(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « De l’Imitation en général. » pp. 1-4
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « De l’Imitation en général. » pp. 1-4

De l’Imitation en général.

Il est si difficile de s’approprier les idées d’autrui, de les revêtir de couleurs propres à son sujet & à son pays, que je ne comprends pas pourquoi quelques Auteurs modernes, loin d’avouer qu’ils ont imité tel Romancier ou tel Auteur comique, s’en défendent au contraire comme d’un crime énorme, & regardent comme autant d’ennemis les personnes qui découvrent les sources où ils ont puisé. Cette sensibilité ne peut partir que d’un amour-propre mal entendu, ou d’une ignorance profonde, puisqu’avec la moindre teinture, avec la moindre connoissance des lettres, on n’ignore point que les Auteurs les plus illustres sont ceux qui ont imité davantage.

Eschyle avoit puisé plusieurs de ses sujets dans l’Iliade & dans l’Odyssée : loin de le dissimuler, il s’en faisoit honneur, & disoit en plaisantant : Mes tragédies ne sont que des reliefs des festins d’Homere. Térence, Plaute ont puisé les sujets de leurs comédies dans le Théâtre grec, & l’ont avoué dans leurs prologues. La Fontaine n’a fait que mettre en vers françois Phedre, Esope, Boccace, la Reine de Navarre, & ne l’a pas dissimulé. Boileau est redevable de sa gloire à Horace, & n’en est pas moins estimé, quoique Regnard ait dit :

Ci gît Maître Boileau, qui vécut de médire,
Et qui mourut aussi par un trait de satyre :
Le coup dont il frappa lui fut enfin rendu.
Si, par malheur, un jour son livre étoit perdu,
A le chercher bien loin, Passant, ne t’embarrasse,
Tu le retrouveras tout entier dans Horace.

Le grand Corneille n’a-t-il pas imité le Cid de Guilain de Castro, & le Menteur de Lopès de Vega, Auteurs Espagnols1 ? On peut voir Cinna dans Séneque le Philosophe. Moliere, le divin Moliere lui-même, n’a pas quatre pieces qui ne soient imitées, en général ou en partie, d’un autre Auteur ; & je vais le prouver : loin de vouloir par-là diminuer le nombre de ses lauriers, je prétends leur donner un nouvel éclat, puisque Moliere a si bien embelli ses copies, qu’on les préfere aux originaux, qu’il est devenu lui-même un objet d’imitation pour ses successeurs, & que tous n’ont obtenu des suffrages qu’en se rapprochant de ce grand homme. Qu’il nous serve donc en tout de maître dans un art qui l’immortalise. Tâchons de lui ravir tous ses secrets. Mon dessein est de suivre, pour ainsi dire, sa main dans les différents larcins qu’il fait à Térence, à Plaute, à Lopès de Vega, à Calderon, aux Farceurs Italiens, aux Romanciers de tous les pays, même aux mauvais Auteurs ses contemporains. Nous le verrons séparer le bon d’avec le défectueux, le médiocre d’avec le détestable ; changer un défaut en beauté ; rendre cette même beauté plus sensible en la plaçant dans son véritable point de vue, & coudre à un même sujet des idées & des scenes qui paroissent tout-à-fait opposées. Nous observerons sur-tout beaucoup d’ordre dans notre marche, sans quoi nous le perdrions de vue ; ou du moins la finesse de ses opérations échapperoit à nos regards. Mettons-nous à portée de le prendre continuellement sur le fait, & de comparer les détails, les scenes, les sujets avec les originaux, à mesure qu’il s’en empare. Nous avons assez parlé des parties de la comédie & de ses différents genres, pour savoir apprécier les changements heureux ou malheureux que notre guide fera, & pour nous instruire en même-temps dans l’art de l’imitation, art si difficile, que lui seul l’a connu supérieurement : c’est ce que nous prouverons encore en plaçant quelquefois Moliere imité à côté de Moliere imitateur, & en mettant sous les yeux du public les imitations de tous nos Auteurs, depuis Moliere jusqu’à nous. Je l’ai cru nécessaire pour rendre mon ouvrage aussi instructif qu’il dépendra de moi. Ce seroit aussi un sûr moyen de le rendre piquant, si, en parlant de quelques pieces modernes, j’étendois un peu mes réflexions ; mais je ne me permettrai pas d’égayer ainsi le Lecteur. Je mettrai l’original auprès de la copie ; il jugera lui-même : il dira, celui-ci sait imiter ; il appliquera ces quatre vers aux autres :

Moi, je vois des Auteurs aussi froids que des marbres,
 Comme des nains difformes & courbés,
Qui, ne pouvant atteindre aux fruits qui sont aux arbres,
Vivent honteusement de ceux qui sont tombés2.