(1863) Molière et la comédie italienne « Préface » pp. -
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(1863) Molière et la comédie italienne « Préface » pp. -

Préface

1, 2. — Aspect ordinaire de la vie italienne au seizième siècle, d’après les vignettes du temps.

 

La littérature italienne n’est pas sans doute la seule littérature moderne que Molière ait mise à contribution. Sans parler de notre vieux fonds français qui lui fut d’une grande ressource, il y a encore le théâtre espagnol qu’il ne négligea point. Il possédait, d’après l’inventaire, malheureusement trop laconique, qui fut dressé de ses livres après son décès, deux cent quarante volumes de comédies françaises, italiennes et espagnoles. Les pièces espagnoles, autant qu’on peut le conjecturer, ne devaient pas figurer dans ce chiffre pour une quantité égale à celle des pièces italiennes ; mais il est certain qu’il y avait là un certain nombre de tomes de Lope de Vega, de Moreto, de Calderon, et d’autres écrivains espagnols. On n’a pas à craindre de se tromper en citant : El Perro del hortelano, La Discreta enamorada, El Acero de Madrid, de Lope de Vega ; El Desden con et desden, de Moreto ; Casa con dos puertas mala es de guardar, de Calderon, etc.

Molière fut également à même d’étudier de ses propres yeux l’art et les représentations théâtrales des comédiens de cette nation, puisque, de 1660 à 1673, la troupe de Joseph de Prado, entretenue par la reine Marie-Thérèse, alternait avec les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, tout comme les Italiens avec Molière au Palais-Royal. Il fut à même de juger leurs ballets

Tantôt graves, tantôt follets,

comme dit le gazetier rimeur de La Muse historique. Il figura, à côté d’eux, dans les fêtes royales, notamment dans le Ballet des Muses, en 1666-1667, auquel les quatre troupes concoururent à la fois.

Il y a donc, dans l’œuvre et dans le génie de Molière, une part à faire à l’Espagne, comme une part à faire à l’Italie. Toutefois, cette part est bien moins considérable. L’influence du théâtre espagnol sur notre grand poète comique n’est pas comparable à celle exercée par le théâtre italien. Les principales créations de l’Espagne qu’il s’est appropriées, El Burlador de Sevilla et Don Garcia de Navarra, lui sont venues par un détour, en passant par l’Italie. Il n’a pas surtout la même parenté d’esprit avec les auteurs comiques d’au-delà des Pyrénées qu’avec ceux d’au-delà des Alpes : lors même qu’il use des incidents et des ressorts que ceux-là peuvent lui procurer, sa comédie n’a jamais, ou bien rarement, l’allure ni le ton de la comédie espagnole. Là est la différence importante, la grande inégalité qui existe dans le tribut que les deux littératures méridionales lui ont apporté.

L’étude des rapports de Molière avec le théâtre italien était donc la première qu’il y eût à faire. Comment j’ai été amené à l’entreprendre, c’est ce que s’expliqueront aisément ceux des lecteurs qui savent que j’ai publié une édition des œuvres de Molière avec toutes les recherches et tous les développements qu’une telle publication comporte1. Il y a, à mon avis, deux manières de concevoir une édition des œuvres de Molière : ou publier le texte dans sa nudité magistrale, ou fournir en même temps tout ce que peut recueillir sur l’homme et sur ses ouvrages une érudition spéciale. C’est ce dernier parti que j’avais adopté. J’eus donc à m’occuper des questions de sources et d’origine, et je m’attachai notamment, en usant des documents assemblés par mes devanciers et en tâchant d’y ajouter ma quote-part, à constater et à faire ressortir les relations très nombreuses qui existent entre l’ancienne comédie italienne et le théâtre de Molière. J’étais obligé, toutefois, de m’en tenir à ce qui touchait immédiatement mon sujet, à ce qui en était, du moins, très rapproché, sans m’étendre à l’ensemble de la tradition comique de l’Italie. Désireux de donner tous les renseignements utiles, de mettre dans tout leur jour les monuments immortels que je reproduisais, je ne pouvais pourtant dépasser le but ; il ne m’était pas permis de les perdre de vue, de m’éloigner trop ; je devais me borner à en explorer, pour ainsi dire, attentivement les alentours. Mais, après avoir terminé ce premier travail, je voulus franchir les limites où il m’avait contraint de me renfermer ; je m’engageai alors librement dans les curieuses perspectives que j’avais vues s’ouvrira mes yeux, et j’essayai d’y pénétrer le plus avant qu’il me fut possible.

Ainsi s’est fait ce livre. Je n’y recommence pas la suite des rapprochements de textes et des indications de sources que j’ai dû faire en commentant Molière. Je prends maintenant mon point de départ là où finit la tâche du commentateur, et je trace ma carrière au-delà. J’ai évité le plus que j’ai pu les répétitions d’un ouvrage à l’autre. Un seul document de quelque importance a dû être reproduit tel ou à peu près tel qu’il avait figuré dans la notice du Festin de Pierre, au tome III de l’édition ; c’est le canevas du Convitato di pietra. Cette pièce rentrait nécessairement dans le cadre de cette étude : elle est trop essentielle et trop caractéristique pour qu’il fût possible de l’omettre ici. Ce morceau excepté, on ne trouvera nulle part qu’il y ait double emploi.

L’étude de la comédie italienne antérieurement à Molière est un sujet infiniment vaste : je n’ai pu, évidemment, que l’effleurer. Je l’ai abordée par le côté où j’avais affaire, par le côté qui regarde la France et surtout qui regarde Molière. Le champ de mon excursion nouvelle s’en trouve heureusement circonscrit. Il ne s’agit point d’embrasser l’histoire de l’art comique italien dans toute son étendue, mais d’en saisir et d’en montrer seulement ce qui se découvre du point de vue particulier où je suis placé.

On ne s’étonnera donc pas de ce que le tableau pourrait offrir d’incomplet, si on le considérait comme ayant pour objet direct le théâtre italien dans son ensemble ou dans tel développement qui lui est propre. En ce cas, on remarquerait tout d’abord que, dans la galerie des types ou des artistes célèbres de la commedia dell’arte, plusieurs ne figurent point parmi ceux que j’ai passés en revue. Le fameux signor Pulcinella ou Polecenella, par exemple, est absent. Ce n’est certes pas que je méconnaisse ni sa vogue prodigieuse, ni son antique noblesse. Le grotesque napolitain descend-il du Maccus campanien, du mimus albus des Atellanes ? Est-il né tout simplement dans les circonstances que raconte l’abbé Galiani ? Rappelons le récit du spirituel Napolitain.

« Au siècle passé, dit l’abbé Galiani, il y avait dans Acerra, ville de la Campanie Heureuse, une troupe de comédiens qui parcourait la province pour gagner quelque chose. Un jour ils débouchèrent dans une campagne où les paysans faisaient la vendange. Comme en cette occasion l’on buvait plus que de coutume et qu’hommes et femmes travaillaient de compagnie, la gaieté était vive, et chaque passant recevait son brocard. Les comédiens se virent à leur tour exposés aux railleries des vendangeurs ; mais, aguerris à cet exercice, ils commencèrent à répondre et à renvoyer saillies pour saillies. Or, parmi les villageois il y en avait un, nommé Puccio d’Aniello, à la face comique, au nez long, au teint hâlé, assez facétieux d’ailleurs, et d’esprit pointu. Les comédiens se mirent à le plaisanter tout particulièrement, et lui, il redoublait de lardons et de gausseries. Personne ne voulut céder, et on lutta à qui se moquerait le mieux ; les reparties devinrent plus aigres ; aux plaisanteries succédèrent les cris et les huées : ce fut une vraie bataille.

« Finalement, le campagnard eut le dessus, et les comédiens, honteux, prirent le parti de s’en aller et revinrent en ville émerveillés. Remis de leur émotion, selon la coutume des gens de théâtre qui tirent profit de toute chose, ils pensèrent faire une bonne affaire s’ils engageaient dans leur compagnie ce contadino qu’ils avaient trouvé si facétieux et si spirituel ; ils lui firent des propositions et il les accepta. Ils parcoururent le pays avec leur nouveau bouffe qui réussit à merveille et eut accès partout à la faveur de ses pointes : ce à quoi contribuèrent aussi son physique de caricature et sa tenue de campagnard, à savoir la camisole et le pantalon de toile blanche.

« La troupe gagnait gros et le nom de Puccio d’Aniello était célèbre. Au bout de quelques années Puccio mourut ; mais alors les comédiens le remplacèrent par un compagnon qui parut avec le même costume et le même masque. Il garda aussi l’ancien nom, mais adouci, et s’appela Polecenella. D’autres comiques suivirent l’exemple, et bientôt le masque de Polecenella se répandit dans tous les théâtres d’Italie et d’Europe2. »

Au fond, c’est là probablement la vraie histoire du seigneur Polichinelle et de plus d’un type de la commedia dell’arte ; seulement les uns prétendent qu’il faudrait peut-être la transporter dans l’antiquité, les autres qu’elle ne doit pas être reculée au-delà de l’âge moderne. En tout cas l’abbé Galiani la rajeunit trop en l’attribuant au siècle passé, qui, pour lui, était le dix-septième siècle. Polichinelle est plus vieux que cela, sans contredit. Je ne méconnais, je le répète, ni son ancienneté ni sa popularité. Mais il a eu chez nous une destinée à part : il n’a brillé que sur les théâtres de marionnettes ; il n’apparaît point ou guère dans les troupes italiennes qui vinrent en France ; il ne s’est point fait place, non plus, sur notre scène comique. C’est encore Molière qui, dans un intermède du Malade imaginaire, lui a donné le plus grand rôle ; mais il n’est là qu’un prête-nom ; il ne fait que remplacer le Pédant, comme on le verra dans la suite de ce livre, et n’a point son caractère original.

Truffaldin, le zanni vénitien, n’eut son succès que plus tard. Le Narcisino, dessevedo de Mal albergo, les Giangurgoli calabrais n’émigrèrent point. Le Pagliaccio n’engendra que vers la fin du siècle dernier le Paillasse de la Foire. Ainsi de bien d’autres masques, dont je n’ai pas eu à m’occuper, parce qu’ils sont restés étrangers à Molière et à notre comédie.

Je ne viens pas des premiers explorer ce curieux et pittoresque canton de la littérature et de l’art. J’arrive, au contraire, après beaucoup d’autres écrivains du siècle dernier et du siècle présent. Les ouvrages de Louis Riccoboni dit Lelio, dans la première moitié du dix-huitième siècle, l’Histoire de l’ancien théâtre italien, publiée par les frères Parfait en 1753, celle de Des Boulmiers en 1769, les Annales d’Antoine d’Origny en 1788, les études de Cailhava d’Estandoux, faites précisément au même point de vue que le mien, constituent toute une série de travaux d’histoire et de critique littéraire, qui témoignent que c’est déjà d’ancienne date que l’attention s’est portée en France sur cette sorte d’invasion comique que je vais décrire à mon tour. Parmi les modernes, il faut citer M. Charles Magnin pour son Histoire des marionnettes, et surtout pour son article sur le Théâtre céleste dans la Revue des Deux-Mondes du 15 décembre 1847 ; les deux volumes intitulés Masques et bouffons de M. Maurice Sand, publiés en 1862 ; un article de M. Jules Guillemot sur le Théâtre italien de Gherardi, dans la Revue contemporaine du 15 mai 1866. Malgré ces nombreux devanciers, le soin que j’ai pris de remonter autant que possible aux textes et aux documents originaux, m’a permis d’apporter dans cette étude quelques éléments nouveaux, que le lecteur qui a étudié ces questions saura facilement reconnaître.

En terminant, j’adresse mes remerciements à M. G. Saige, archiviste aux Archives de l’Empire, à l’obligeance de qui je dois d’avoir pu y recueillir quelques précieux renseignements. J’ai aussi des obligations particulières à M. Francisque, qui a ouvert à mes recherches la riche collection théâtrale qu’il a formée, et dont il reste le zélé conservateur, depuis qu’elle appartient à la Société des Auteurs dramatiques ; j’ai trouvé dans cette collection, créée avec une intelligence et une persévérance si remarquables, des ouvrages que j’avais demandés vainement aux plus grandes bibliothèques de Paris.