(2017) Ticket_646
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(2017) Ticket_646

J'avais écrit des choses au décours de la nuit. Une femme d'une trentaine d'années venant d'Algérie a appelé pour que nous l'aidions à trouver un logement, car son précédent hôte a mis fin à l'hébergement de sa famille constituée d'elle-même, son mari et leur enfant de 9 mois. Ils sont venus en France pour trouver de meilleures conditions pour leur bébé. Chacun a tout quitté sauf son vis-à-vis et l'enfant pour tenter de vivre une idée commune qui les fait dépendre davantage l'un de l'autre. Ne sont-ils pas en train de vivre l'amour poussé à l'extrême ? Les incertitudes pour se nourrir, pour dormir, l'attitude des proches, le doute quant à la réalisation de leurs idéaux, la prise en charge de leur bébé commun, l'illégalité de leur situation, tout cela se dresse comme un front contre lequel ils sont unis. Ils partagent une même posture, ils sont complices dans le soucis. Et ils ont accepté, sinon voulu, d'être tous les deux étroitement et fortement liés par le destin. Même s'ils ne croient pas en ce dernier, ils ont lié le leur avec une telle intensité que je m'imagine que ces deux histoires individuelles sont indéliables dans le temps. Sont-ils heureux de vivre ainsi leur amour ? Cette possibilité n'est pas donné à tout le monde. J'ai découvert le Samu social et je trouve que c'est une structure qui est humainement intelligente et bien adaptée au contexte (aux besoins, aux autres acteurs sociaux et aux moyens actuellement mis en place pour répondre aux besoins). Il peut être aveugle de ne penser qu'à l'optimisation d'un résultat sur le long terme et délaisser les besoins immédiats. J'ai encore une fois pris conscience d'à quel point on peut mal traiter l'autre. L'équipe au sein de laquelle j'étais en observation rapporte que les personnes dans la rue sont moins bien accueillies que les autres dans le service d'urgence à l'hôpital. Il y a des raisons à cela mais il m'est arrivé d'être dans cette attitude, l'obstacle majeur étant l'odeur. Des pompiers ont soulevé un sans-abri allongé au milieu de la chaussée sans prendre la précaution qu'un risque de traumatisme cervical les y obligerait. Dans le milieu du soin et de l'aide à autrui (med, paramed, pompiers ), il y a aussi des inégalités de traitement de la personne. Il n'est pas évident de sortir de notre vision de l'autre pour appréhender l'autre tel que sa situation exigerait. J'ai l'impression que les personnes qui travaillent au Samu social ont un rapport plus conscient et actif par rapport à la culture. Ils la palpent beaucoup plus que nous, comme le suggère l'évocation des séjours de rupture au cours d'une conversation. Les séjours de rupture sont des séjours qu'on fait faire à des personnes socialement en difficulté (sortie de prison, famille d'accueil) dans une culture complètement différente de la leur. Par exemple, pour des personnes en désinsertion scolaire et sociale, un temps sur un voile en Bretagne puis un temps en Côte d'Ivoire où ils construisent un centre. Ils considèrent la culture comme un élément qu'on peut utiliser. Il y a l'idée que la culture est bien relative, qu'il n'y a pas de supériorité d'une par rapport à une autre, ni de postérité de l'une par rapport à l'autre selon une évolution progressiste des idées. On dirait que l'existence du samu social est paradoxale. Il existe car la société n'est pas parfaite puisqu'elle permet que des personnes en soient exclues mais cela montre aussi que la société se rende compte de la nécessité de son existence. C'est comme si la société avouait sa propre imperfection. S'il y a trop de Samu social, c'est que la société dysfonctionne beaucoup mais fonctionne néanmoins assez bien pour s'en rendre compte et repiquer les trous. Nous avons amené deux migrants au centre Romain Rolland et leur avons proposé un repas. Je voyais dans leur refus essentiellement de la politesse. L'infirmière ne m'a rien dit mais a survolé mon regard lorsque j'ai insisté auprès d'elle de leur donner quand même à manger. Même si ce n'est pas un refus de manger, c'est quand même un refus de quelque chose et il faut en tenir compte. Si nous ne tenions pas compte du refus, nous imposerions à l'autre ce qu'on pense être des bénévolences, nous violerions la liberté de l'autre à avoir leur propre opinion sur leurs propres intérêts.