(2013) Ticket_1600
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(2013) Ticket_1600

Merci au Samu Social et à ses équipes mobiles de nous accueillir le temps d'une nuit et de nous faire partager leur quotidien. Je ne livre dans le texte qui suit que mes impressions personnelles qui n'engageront que moi; elles sont le fruit des riches conversations que j'ai eu la chance d'avoir cette nuit et des quelques expériences humaines et organisationnelles auxquelles j'ai assisté. 1. Cette garde est tout d'abord une expérience HUMAINE absolument NECESSAIRE dans notre cursus médical d'une part via la la rencontre avec les "usagers" aux profils différents et d'autre part via la rencontre avec les équipes. 1.1 Les "usagers" Nous n'avons pas tous eu la chance de rencontrer vraiment auparavant ceux que les équipes appellent les "usagers". Cette garde permet d'appréhender une population et un monde avec lequel nous ne sommes généralement pas familiers et de faire tomber les stéréotypes avec lesquels nous arrivons au Samu Social. On croise ainsi des publics différents: les "grands cassés" désocialisés, de jeunes sans papiers ayant fui leur pays en guerre, des femmes abusées, les habitués souvent résignés dont le samu social est le seul lien social, presque familial, qui leur reste etc. Le premier enseignement à l'issue de la garde est la diversité des personnes que l'on rencontre. J'ai notamment vu au cours de cette nuit: - un "1er samu": une jeune femme de 30 ans ivoirienne, jetée à la rue par le contact familial éloigné qui l'hébergeait à Paris. Après un signalement de son propre fait, on trouve devant la gare de lyon une silhouette grelotante, fragile à laquelle on offre un café et pour laquelle l'équipe se démène pour trouver une place dans un foyer de femmes. Elle n'a pas mangé depuis 24h, elle a marché pour ne pas avoir trop froid. On prend un café ensemble le temps que l'équipe trouve une place. Dans le camion on parle toutes les deux: de coiffure, de vêtement, d'architecture. Elle me parle de son pays de son histoire, elle pleure. Et puis elle sourit et me dit que "ça pourrait être pire"... L'équipe revient, ce soir il n'y a pas de place dans un foyer de femmes ce sera la caserne mixte de Reuilly Diderot. Elle cherche mon regard, elle a peur. On s'assure avec l'équipe qu'elle sera bien dans un secteur de femmes et on lui donne rendez-vous pour le lendemain, pour un autre foyer après une autre journée dans la rue. Il va falloir qu'elle tienne comme ça ce week end car il n'y a pas d'assistante sociale. Lorsqu'on part elle nous dit merci. Quand je lui tends la main, elle me demande si je serai là demain soir. Je lui dis que non. Elle pleure. Je craque, je lui dis que je reviendrai le lendemain soir la voir avant que le Samu vienne la chercher. - un jeune homme de 18 ans, qui a fui le Darfour devant les combats qui ont fauché 3 de ses frères. Sa demande d'asile a été déboutée. Il est seul à Paris, n'a pas mangé depuis longtemps, n'a pas dormi depuis des jours, a mal au dos à force de marcher dans la ville. Il marche pour se réchauffer depuis des heures. Il parle un peu anglais. L'infirmière de l'EMA négocie, se bat pour que ce jeune homme ne se retrouve pas pour sa première nuit en foyer dans un gymnase bondé avec des habitués qui y font la loi et pourtant il ne semble pas y avoir de place ailleurs. Elle continue, s'acharne, hausse le ton. Elle se bat comme si elle le connaissait. Elle réussit. Il ira, ce soir au moins, dans un des foyers les plus sécurisés de Paris, on l'y accompagnera. Sur le trajet la jeune travailleuse sociale lui liste les rares endroits de la capitales où on peut manger à midi le week-end. Il sourit depuis qu'on l'a rencontré, il me parle de musique. Il aime Justin Bieber et Rihanna. Nous rions. Il est épuisé mais il sourit. Il n'a pas de carte de transport et doit traverser paris demain de part en part (plus de 17km!) pour aller chercher des bons d'alimentation mais il sourit et il dit qu'il marchera, que ça ne le dérange pas. - un homme de 64 ans marqué par des années de rue qui à l'arrière du camion me montre sa fortune (une petite bourse avec 15euros en petites pièces). Il faut être reconnaissant et poli me répète-t-il calmement. Il passera la nuit dans le même foyer qu'à l'habitude et demain il retournera dans la rue comme tous les jours depuis des années. Il me parle de son père qui a presque 100 ans qu'il ne voit plus, de ses frères qui sont morts et de Béthune, où il est né. Il dit que c'est beau et qu'il faudrait que j'y aille, il me dirait quoi voir. Il aimerait y revenir, un jour. 1.2 l'équipe de mon EMA Outre les usagers il y a l'équipe. Les coordinateurs, les standardistes mais surtout les équipes de maraude avec qui on passe le plus de temps durant cette nuit. Une équipe c'est 3 personnes: un chauffeur, un infirmier et un travailleur social. Ils m'accueillent comme si je faisais partie de leur tribu depuis des années. Ils sont incroyables d'humour, de professionnalisme, et de sympathie. Ils ont un contact naturel dénué de tout jugement. Un regard franc, sans sentiment de pitié, sans a priori, un regard "juste" que nous, futurs praticiens, devrions tous avoir. Un regard qui devrait être conditionnel à notre pratique. Avec ce regard et leurs sourires, la confiance est souvent établie. Parfois ils sont rembarrés, les usagers les envoient paître, sont même agressifs. Ils restent toujours calmes, ils ne leur en veulent jamais. C'est ainsi. Ils respectent le choix des gens. L'aide ne doit jamais être forcée. Ils font ce qu'ils peuvent avec ce qu'ils ont et ce que leur laisse faire les usagers. 2. Réflexions générales à l'issue de cette nuit 2.1. Frontière ténue entre professionnel/privé En quittant la dame à qui j'ai promis de revenir le lendemain en civil, on debrieffe avec les collègues dans le camion. Comment rester professionnel? Où est la frontière entre le personnel et le professionnel? Comment font-ils pour tenir? Administrativement la réponse est simple comme toujours: la frontière est bien définie. Le manteau bleu Samu Social est l'état "professionnel" qui nous autorise à aborder les gens et encore pas partout (on ne peut pas entrer dans le metro, dans les lieux privés, on ne peut pas aborder les gens sous les tunnels, dans les parcs, dans les gares etc.), donner un café chaud, un bolino une soupe, distribuer les rares pulls que nous avons et accompagner les gens qui le souhaitent dans des foyers si toutefois il y a des places. Le manteau est censé nous prévenir de tout contact extra professionnel: il n'y a pas de place en foyer, pas d'endroit où manger? On ne peut rien faire et pourtant on est tenté de donner un petit truc pour acheter à manger, on a envie de proposer à certains de dormir chez nous, c'est interdit. Le manteau l'interdit. L'équipe m'apprend que le mois passé, un chauffeur a vu son contrat se terminer car il a donné un chaton à un homme seul dans la rue durant la maraude... Cette frontière est difficile à trouver je crois pour nous aussi, futurs médecins. Nos manteaux bleus sont des blouses. Il est vrai que nous pénétrons moins loin dans l'intimité des malades mais cette problématique se rapproche à mon sens de notre pratique là encore. 2.2 Un sentiment de frustration Les aberrations sont nombreuses et créent un sentiment de révolte à chaque fois: un traiteur a voulu donner les excédents frais de la journée aux Samu Social. La loi l'en empêche et ceux qui la contourne risquent leur place. In fine, tout est jeté... La frustration origine surtout de la pauvreté des alternatives que l'on a à proposer aux usagers. Lorsque les gens appellent le 115, c'est qu'ils n'ont pas le choix. S'il ne reste plus de place, l'alternative c'est la rue, c'est le froid, la solitude souvent, c'est la violence parfois surtout pour les femmes. Et pourtant plus la soirée avance, plus les options sont limitées et on ne peut rien faire. Le plus dur semble être l'impuissance, en tous les cas ce le fut pour moi. Et même lorsque l'on trouve des places dans un foyer pour un usager, un sentiment voisin et tout aussi désagréable vient nous saisir: la frustration. Tous les soirs, c'est la même ritournelle, les habitués me le disent. Cela fait plus de 20 ans pour certains qu'ils appellent le 115 dès le matin puis à midi et puis le soir. L'incertitude toute la journée de savoir où ils vont passer la nuit. Et le lendemain matin, la même galère, encore et encore. Les équipes savent que la prise en charge à long terme n'est pas la mission du Samu Social, mais cette précarité est lourde. Frustration aussi lorsque les usagers nous parlent des foyers dans lesquels on les amène. La boulangerie, la mie de pain... Dès qu'on leur annonce ces lieux, ils paraissent désillusionnés, certains refusent même et préfèrent rester dans la rue. Ils nous racontent la violence, les vols, les clans, les bagarres, les gardiens qui les mettent dehors à 7h30 le matin alors qu'ils sont théoriquement hébergés jusqu'à 9h. Désillusion mais encore une fois aucune alternative... Le monsieur de 64 ans dont on parlait plus haut souffre d'une coxarthrose sévère, il ne peut marcher sans canne. Il nous apprend qu'on lui a volé sa béquille dans un de ces foyers. Il est resté assis sur le même trottoir depuis 2 jours avant de nous appeler. Colère aussi lorsqu'on m'explique que les femmes dans la rue doivent perdre leur féminité et le plus souvent se souiller (urines et fécès) pour échapper aux viols récurrents. Cette frustration se manifeste différemment mais je crois qu'elle est bien la source de la fatigue des équipes (j'apprends durant la garde que le turn over au sein du samu social est très important et que les gens restent rarement plus de 6 mois), de la résignation souvent ou de la colère parfois des usagers. Ces histoires sont celles d'une nuit comme les autres au Samu Social; le quotidien des équipes et des usagers qui nous a été donné de partager quelques heures. Elles sont riches d'enseignements humains mais elles sont aussi génératrices d'un sentiment de frustration terrible. Elles nous apportent en tous les cas beaucoup, à nous, étudiants en médecine. Elles nous apportent même le plus important: une expérience humaine intense, un regard "juste" sur autrui, une réalité sociétale loin des a priori, elle nous rappellent aussi nos limites.