la conscience du monde, puis dans l’art dramatique, cette représentation idéale que l’Humanité se donne à elle-même du drame divin développé par elle dans l’histoire. Les intérêts généraux de la Société, les droits de la Famille, toutes ces idées morales pour lesquelles les hommes de l’âge héroïque avaient combattu, qui combattaient en eux, et dont la lutte plus qu’humaine est l’essence du tragique, furent reléguées à l’arrière-plan sur le théâtre comme dans la vie. Mais elles ne disparurent pas entièrement du monde, qui ne pourrait s’en séparer sans périr, ni de la scène tragique, qui ne pourrait les rejeter sans perdre son caractère distinctif.

Ainsi, dans la tragédie d’Hamlet, les ambassadeurs d’Angleterre et le prince de Norwége Fortinbras ne permettent pas au spectateur d’oublier que les destinées du Danemark sont en jeu. Ainsi, dans Roméo et Juliette, l’ambition rivale des Montaigu et des Capulet est le fond substantiel sur lequel se dessine la passion des deux amants197. Mais ce n’est pas le Danemark qui m’intéresse, c’est Hamlet ; et dans Hamlet, ce n’est pas le devoir terrible et sanglant du fils comme dans Oreste, c’est Hamlet lui-même. Il n’a rien à respecter. Sa mère est innocente du meurtre de son père. Le meurtrier est un « coupe-bourse de l’empire et des lois » pour lequel il a le plus profond mépris, et que la couronne ne rend pas sacré à ses yeux. La personne d’Hamlet est seule pathétique, sa noblesse, sa mélancolie, sa destinée, qui est de périr parce qu’il ne sait pas agir198. Ce n’est pas la famille des Montaigu, ni celle des Capulet qui nous importe ; c’est Juliette, c’est Roméo, c’est leur amour « infini comme la mer », mais semblable aussi à une fleur fugitive éclose dans la vallée de ce monde, épanouie le matin, et brisée à midi par l’orage.

L’intérêt romanesque, qu’inspirent la passion et la personne des amoureux, a remplacé l’intérêt plus élevé et surtout plus solide qui s’attachait dans le théâtre antique aux droits des époux ou des parents199. L’importance nationale qu’avaient les anciens héros, a également cédé la place à l’importance toute personnelle du chevalier susceptible, qui fait le bien parfois, mais pour plaire à sa dame, et plus souvent, au nom de cette divinité, lave dans des flots de sang précieux une offense imaginaire à son honneur200 En somme, la tragédie a perdu sa base substantielle et vraie, qui est la guerre des Dieux, c’est-à-dire des sentiments à la fois généraux et généreux de l’âme humaine., dans le for intérieur de la Famille et de la Société.

Ces sentiments sont en petit nombre ; leur conflit n’est jamais qu’un duel ; les événements extérieurs ne peuvent pas empêcher la lutte de courir à son dénouement nécessaire, le retour du Divin à l’unité absolue de son essence : de là la simplicité du drame grec. Mais la tragédie moderne est encombrée de personnages, et les incidents s’y multiplient au gré de l’imagination du poète, parce qu’ici toute chose est bonne, propos hors du sujet, situations extraordinaires, interruptions de l’action dramatique, embarras compliqués de l’intrigue, toute chose est bonne qui peut servir à ce premier dessein du poète moderne : faire vivre des êtres individuels et réels, peindre des caractères 201. Or la tragédie sort par là de sa véritable nature, et touche aux confins du comique.

J’ai traversé d’un pas lent et religieux le temple de Melpomène. J’ai parcouru précipitamment, sans écouter ma curiosité, la galerie si intéressante qui joint ce temple à celui de Thalie. J’entre dans le sanctuaire de la Déesse.

VI

Car c’est un sanctuaire. L’Art n’est pas plus un hochet amusant qu’un instrument utile202 au service de la morale ou de la religion. Libre et contenant en lui-même sa fin, il a, dans son indépendance, son propre sens moral, son propre sens religieux, grave, élevé, profond203. Symbole plus ou moins clair, plus ou moins magnifique de l’Idée divine, l’Art n’est jamais tombé, il ne peut pas tomber en contradiction avec cette Substance éternelle, manifestée par lui d’une manière plus pure et plus vraie dans ses créations hautement générales, qu’elle ne peut l’être par la Nature et par l’Histoire ; par celle-là, dans ses plus belles productions, toujours imparfaites et grossières ; par celle-ci, dans ses plus grands faits, toujours mêlés d’accidents sans logique et sans signification204. La comédie est un symbole moins clair, moins magnifique, de la Vérité morale, que la tragédie ; mais, puisqu’elle est un art et un art important, je puis affirmer a priori qu’elle la représente à sa manière, que certainement elle ne la contredit pas, et que si des poètes comiques l’ont contredite, ce sont de mauvais comiques et de mauvais poètes.

Aussi, bien que la comédie soit le contraire de la tragédie, il n’est pas possible que le Divin, dont l’éclatante victoire couronne le drame tragique, soit vaincu sur la scène comique au dénouement205 ; il n’est pas possible , que les idées vraies et les bons sentiments de l’homme subissent finalement une défaite, et que la Société, la Famille, l’État, le véritable amour, le véritable honneur, l’ambition dans ce qu’elle a de légitime et de noble, voient sur ce nouveau théâtre se consommer au dernier acte la destruction réelle de leurs droits. J’ai vu le triomphe réel de ces idées et de ces sentiments dans l’apparente ruine de leurs droits, quand, tout à l’heure, le chef-d’œuvre de Sophocle et de la tragédie me montrait le duel à mort de deux vérités morales, sacrées en elles-mêmes, mais partielles, exclusives et contradictoires, filles de l’Absolu, mais détachées et précipitées de son sein sur la scène du monde, et, depuis cette chute, fatalement destinées à lutter l’une contre l’autre et à périr toutes deux, afin que la mort venant anéantir le néant de leur existence finie, et les délivrer de la contradiction qui les mettait aux prises, leur permît de reprendre leur vol, libres et réconciliées, vers le royaume de leur Père. Mais ce que la comédie détruit, ce ne sont point ces idées indestructibles, qui ne peuvent périr que pour ressusciter à la vie divine de l’Identité absolue : c’est leur masque impudent et leur mensongère apparence ; ce n’est pas le monde idéal, c’est le monde renversé, c’est le Divin déjà détruit par lui-même. La Vérité morale reste inébranlable et intacte à côté des débris de tout ce qui s’enfle pour singer ou parodier sa puissance éternelle.

Ainsi, tandis qu’un État organisé selon son type naturel et vrai, ayant son chef politique et sa hiérarchie sociale, n’est pas un terrain propre à faction comique, un État démocratique au contraire, avec ses bourgeois envieux, vaniteux, badauds, fanfarons et brouillons, voilà le sol mobile qui convient par excellence à son libre déploiement ; parce que ce peuple inconséquent et absurde, sans cesse embouchant la trompette et rempli de défiance à l’égard de tous ses hommes supérieurs, se montre si radicalement incapable de se gouverner lui-même, que dans sa sottise il se détruit de ses mains. Et, tandis que la comédie ne se glisse point au foyer d’une famille conforme à sa véritable idée, dont le chef sait maintenir sur les siens son autorité naturelle, elle entre sans façon dans une famille désorganisée, où les maîtres sont devenus les serviteurs et les serviteurs les maîtres, où le père a perdu par sa faute le respect de ses enfants. Une pareille maison ouvre pour ainsi dire toutes ses portes et toutes ses fenêtres au comique, qui, de gaieté de cœur, peut venir y prendre ses ébats et en bonne conscience la ruiner, parce qu’elle est déjà une ruine.

Mais ici je touche au point le plus délicat du problème moral de la comédie, et à l’essence même de cet art.

Ce petit peuple, bouffi d’ineptie et de mauvaises passions, qui déblatère et se démène contre la saine politique et contre l’ordre social, ces enfants qui insultent à la majesté paternelle, sont réellement en guerre contre le Divin et non contre son apparence. La vanité de la lutte ne sera-t-elle donc sensible qu’aux spectateurs, qui, voyant la contradiction que la démocratie renferme en elle-même, voyant dans ce père insulté la destruction du caractère paternel, comprennent que rien n’est sérieux dans l’action qui se passe sous leurs yeux, et que d’un drame où rien n’est sérieux rien de redoutable pour la morale ne pourra sortir ? Non. Cela ne suffit pas. Il faut que les acteurs de la comédie sentent eux-mêmes le néant de leur rôle. Il faut que leur propre personnage soit aussi frivole, aussi nul aussi sot à leurs yeux qu’à ceux du public. Il faut qu’ils paraissent bien persuadés les premiers que tout ce qu’ils veulent et tout ce, qu’ils font n’est rien. Ce sentiment intime et transparent que les figures comiques doivent avoir de la profonde insignifiance de leurs desseins et de leurs actes est une condition essentielle de l’art qui n’est pas imposée par la morale seulement, mais qui résulte de la nature propre du comique.

L’on doit bien se garder de confondre le comique avec le risible. Les vices de l’homme ne sont pas comiques, et ils ne sont guère risibles non plus. L’absurdité en elle-même peut être risible, mais elle n’est point comique. Et d’ailleurs de quoi ne rit-on pas ? Les plaisanteries les plus fades ou du plus mauvais goût ont le privilège d’égayer les sots, et parfois de dérider les sages. On rit aux vérités les plus graves, pour peu qu’un mot nouveau s’y montre qui contredise nos habitudes. Tout contraste en général peut faire rire. Ce pauvre homme qui s’arrache les cheveux, crie et pleure sur la scène, croit-on qu’il soit bien difficile de le rendre risible ? Qu’on lui donne soixante ans et des cheveux gris, qu’on en fasse un amoureux, un jaloux et une dupe, et ce malheureux, digne pour le moins d’un blâme compatissant, puisqu’il souffre, va soulever un éclat de rire universel de gaieté moqueuse et d’antipathique dédain. Mais le comique est quelque chose de plus rare, de plus exquis, surtout de plus moral.

Il ne réside pas dans l’objet piteux et déconfit d’un rire étranger ; il réside dans l’identité du sujet et de l’objet du rire. Il ne s’ignore pas lui-même dans sa naïveté aveugle et bornée ; il a clairement conscience de tout ce qu’il est. Le comique, c’est à la fois l’extravagance de la volonté sans but et sans règle, qui échoue parce qu’elle vogue à la dérive à travers l’absurde, et la sécurité de l’homme fort, qui, se sentant bardé de fer et cuirassé contre sa propre fortune, brave les contretemps et rit quand son vaisseau sonne contre un écueil. C’est la sottise fragile qui se met elle-même en pièces, en bataillant contre la Vérité qu’elle ne peut entamer ; mais c’est aussi la sérénité olympienne de l’âme, indifférente au succès de ses entreprises folles, riant lorsque ses vains efforts se brisent, et voyant d’un œil calme sauter jusqu’à son temple les impuissants éclats de leur ruine. La sécurité dans l’extravagance, la sérénité dans la sottise, telle est l’essence du haut comique.

Produite par l’équilibre des passions conciliées dans l’âme heureuse et tranquille, ne puis-je pas appeler cette félicité intérieure de l’homme le sourire des Dieux, c’est-à-dire des sentiments pathétiques, remontés du théâtre sanglant de la tragédie humaine au séjour idéal de leur concorde harmonieuse ? Les Dieux en paix dans l’Olympe, les sentiments pathétiques en repos dans le cœur de l’homme, se délassent en contemplant la parodie de leur grand conflit sur la scène qu’ils ont quittée. Ils voient des passions mesquines, des intérêts égoïstes, des droits faux, des idées contradictoires en elles-mêmes, des volontés qui ne peuvent aboutir, engager une escarmouche burlesque. Ils voient cette mascarade irréligieuse se terminer par la déroute générale du mensonge et de la perversité, et leur majesté inviolable rit de la bataille et de son issue.

L’idée totale du comique se compose donc, en somme, de trois éléments :

1º L’absurdité de la personne humaine, en lutte contre le Divin ;

2º La félicité souriante des Dieux, qui savent combien vaine est la lutte ;

3º La synthèse de l’absurdité et de la félicité dans l’âme du personnage comique.

Qu’arriverait-il, en effet, si les deux premiers éléments, au lieu d’être confondus, restaient distincts et séparés, si les acteurs de la comédie n’étaient purement et simplement que des sots, et si les Dieux se contentaient de sourire soit dans la conscience des spectateurs, soit dans un chœur comique ? En dépit de la présence du chœur, la comédie manquerait de deux choses essentielles à l’art : de poésie et de moralité.

Elle manquerait de poésie. La comédie choisit ses personnages parmi les petites gens, les petits caractères et les petits esprits, parce que les natures de cet ordre étant moins capables de passions profondes sont plus propres à figurer sur une scène d’où le pathétique doit être entièrement exclu. Mais si ces petites âmes prennent au sérieux leurs petites passions, si elles s’enferment, sans rien apercevoir au-delà, dans les étroites limites de leur propre sottise, au point de poursuivre l’impossible, l’absurde et le faux avec une âpre volonté de réussir, puis d’être consternées et tout abattues par leur échec final, cette lourde et stupide impuissance de l’homme à s’élever au-dessus de sa propre contradiction offre le spectacle le plus pénible, et retient la comédie à terre bien loin de l’idéal.

Elle manquerait de moralité. La conscience n’est pas plus satisfaite que l’intelligence, à l’aspect d’un combat sérieux de l’individu contre le Divin, suivi de son désespoir sérieux après la défaite. Sottement révolté contre l’ordre éternel des choses, il est nécessaire qu’il soit vaincu ; mais cela n’est pas encore assez, et si la victoire lui tient à cœur, si la défaite lui est amère, qui ne voit que la morale n’est qu’à moitié contente ?

Il faut donc que le héros de cette lutte impossible combatte avec insouciance, succombe avec bonne grâce, et, au même instant, se relève le sourire sur les lèvres, montrant par là qu’il n’a lutté que pour rire. Il faut que le personnage de la comédie soit risible pour lui-même ; car s’il n’est risible que pour les spectateurs, il n’est point comique, et le drame imparfait se traîne dans un prosaïsme immoral. Il doit connaître tout le néant de ses folies, prévoir d’avance leur fin et l’accepter gaiement. De peur d’être entraîné dans la ruine de sa propre activité, il n’a garde de s’intéresser à ce qu’il fait ; son âme affranchie ne s’y absorbe point : il reste indépendant, voulant rester debout.

Ainsi, le dénouement du drame comique me montre le triomphe réel de la personne humaine dans sa destruction apparente, et le dénouement du drame tragique m’avait montré le triomphe réel aussi du Divin dans sa destruction également apparente. Je retrouve donc entre la comédie et la tragédie, son contraire, cette belle opposition symétrique qui avait d’abord semblé m’échapper et qui est comme la splendeur de la vérité de l’une et de l’autre théorie.

VII

L’Orient n’a rien produit du premier ordre dans l’art dramatique.

Si la tragédie des Indiens est sans pathétique, sans véritable intérêt humain, parce qu’elle roule presque tout entière sur la violation de quelque usage puéril consacré par leur théocratie, la comédie des Chinois est encore plus insignifiante. Car la liberté de l’individu et la conscience de cette liberté sont tout à fait indispensables à cet art206.

La démocratie à Athènes sur les ruines de l’ordre politique et social des temps héroïques, la mythologie parodiant la nature des Dieux, le scepticisme sur la place publique, dans les familles et au théâtre, les idées morales en dissolution et la tragédie en décadence, tel est le monde comique où d’abord nous sommes introduits par Aristophane. Ce grand poète occupe dans son art le même rang que Sophocle dans le sien. Seul il a parfaitement réalisé l’idéal de la comédie. Ses personnages, comiques non pas pour autrui seulement, mais surtout pour eux-mêmes, ne paraissent jamais sérieusement malheureux, parce que, étant au-dessus de leur sottise, ils sont au-dessus de leur fortune. Ce qu’il attaque, renverse et laisse sur le carreau, ce n’est pas eux, et ce ne sont pas non plus les idées éternelles de la morale, de la religion, de l’art et de la politique ; c’est le mensonge du Divin. Il immole l’absurde et le faux à la vérité qu’il respecte207. Bon citoyen, bon patriote, conservateur de l’ordre social et de la paix, il donne au peuple le spectacle hardi de sa corruption morale, de sa turbulence étourdie, de sa faiblesse crédule et de son imbécile confiance en ceux qui le perdent. Il tourne en ridicule non seulement les idoles de la tribune, mais les grands dieux de l’Olympe eux-mêmes, dans ce qu’ils ont de contraire à la majesté de la nature divine. En effet, la substance identique et impersonnelle de Dieu se dissout dans la mythologie en un cercle de divinités différentes et même contradictoires, qui sont autant de personnes morales, et comme l’antiquité païenne ne conçoit pas encore la personne morale sous la forme de l’esprit immatériel, ces divinités ont un corps ; dès lors elles sont sujettes à toutes les passions humaines208. Il est impitoyable pour les sophistes, qui, en enseignant que tout est probable, c’est-à-dire que rien n’est vrai, qu’en chaque question le pour et le contre peuvent également se soutenir, sapaient les anciennes mœurs avec les anciennes convictions. Il est impitoyable surtout pour Euripide, pour les larmes de ses héros, plus attendrissants que pathétiques, pour leur casuistique subtile, leurs maximes souples et molles, et les fluctuations morales de leur âme partagée.

Ce qui fait la singulière valeur comique et poétique du théâtre d’Aristophane, c’est qu’il laisse, avec un goût parfait, ce monde de l’immoralité, du mensonge et de la sottise se détruire de lui-même, sans lui opposer ostensiblement la sagesse et les vertus du monde idéal. Ce second terme du rapport ne doit jamais être que sous-entendu. Dès qu’il paraît la poésie comique s’évanouit, et sur la scène d’où elle s’est envolée s’installe la satire, cette profession de loi haute et ferme, mais trop claire et par là prosaïque, de la raison consciente d’elle-même209. Sans doute ces comédies si fraîches sont déjà un symptôme de la décadence et de la ruine du monde ancien, puisqu’elles ne sont pas autre chose en définitive que le tableau de son suicide insensé. Mais ce tableau n’est point immoral, car il représente comme nécessaire la destruction de l’immoralité ; et il est poétique, parce qu’il est plein de sérénité, parce que le peintre n’a eu garde de tremper son pinceau ou sa plume dans le fiel de la tristesse indignée. On pressent seulement que du milieu des décombres entassés joyeusement par sa verve insouciante, doivent sortir de nouvelles mœurs, une nouvelle religion, un nouvel ordre de choses210.

Au contraire, à mesure que la séparation entre l’idéal et le réel se prononça davantage, à mesure que l’habitude de philosopher apprit aux auteurs et à leur public à se retirer en eux-mêmes pour y chercher le type absolu de tout ce que la comédie voue au néant par le ridicule, le théâtre ne commença qu’en apparence à être plus moral, et il devint en réalité moins poétique et moins comique. La gaieté des spectateurs ne fut plus l’écho de celle de la scène. La scène, comique sans le savoir, resta grave dans l’inconscience de sa propre sottise, et les spectateurs, seuls à rire, eurent l’air de dire aux personnages : Messieurs les acteurs de la comédie, nous sommes beaucoup plus sages que vous, et nous comprenons parfaitement que vous êtes des sots.

Telle est la comédie nouvelle, inaugurée par le Grec Ménandre. Mais ce n’est pas dans le pays de l’harmonie qu’il faut chercher le moment principal de cette prosaïque dissolution de la beauté, de ce dualisme intérieur de l’art, qu’on appelle proprement la satire. C’est à Rome, la ville sans sérénité, la ville de la loi roide et des codes de morale stoïque. Tous ses poètes, non pas les satiriques de profession seulement, se sont complu, de même que ses historiens, à retracer l’opposition du monde présent avec l’antique ou idéale vertu. Le dégoût que conçoit un grand cœur au spectacle de la corruption et de la servitude, tel est le sentiment qui leur a inspiré leurs plus éloquents discours en vers, tel est aussi le lieu commun qui résonne dans leurs plus creuses déclamations. Horace seul s’est montré vraiment poète dans quelques-unes de ses satires, où il a eu le bon goût de peindre sans colère, sans amertume, la société dissolue de son temps, se perdant elle-même par l’excès de sa folie211. C’est là, c’est dans ces satires fines et animées que l’on doit voir la véritable comédie romaine, non dans le théâtre de Plaute et de Térence, qui est d’origine grecque.

VIII

La satire, en repliant l’individu sur lui-même, eu le séparant violemment des mœurs et des idées de son temps, fut la mort de ce bel art classique, dont la beauté parfaite avait eu pour principe, en Grèce, l’incarnation d’un petit nombre d’idées hautement générales, que le poète n’avait pas tirées de son propre fonds, dans une forme plastique, pure, transparente et idéale, où sa personnalité ne paraissait pas. La tragédie classique s’était bornée à représenter l’harmonie nécessaire et la collision accidentelle des idées morales, sur lesquelles se fondent les familles et les cités, et la comédie classique212, sans montrer ces vérités morales, mais en couvrant de ridicule les erreurs passagères qui sont leurs ennemies, n’avait honoré qu’elles encore, elles toujours, par cette espèce de sacrifice offert à leur divinité cachée.

Au monde, à l’art classique succédèrent le monde et l’art romantiques, le jour où la cité antique disparut, et où l’Esprit universel ayant pris enfin conscience de lui-même, non plus comme société politique seulement, mais comme individu, la personne humaine revêtit pour la première fois une dignité au moins égale à celle que l’État avait jamais revêtue aux yeux d’un Romain ou d’un Grec. L’art dramatique accomplit alors la révolution que les tendances satiriques213 de la comédie nouvelle lui avaient déjà fait commencer. Il devint subjectif. L’analyse du cœur humain, la peinture des caractères remplacèrent sur la scène l’antique guerre des Dieux.

Mais il ne faut pas exagérer ce prix de la personne humaine, au point de supposer que l’homme put dès lors cesser de participer à la vie générale de la Société, pour s’enfermer, d’une façon exclusive et jalouse, dans l’indépendance absolue de son être individuel. Ce fut l’illusion de quelques fous qui se firent moines, ou, comme don Quichotte, chevaliers errants. Le divin fondateur du christianisme n’avait prétendu abolir ni l’État ni la famille, et ses apôtres ont nettement prêché le mariage et la soumission à l’ordre établi. Il est vrai que l’homme moderne put être pathétique autrement qu’en sa qualité de citoyen, de roi, de père, de fils ou d’époux ; l’ambition, l’amour, la grandeur personnelle, voilà ce qui fit de lui un héros tragique ; mais, de même que l’homme antique, il parut sur la scène en qualité d’époux, de fils, de père, de citoyen ou de roi. Le grand intérêt du drame romantique fut, il est vrai, dans les individus, dans le développement varié et profond de leur riche personnalité ; mais les individus ne cessèrent point de se mouvoir dans un cercle d’idées générales et de sentiments généraux. L’amour de Roméo et de Juliette me touche, sans doute, bien davantage que la rivalité des Capulet et des Montaigu ; la personne de Wallenstein m’intéresse plus encore que son entreprise, bien que l’ambition de ce héros poursuive un grand but : cependant il faut que cet ambitieux et que ces amants se brisent contre la puissance générale et solide, malgré laquelle ils veulent parvenir à leurs fins particulières ; Wallenstein ira sombrer contre le roc de l’autorité impériale, et j’ai vu Juliette et Roméo périr dans leur résistance active à la volonté de leurs familles. — Ce caractère classique et substantiel, l’action comique ne le réclame pas aussi impérieusement que l’action tragique, puisque, dans la comédie, c’est la personnalité de l’homme qui doit conserver la haute main. Mais il peut s’y trouver, il est bon qu’il s’y trouve, et, selon qu’il est absent ou présent dans notre comédie moderne, on peut la partager en deux grandes divisions.

1º Les personnages comiques se développent simplement en soi et pour soi. Ce ne sont, pour ainsi dire, que de brillants artistes d’eux-mêmes214. Ils agissent moins qu’ils ne pérorent. Plus fanfarons que pervers, plus amusants que dangereux, ils étalent leurs défauts ou leurs vices aux regards du public avec une sorte de coquetterie.

2º Ils se développent dans leur rapport avec une idée morale, avec quelque grand et général intérêt de la Société, de la Famille ou de la Religion, contre lequel ils ont la ridicule audace de batailler. Mais, dans ce deuxième cas comme dans le premier, soit que leur liberté déréglée ne s’attaque à aucune vérité de l’ordre moral, soit qu’elle ose faire la guerre aux choses divines, ils doivent, pour se montrer comiques, rire de leur propre extravagance. Car le simple spectacle de la contradiction des moyens qu’ils emploient avec le but qu’ils poursuivent, du néant de leur absurdité avec l’éternelle vertu de la morale, ne pourrait jamais suffire qu’à les rendre risibles pour autrui.

3º À ces deux grandes formes de la comédie, il faut ajouter leur synthèse, qui nous donne une troisième et dernière division.

Cherchant des exemples de ces deux espèces de comique, je trouve dans Shakespeare, et particulièrement dans le personnage de Falstaff, le plus beau modèle du premier.

Le théâtre de Molière représente assez bien le second.

Enfin don Quichotte, ce héros si riche de son propre fonds, et si follement révolté contre l’ordre social de son époque, nous montre dans sa curieuse personne la synthèse de l’un et de l’autre.

IX

Shakespeare est trop grand pour que l’on puisse définir son génie par un trait. Mais, s’il est un trait de son génie qui soit plus remarquable que les autres, n’est-ce pas la libéralité avec laquelle il prodigue à ses moindres personnages mille dons naturels, dont la profusion éclatante les rend très supérieurs au rôle spécial qu’ils ont à remplir ? Dans les autres théâtres, que sont les personnages les plus nobles, les rois, les princesses, les chefs d’armée ? de belles têtes vides, à qui le poète avare n’a mesuré que la dose d’intelligence strictement nécessaire pour que les spectateurs puissent savoir au juste qui elles sont et ce qu’elles veulent215. Shakespeare ne met pas un mauvais sujet sur la scène, sans l’enrichir généreusement de toutes les grâces de l’imagination poétique, de la raison solide et de l’esprit. Ses personnages sont tous des hommes complets. La violence d’une passion déterminée, comme la jalousie dans Othello, l’ambition dans Macbeth, n’absorbe jamais les facultés intellectuelles et morales de ses héros tragiques, et n’empêche pas ce qui est humain en eux de se développer librement. Ses figures comiques sont peut-être plus étonnantes encore. Lorsque, dans la variété infinie de son monde théâtral, il descend jusqu’aux limites extrêmes de la sottise et de la perversité, loin de permettre à ses drôles de s’abandonner à la petitesse de leurs basses pensées, Shakespeare les relève par la poésie, et fait abonder sur leurs lèvres folles de brillantes images et des sentences d’or216. Stephano, Trinkale, Pistol et le héros entre tous, Falstaff, sont bien supérieurs à leur propre personnage. Leurs idées valent beaucoup mieux que leurs passions. Rien ne leur fait défaut du côté de l’esprit. Pénétrés de la conscience de leur propre mérite, ils n’ont garde de se confiner tout entiers dans l’étroitesse de leur rôle de gueux, de fripons ou de débauchés. Ils sont indépendants, et leur âme affranchie promène sur leur personne et sur le monde un regard philosophique. Falstaff, « cet effronté poltron, cette énorme tonne de vin d’Espagne, ce doyen du vice, cette iniquité en cheveux gris », Falstaff est un sage ; il raisonne ; il débite des maximes ; il donne de bons conseils ; il fait au prince de Galles, comme s’il était le chapelain du roi son père, un excellent sermon sur le danger des mauvaises compagnies ; il déclare que le monde est corrompu, qu’il n’y a plus sur la terre ni tempérance, ni chasteté, et en attendant l’heure du rendez-vous avec mistriss Ford ou mistriss Page, il verse trois bouteilles de vin d’Espagne dans son ventre majestueux. Avec quelle aimable et charmante ironie ne parle-t-il pas de sa bonne mine, de sa vertu, de sa grâce, de son courage, enfin de « l’aimable Jack Falstaff, le bon Jack, l’honnête Jack, le vaillant Jack Falstaff, le plus vieux et le plus gros des trois seuls honnêtes gens, qui en Angleterre aient échappé à la potence ! »

En nous faisant pénétrer jusqu’au fond de la personne de ses héros comiques ou tragiques, Shakespeare ne nous laisse rien voir, rien deviner de la sienne. Cette impersonnalité est bonne surtout dans la tragédie. Mais, dans la comédie, où l’accidentel et l’arbitraire jouent naturellement un rôle essentiel217, on ne saurait en faire une règle absolue. Aristophane, dans ses Parabases, entre directement en conversation avec les Athéniens. Une bonhomie fine, un abandon mesuré, dans les rapports du poète comique avec son public, ne sont pas choses mauvaises. Mais les auteurs n’ont que trop de facilité à glisser sur cette pente, et, de même que la tragédie moderne a pour écueil le lyrisme, la comédie romantique court le risque de se précipiter au fond de cet abîme de mauvais goût qu’on appelle l’humour. L’humour est l’invasion de la personne de l’auteur dans son œuvre, à la place de son objet, — escamoté. Au lieu d’être simplement l’organe fidèle de l’idée qu’il a conçue, l’humoriste, dans l’ivresse du pouvoir arbitraire et des droits superbes de l’esprit, s’érige en dominateur de l’idéal, change à son gré l’ordre normal des choses, foule aux pieds la nature, la règle et la coutume, efface, éclipse, annule sa propre conception par l’éblouissant éclat de ses caprices, et n’est satisfait que lorsque son tableau, vide d’intérêt, vide de substance, sans vérité comme sans unité, présente à nos regards fatigués et distraits le spectacle à la fois changeant et monotone d’un chaos fantastique, où tout se mêle, s’entrechoque et se détruit. L’humour, c’est la mort même de l’art218, si l’art a pour principe l’harmonie, l’intime pénétration de l’idée et de la forme ; c’est le débordement effréné de la personnalité romantique, forçant, renversant tout autour d’elle, pour se dresser seule et debout dans son immense orgueil, sur les ruines de la beauté elle-même.

L’Allemagne a l’honneur de posséder le plus fameux des humoristes ; mais les nations voisines ont le bon goût de ne pas trop nous envier Jean-Paul. Cet être tombé de la lune, comme Goethe le désignait, cet étrange et mystique esprit ne voit rien avec l’organe dont tous les habitants de notre globe se servent pour voir. Partout il met en scène non son objet, mais les grâces un peu lourdes de sa propre personne, cherchant à étonner le lecteur par des rapprochements inouïs de choses et d’idées, sans lien naturel ni rapport déchiffrable. Rompre sans cesse le développement rationnel d’un roman tragi-comique, commencer arbitrairement, continuer et finir de même, jeter au hasard, pêle-mêle, sans suite, une foule d’images, de sentiments et de saillies : voilà le programme qu’il suit et qu’il nous propose. Mais dans cette continuelle explosion de métaphores, de plaisanteries, de réflexions, de larmes et d’éclats de rire, il y a moins de verve originale que de labeur factice. N’avoir aucune manière est la seule grande manière219.

X

Le genre humoristique n’est point goûté en France. Les Français ont le culte de l’idéal220. Tout ce qui est hors de propos, insignifiant, superflu, sans rapport avec le fond des choses, sans unité et sans sérieux, les impatiente et leur déplaît. Ils ont à un haut degré le sens du vrai, non pas de cette vérité large, concrète, réelle, que j’ai admirée dans Shakespeare, mais d’une vérité plus pure, plus générale et plus philosophique, qui supprime dans les représentations de l’art le détail et l’accident, pour dégager et mettre en lumière l’idée essentielle. Par cette épuration profonde, leur théâtre serait seul digne d’être comparé à celui des Grecs, si la rhétorique qui s’y fait trop applaudir ne rappelait pas plutôt les déclamations de Sénèque que les chefs-d’œuvre classiques221, surtout si les conditions nouvelles d’un art romantique en dépit de lui-même n’avaient pas imposé à leur poésie dramatique des allures et des mœurs contraires à l’antique plasticité. Dans notre monde moderne et sur la scène française, comme ailleurs, ce ne sont plus les puissances morales de la Société et de la Famille, la tendresse conjugale la piété filiale, l’amour fraternel, l’amitié, le patriotisme, qui paraissent au premier plan, et par leur antagonisme divin font l’intérêt du drame : c’est la personne humaine, avec ses faiblesses et sa grandeur. Montrer le cœur humain, créer, en Angleterre, des caractères individuels, en France, des types généraux, est devenu pour le poète la grande chose, et si l’on a quelquefois exagéré dans Corneille et dans Racine cette connaissance de l’homme et ce talent pour le peindre, il faut avoir l’impertinente suffisance ou le coup d’œil superficiel de certains petits critiques allemands, pour ne pas reconnaître en ce genre une rare supériorité chez Molière.

Mais la comédie est autre chose qu’une psychologie en action. Elle est 1º : la lutte impuissante et vaine de l’individu contre le Divin. Ce premier point, Molière l’a bien rempli222.

Son Misanthrope échoue dans sa farouche indépendance et sa révolte ouverte contre la Société, non seulement parce que sa brusque franchise et son mépris des devoirs sociaux lui suscitent des embarras, mais surtout parce qu’il ne peut réussir à s’affranchir tout à fait des bonnes manières d’un homme du monde ; il les retient en dépit de ses maximes, et la scène où il enveloppe dans les formules embarrassées de la politesse la plus correcte, une rude critique littéraire, qui, finalement, rompt ses liens et éclate dans toute sa grossière brutalité, cette scène-là est une des plus profondes et des plus morales de la pièce. En outre, Alceste a beau être brouillé avec le genre humain, il tombe dans les filets d’une femme, il aime, et il serait tout disposé à augmenter légalement avec Célimène le nombre de ces exécrables humains, « pires que des loups, des vautours ou des singes malfaisants ». Tartuffe se brise contre la Religion dont il a pris le masque, contre la sainteté du Foyer conjugal, et contre la justice du Roi. Monsieur Jourdain retombe dans le rang de la Société, d’où sa bourgeoisie ambitieuse a tenté de sortir. La Science se venge contre Arnolphe du système absurde d’éducation morale, par lequel il a voulu proscrire de sa famille jusqu’à l’alphabet ; Agnès, contre le dessein de son tuteur, a appris à écrire, et elle se sert de l’écriture pour le tromper. Le Bon Sens et l’Art véritable sont également satisfaits de la mésaventure des Précieuses ridicules, et du désenchantement plus amer des Femmes savantes. C’est ainsi qu’Aristophane avait détruit ce qui est faux en Morale, en Religion, en Politique, en Philosophie, en Littérature, au plus grand honneur de l’indestructible Vérité. Molière maintient, comme lui, son théâtre sur ce terrain élevé et solide, qui est celui de l’art classique.

La comédie est 2º : l’indifférence absolue des Dieux, témoins impassibles et souriants de l’escarmouche de la personne humaine contre leur majesté. Ici Molière est en défaut.

L’Art, la Morale, l’Ordre social, la Religion, la Raison devaient rester dans leur ciel, et il ne fallait point les en faire descendre sous la forme prosaïque de Dorante, de Cléante, de Philinte, d’Ariste, de Clitandre, d’Henriette ou du bonhomme Chrysale, pour opposer leur caractère divin à l’impiété, au vice, à la vanité folle, au mauvais goût littéraire. L’inutile apparition de ce second terme, qui doit toujours être sous-entendu, détruit, nous l’avons vu, la comédie, et la transforme en satire. À quoi bon mettre constamment en regard de la sottise la sagesse, et à côté du vice la vertu ? Les Dieux sont tranquilles ! Ils savent combien vaine est la lutte que la folie humaine ose engager contre eux. Ils en rient dans l’Olympe. Pourquoi donc la rendre plus sérieuse qu’elle n’est, en les faisant intervenir, comme si leur présence était nécessaire ? L’intervention des idées morales sur la scène efface, avec toute la gaieté du drame comique, toute sa poésie, et je me souviens d’avoir entendu M. de Schlegel dire, avec une familiarité de langage dont le sel n’excuse point l’irrévérence, que grâce à cette parfaite symétrie du mal et du bien, du faux et du vrai, de l’absurde et du raisonnable dans les comédies de Molière, chacune d’elles présentait à son œil édifié cet aspect régulier et satisfaisant qui caractérise une pincette.

3º La comédie est enfin : la synthèse de la sottise individuelle et du sourire indifférent des Dieux dans l’âme du personnage comique. C’est le point capital. Il faut convenir qu’ici Molière semble avoir pris à tâche de contredire l’idéal autant qu’il est possible.

Son Misanthrope est si sérieux qu’il se redresse avec une gravité offensée contre les insolents qui osent le trouver plaisant. — Son Tartuffe, il est vrai, ne se prend pas lui-même au sérieux, puisqu’il est Tartuffe. Mais justement Molière a perdu là une belle occasion d’être comique. Il pouvait, en donnant à son drôle une imagination riche et une intelligence supérieure, l’affranchir de ses passions basses par le baptême de l’esprit, et élever sa personne à une hauteur infinie au-dessus du rôle injuste et faux joué par sa scélératesse. C’est ainsi que du plus noir de ses monstres, de Richard III, Shakespeare avait fait un personnage comique223. Mais Tartuffe n’a d’esprit que bien juste ce qui lui en faut pour duper Orgon, puisqu’il tombe lui-même dans les grossiers panneaux d’Elmire. — À ce coquin sans grandeur je préfère don Juan de beaucoup ; par son olympienne sérénité, son ferme et beau courage, la distinction de son intelligence, sa bonne façon et ses grandes manières, il est mille fois plus comique que son confrère en hypocrisie. C’est la figure la plus libre et la plus élevée du théâtre de Molière. — L’avarice est un excellent thème de comédie. Le but que veut atteindre un avare est contradictoire. Il prend pour son souverain bien, pour sa fin suprême, l’abstraction morte de la richesse, l’argent en soi et pour soi. Il cherche à retenir cette froide jouissance par la privation de toute satisfaction réelle. Cependant il ne peut parvenir au bonheur, parce que l’objet qu’il désire est absurde, et les moyens qu’il emploie, inconséquents. Mais si l’avare s’absorbe dans son avarice avec une naïveté sérieuse, au point de faire d’une passion si fausse et si vide le fond même de son existence, et de s’écrier dans l’égarement du désespoir le plus affreux, lorsque ce fondement se dérobe sous lui : « Je suis perdu ! je suis assassiné ! je suis mort ! je suis enterré ! » il n’est point comique. Harpagon enferme son âme trop exclusivement dans sa cassette. Il a l’esprit étroit et borné. Quand il perd son or, incapable de se consoler philosophiquement de sa ruine, il se roule à terre avec des gémissements et des sanglots. Cependant les spectateurs se pâment de rire, et le contraste de leur joie maligne avec les lamentations de la scène, a quelque chose de repoussant. — Arnolphe est encore plus risible dans sa fameuse contestation avec Agnès, au dernier acte de L’École des femmes ; mais il est aussi peu comique, et en outre, la pièce se termine pour lui tragiquement.

Je sais bien que la tragédie, sous sa forme romantique, a cessé d’être le contraire de la comédie, puisqu’elle a pour principe, non plus la guerre des Dieux et sa fatale issue, mais, de même que la comédie, le libre développement de la personnalité de l’homme. Toutefois, à défaut d’une contradiction essentielle, il doit toujours exister une différence réelle entre ces deux grandes divisions de l’art dramatique, et je cherche où serait cette différence, si les personnages comiques devaient se prendre eux-mêmes au sérieux. Comme les figures modernes de la scène tragique, ils combattent contre le Divin, contre une idée morale, solide et puissante, où ils finissent par se briser. Quelle est donc la différence ? la voici, et il n’y en a point d’autre. Dans la tragédie romantique, la personne même périt, enveloppée dans la ruine de ses entreprises insensées ; il faut, au contraire, que sur la scène comique, la personnalité humaine demeure inébranlable, et qu’indifférente, dès le début, au succès de ses témérités folles, elle conserve, jusque dans leur échec, son inaltérable sourire.

Malgré ses fautes contre le comique et contre la poésie, le théâtre de Molière est généralement moral. Mais ce poète avait donné le dangereux exemple de plaisanteries dirigées contre le caractère sacré de l’autorité paternelle et du lien conjugal, sans l’innocente et débonnaire gaieté du vrai comique. Après lui, le mariage fut profané sur la scène, ce qu’il y a de plus saint au monde put être sérieusement joué, et la victoire impie de l’individu sur le Divin fut proposée aux spectateurs comme l’objet le plus digne d’exciter leurs éclats de rire et leurs battements de mains.

XI

Je ne sais si jamais poète a trouvé un plus beau sujet de drame ou d’épopée comique que Miguel de Cervantes. Schiller dans ses Brigands, Goethe dans son Gœtz de Berlichingen, les romanciers dans leurs romans, ont repris le thème développé dans Don Quichotte, et rien n’est plus propre à jeter du jour sur la vraie nature du comique, que la comparaison de leurs œuvres avec celle de l’auteur espagnol.

Notre société moderne, il faut l’avouer, est directement contraire à l’idéal poétique224. Dans l’âge d’or de la poésie, dans l’âge héroïque, il n’y avait point de police, point d’armée, point de gouvernement. La Justice n’était pas une chose abstraite, réglée d’une manière immuable et fixe par des articles de codes : assise sous le ciel bleu, à l’ombre des chênes, et tenant un sceptre à la main, elle écoutait les plaintes, pacifiait les différends, ou bien, changeant son sceptre en épée, elle se chargeait elle-même du redressement des torts et de l’exécution de la vengeance. Il n’y avait pas de procureurs, ni d’avocats. Les peuples se rangeaient autour des hommes forts qui les avaient délivrés de la main de quelque géant ennemi ou de la griffe des bêtes féroces, et la bonne volonté de ces libérateurs puissants devenait leur loi. Il n’y avait pas de médecins. Les mœurs étaient simples. « Pour se procurer l’ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes n’avait d’autre peine à prendre que celle d’étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs ; les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique abondance des eaux limpides et délicieuses ; dans les fentes des rochers et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant, sans nul intérêt, à la main du premier venu, la riche moisson de leur doux labeu r225» Il n’y avait pas de domestiques à gages. Les princes conduisaient la charrue. Les princesses possédaient à fond l’art de traire les vaches, et allaient faire boire les troupeaux paternels à la fontaine voisine. Il n’y avait ni marchands, ni artisans spéciaux nourrissant la paresse publique par leur activité mercenaire. Les héros domptaient eux-mêmes le cheval qu’ils voulaient monter, fabriquaient leurs armes, leur bouclier et leurs instruments de labour, coupaient l’arbre qui devait servir de sceptre royal dans leur famille de génération en génération, façonnaient de leurs mains leur couche nuptiale, tuaient le bœuf du festin et le faisaient rôtir. Il n’y avait pas non plus de tailleurs. Les fils d’Adam marchaient nus, ou « sans autre vêtement qu’une ceinture de lierre et de bardane pour couvrir ce que la pudeur veut et voulut toujours tenir couvert226 », et quand ce costume modeste ne fut plus assez chaud, ils s’enveloppèrent de tuniques larges et flottantes dont les plis harmonieux suivaient tous les mouvements et toutes les poses de leurs corps souples et bien formés227. Les hommes n’étaient pas tous de la même taille. « La liberté enfantait des colosses et des choses extraordinaires228. »

Mais, dans notre siècle de fer, l’uniformité est partout, dans la coupe des habits, dans les usages du monde et dans la forme des gouvernements. La démocratie a accompli l’œuvre figurée prophétiquement par le lit de Procuste. Ni les peuples, ni les rois ne sont libres. « Chacun doit soumettre sa volonté à l’étreinte de la loi, et la loi n’a jamais fait un grand homme ; la loi réduit à la lenteur de la limace ce qui aurait eu le vol de l’aigle229. » Le juge, enchaîné à un texte, ne peut juger selon sa propre inspiration. Le général d’armée, impatient de couvrir sa personne de gloire, ne peut mener ses soldats au feu sans l’ordre de son gouvernement. Le prince ne peut rien décider sans l’avis d’une assemblée de bavards230. La société ressemble à un parterre soigneusement ratissé, émondé, élagué ; la nature humaine est mutilée ; « les âmes, comme les corps, manquent d’air, emprisonnées dans l’étroit corset de la routine et de la mode231 », et le spectacle de tant d’honnêtes bourgeois tous pareils est si fade, que « le peuple aime les mélodrames, les procès criminels et les révolutions, pour se délasser au moins par la vue de quelque chose de positif232 ».

Comment être poète dans ces conditions ? Comment retrouver l’idéal perdu de la nature libre et du grand homme ?

Ce n’est pas par une fantaisie aristocratique que Shakespeare met habituellement des princes sur la scène, c’est par une nécessité de l’art, c’est afin d’avoir des figures indépendantes ; et pour cela il ne suffit pas de prendre des princes, il faut encore les tirer du fond des âges fabuleux de la vieille Europe. Et quand ses personnages ne sont pas des princes, quand ils appartiennent à des époques historiques, Shakespeare les place alors dans ces temps de guerre civile où, les liens de l’ordre social étant brisés et les lois sans force, la grandeur individuelle avait un libre jeu233.

Ce n’est pas non plus par un caprice sans raison que les tragiques français transportent volontiers leur théâtre en Chine, en Grèce, au Pérou. C’est pour ressaisir l’idéal, en échappant à l’histoire.

Goethe, avec ce grand sens qu’il a porté dans tonies les créations de son ferme génie, a choisi pour l’essai poétique de sa jeunesse la lutte du moyen âge expirant contre les premiers efforts d’organisation de la société moderne. Le temps où vivent Gœtz et Franz de Sickingen est cet âge héroïque du monde chrétien qui s’appelle la féodalité. Gœtz et Sickingen sont des héros comme Hercule ou Thésée. Ils ont la prétention de tout régler chez eux, autour d’eux, par leur volonté personnelle, leur courage, et la supériorité, d’une raison droite, loyale et magnanime. Mais la puissance naissante du nouvel ordre de choses précipite Gœtz dans l’injustice, et rend sa perte inévitable. En effet, une indépendance comme celle qu’il veut maintenir, n’est bien à sa place qu’en pleine chevalerie. À partir du moment où les lois, dans leur forme prosaïque, se sont constituées et commencent à prévaloir, l’aventureuse liberté des personnages chevaleresques se trouve jetée en dehors des mœurs, et si elle ne renonce pas à sa mission céleste de faire régner la justice, de venger les opprimés, de défendre les orphelins, les filles et les veuves, elle tombe dans le ridicule, et finit en prison ou à l’hôpital234.

Quant à Charles Moor, cet emphatique gredin veut faire de l’Allemagne en paix et en bon ordre une république, auprès de laquelle Rome et Sparte ressembleraient à des couvents de normes235. À la tête d’une poignée d’« hommes tels que lui », c’est-à-dire de huit brigands, le voilà parti pour réaliser son rêve. Son esprit a soif d’action, et sa poitrine de liberté. Oh ! que ne peut-il faire résonner dans la nature entière la trompette de la révolte ? En attendant, il promet une récompense royale à celui de ses gens qui allumera le plus grand incendie et commettra le plus cruel assassinat. Le bel idéal, vraiment ! Combien cette vengeance d’un individu n’est-elle pas petite et bornée ? Que peut-elle faire ? Avec ses grands airs de justice, elle renferme en elle-même plus d’injustice que toute celle qu’elle veut renverser, elle ne peut aboutir qu’au crime. Une jeunesse irréfléchie pouvait seul être séduite par un grand homme qui est un brigand, et Schiller a péché contre la morale et contre l’art, en voulant faire un drame fort tragique de cette comédie236.

Ils ne pèchent pas moins contre la poésie, ces romans qui prétendent intéresser pathétiquement un cœur d’homme à de jeunes niais, dont le rêve est de ressusciter la chevalerie dans notre société moderne237. Le héros de roman regarde comme un malheur qu’il y ait une société, une famille, un gouvernement, des lois, parce que ce sont autant de barrières brutales et prosaïques, opposées à l’idéal et aux droits infinis du cœur. Ne pouvant changer ce qui est, il s’abstrait le plus possible de la réalité. Il se fait un monde à part dans le monde. Il rêve, il rime, et son imagination habite la lune et les étoiles. Il ne tient pas ses comptes, il ne se mêle pas de politique, il est oisif, indécis et amoureux. Mais chacun sait comment cela finira. Ce pauvre garçon deviendrait imbécile, si la prose de la vie contre laquelle il proteste, ne se chargeait pas de le sauver. Un beau jour on le case. Il devient un inoffensif bourgeois, et pour comble d’horreur, un fonctionnaire du gouvernement. Il se marie. L’être unique, l’ange qu’il a épousée, se trouve être comme toutes les femmes ; elle s’occupe plus de son ménage que de littérature. Viennent les enfants. Au bout d’une dizaine d’années, les nuits sont froides, les cheveux tombent, on s’enrhume, et il faut en définitive s’enfoncer sur la tête un bonnet moins galant que chaud.

Tout cela n’est guère poétique. Ne restez pas dans cette prosaïque contradiction du réel avec l’idéal ; sortez-en, comme Shakespeare, par la légende, ou comme les tragiques français, par le retour à l’antiquité héroïque, ou enfin par l’histoire, comme Goethe ; car, si vous y restez, il n’y a qu’un moyen de sauver la poésie, c’est de vous affranchir encore de cette contradiction, en vous moquant d’elle et de ceux qui en gémissent, et c’est ce que Cervantes a fait. D’un motif aussi absurde il a tiré un vrai poème, parce qu’il en a tiré une comédie. Don Quichotte est ridicule ; dans un monde légalement ordonné, il veut créer l’ordre par la chevalerie, quand celle-ci n’est plus bonne qu’à le défaire. Mais en même temps, et c’est surtout par là que le héros de Cervantes est éminemment comique, Don Quichotte est un homme supérieur. Un poète médiocre en aurait fait un sot. Cervantes a eu pour lui autant de libéralité que Shakespeare pour aucun de ses enfants. L’ingénieux hidalgo n’est fou que sur un point. En dehors de la chevalerie, il est accompli ; c’est un esprit sensé, c’est un cœur généreux, c’est un beau caractère. Tous ceux qui l’entendent sont étonnés de la sagesse de ses discours238. Cependant, il conserve jusqu’à la fin la foi la plus naïve et la plus sérieuse en sa mission239, et lorsqu’un ecclésiastique ose en sa présence douter et médire des chevaliers errants, le visage enflammé de colère et tremblant des pieds à la tête, don Quichotte lui répond ainsi : « Est-ce, par hasard, une vaine occupation, est-ce un temps mal employé que celui que l’on consacre à courir le monde, non point pour en chercher les douceurs, mais bien les épines ? Si j’étais tenu pour imbécile par les gentilshommes, par les gens magnifiques, généreux, de haute naissance, ah ! j’en ressentirais un irréparable affront ; mais que des pédants me tiennent pour insensé, je m’en ris. Mes intentions sont toujours dirigées à bonne fin, c’est-à-dire à faire du bien à fous, à ne faire du mal à personne. Si celui qui pense ainsi, qui agit ainsi, qui s’efforce de mettre tout cela en pratique, mérite qu’on l’appelle nigaud ; je m’en rapporte à Vos Grandeurs, excellents Duc et Duchesse240 ! » Aux yeux de la logique vulgaire cette inconséquence paraît absurde. La logique vulgaire demande comment il est possible que l’on prenne la chevalerie errante pour la plus utile et la plus nécessaire des institutions, que l’on prenne des moulins pour des géants, un troupeau de moutons pour une armée en marche, et qu’en même temps on ait du sens commun, et même du savoir et de la philosophie. Mais aux yeux de la raison, cette inconséquence est le conséquent, le vrai lui-même. Car l’homme est ainsi fait qu’il porte en son sein la contradiction, et la supporte. La contradiction constitue l’essence même de toutes choses. La contradiction est la loi du monde physique et du monde moral241.

 

…… Jusqu’ici, assis aux pieds du divin Hegel, mon maître, j’ai écouté docilement ses leçons, reproduisant sa pensée avec fidélité, sans me permettre d’intervenir moi-même dans cette modeste exposition, autrement que par la plus timide paraphrase. Mais ici je m’arrête plein de trouble, parce que je ne sais pas jusqu’à quel point la contradiction, qui est la loi du monde, doit être aussi la loi des écrits du philosophe qui la constate. Hegel admire don Quichotte pour la foi naïve et sérieuse qu’il garde en lui-même et en sa mission jusqu’à la fin. Quant à moi, son disciple, je n’ose, je ne puis en faire autant. Harpagon n’est point comique, parce qu’il est sérieusement avare ; Arnolphe n’est point comique, parce qu’il est sérieusement jaloux ; Alceste n’est point comique, parce qu’il est sérieusement misanthrope ; don Quichotte n’est donc point comique, puisqu’il est sérieusement chevalier errant.

Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à louer dans Cervantes ? À Dieu ne plaise ! De même que Molière, il est comique parfois.

1º Puisque l’auteur comique ne doit pas complètement disparaître derrière ses personnages, je puis admirer l’humour modéré du romancier espagnol, ses prologues, ses parenthèses, l’ingénieuse idée qu’il a eue de faire critiquer son roman par les personnage s mêmes qui y remplissent un rôle, et la façon spirituelle dont il plaisante au sujet de l’âne de Sancho, perdu dans la montagne et monté par son maître, avant que Sancho l’eût trouvé.

2º Puisque le personnage comique doit avoir conscience de sa propre sottise, je puis admirer ce bon Sancho presque d’un bout à l’autre de ses faits et gestes, mais principalement lorsqu’il dit : « Si j’avais deux onces de bon sens, il y a longtemps que j’aurais planté là mon seigneur242. »

3º Puisqu’enfin le personnage comique doit être plein d’esprit dans sa sottise, je puis admirer don Quichotte lui-même, malgré sa malencontreuse naïveté. Et d’ailleurs, il n’est pas toujours naïf. Dans la Sierra-Morena, il est fou, sait qu’il est fou, et veut l’être, lorsqu’il fait pénitence à l’imitation du Beau Ténébreux. « Je veux, Sancho, et c’est tout à fait nécessaire, je veux, dis-je, que tu me voies tout nu sans autre habit que la peau, faire une ou deux douzaines de folies. Ce sera fini en moins d’une demi-heure ; mais quand tu auras vu celles-là de tes propres yeux, tu pourras juger en conscience pour toutes celles qu’il te plaira d’ajouter, et je t’assure bien que tu n’en diras pas autant que je pense en faire. Aussitôt, tirant ses chausses en toute hâte, il resta nu en pan de chemise ; puis, sans autre façon, il se donna du talon dans le derrière, fit deux cabrioles en l’air et deux culbutes, la tête en bas et les pieds en haut, découvrant de telles choses que, pour ne les pas voir davantage, Sancho tourna bride, et se tint pour satisfait de pouvoir jurer que son maître demeurait fo u243. »