(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « [Introduction] » pp. 1-4
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « [Introduction] » pp. 1-4

[Introduction]

Ne perdons pas de vue les engagements que nous avons pris à la fin du troisieme Livre : pour cet effet il est essentiel de nous les rappeller. Nous avons dit : « Nous verrons dans le quatrieme volume la distance qu’il y a de l’imitateur au traducteur, au copiste & au plagiaire. Nous rendrons cette différence sensible en faisant passer sous nos yeux les différentes imitations des plus fameux Comiques depuis Moliere jusqu’à nous. Par ce moyen le Lecteur jugera lui-même, dans une suite d’imitations, de la différence prodigieuse qui peut se trouver entre deux imitateurs. Nous espérons prouver encore par-là que les successeurs les plus célebres de Moliere sont ceux qui ont imité davantage leurs prédécesseurs, & que tous ont été plus ou moins applaudis, à mesure qu’ils se sont plus ou moins rapprochés de Moliere, le premier Poëte comique de tous les âges & de toutes les nations ».

Nous avons encore établi dans le Livre précédent, comme une vérité incontestable, que tout l’art de l’imitateur consiste à bien saisir, à bien rendre la nature. D’après ce principe adopté par toutes les personnes de goût, & suivi plus scrupuleusement par Moliere à chaque pas qu’il a voulu faire vers la perfection ; d’après ce principe, dis-je, nous ne pouvons mieux juger des imitateurs modernes, qu’en les plaçant entre les Auteurs qu’ils ont imités & la nature. Gardons-nous de donner à ce dernier mot un sens vague. L’imagination la plus déréglée ne sauroit jamais aller au-delà de la nature, témoins ces drames monstrueux qu’on expose hardiment sur la scene, & qu’on a le front de vouloir excuser, en disant qu’ils sont dans la nature. Ils sont en effet, comme le monstre d’Horace, composés de parties prises dans la nature, mais si mal placées, si mal assorties qu’elles font un ensemble détestable. Convenons qu’il ne sera question ici que de la belle nature, telle que l’a imité Moliere dans les parties & l’ensemble de ses meilleures pieces ; telle enfin que doit la voir un Philosophe qui se propose de corriger & de faire rire les hommes en leur peignant au naturel leurs gestes, leurs traits, leurs travers, leurs ridicules, leurs vices, enfin toutes les vérités que leur amour-propre leur déguise, ou qu’il tient cachées sous les replis du cœur humain.

M. le Chancelier d’Aguesseau compare l’imitation qui ramasse plusieurs traits épars dans la nature à une lunette d’approche.

De l’imitation par rapport à la Tragédie.

. . . . . . . . . . « Que fait donc l’imitation dans la poésie comme dans la peinture ? Je comparerois volontiers cette espece de prestige que l’une & l’autre exercent sur nous, à l’artifice des lunettes d’approche qui efface la distance des objets, & qui met en état d’en recevoir une impression si vive & si distincte, que, comme c’est par cette distinction & cette vivacité que je juge de leur proximité, je crois voir la lune au bout du télescope au travers duquel je l’apperçois : il ne fait que la placer à la portée de mes yeux ; &, après cela, c’est la lune elle-même que j’observe, c’est sa lumiere qui agit sur moi, & quelquefois si fortement, que j’en suis ébloui. Il en est de même lorsque la lunette appelle, pour ainsi dire, la façade d’un palais éloigné, & l’oblige à se présenter devant moi. Elle a fait par-là tout ce qui est de son ressort, & c’est alors la beauté de l’objet, la régularité, les proportions & les ornements de l’architecture, qui causent par eux-mêmes l’impression du plaisir que je sens. Tel est à-peu-près ce que j’ai nommé le prestige de l’imagination du Peintre & du Poëte ; il rapproche l’objet, il le met tout entier & tel qu’il est sous mes yeux : c’est à quoi se termine toute l’industrie de l’Imitateur. Mais lorsqu’il a une fois achevé son ouvrage, ce n’est plus lui, à proprement parler, qui agit sur mon ame, c’est le sujet même ; c’est l’union & le concours de toutes les parties de l’événement, qui excitent en moi cette agitation & cette espece de chaleur que j’éprouve. »

M. d’Aguesseau, si je ne me trompe, s’est laissé éblouir par le brillant de sa comparaison : la lunette d’approche peut fort bien ressembler aux mauvaises imitations qui rapprochent également les beautés & les défauts : mais pour nous donner une idée juste de la bonne imitation, il faudroit supposer une lunette qui laissât dans le lointain tout le laid, & ne réunît sous nos yeux que le beau.