(2020) Ticket_21
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(2020) Ticket_21

Début de ma "double écoute". Au bout du fil, un certain Oskar. Dans un anglais hésitant, il demande un hébergement pour la nuit. L’intervalle de temps est serré pour les sans-abris qui n’ont pu dénicher un logement dans la journée : pour peu qu’ils appellent avant que la liste des places disponibles ne soit communiquée à la régulation du Samu social, on leur conseille de rappeler plus tard ; une fois cette liste disponible, les places sont pourvues en quelques minutes. Conséquences : la file d’attente téléphonique s’étire dans des proportions déraisonnables, et les chanceux - comme les places - se comptent au compte-gouttes. L’appel d’Oskar est mal tombé. C’est-à-dire qu’il a manqué l’étroite fenêtre temporelle qui décide d’une nuit au chaud. Un toit, ça se joue à quelques minutes près. Débute la maraude. Je suis accompagné de Sandrine, l’infirmière, et de Mohammed, le chauffeur-accompagnant. Tout de suite, je me suis senti appartenir à l’équipe - j’emploierai d’ailleurs la première personne du pluriel. A bord de la camionnette, nous naviguons à travers les rues de Paris guidé. e.s par les signalements mais surtout par nos yeux scrutant les trottoirs, attentifs au moindre signe. En quelques heures, nous assistons une jeune femme seule à la rue depuis quatre jours et l’installons dans un petit hôtel où elle restera quelques jours ; nous distribuons des gants, des chaussettes, des duvets à des sans-abris qui affrontent cette nuit un froid humide, pénétrant l’enchevêtrement des couches ; à d’autres nous trouvons une place dans un hébergement d’urgence et les y accompagnons. Au fil des rencontres, un monde s’esquisse. Un monde où toute petite chose compte. Un petit geste : serrer une main, servir une soupe ; un petit sourire ; un petit mot : bonsoir, ça va ? Cette exigence de la petite chose est d’autant plus cruciale que c’est le dernier rempart à l’abandon. La petite chose, qui fonde l’action du samu social, c’est une tentative de retisser une attache sociale, d’amorcer une sortie de l’exclusion ou du moins de la contenir dans une certaine limite. Tentative fragile parfois vaine tant la situation des personnes que nous aidons est précaire. A chacune de nos interventions, il me semble que nous les recueillions de justesse. La misère m’apparaît sous une autre figure, dans toute l’épaisseur de sa crudité. Je ne la connaissais que dans ce qu’elle avait d’exposé honteusement aux fenêtres de tout un chacun. Cette fois, elle m’est signifiée par des regards incertains, par des mains fragiles, par des visages vieillis, marqués par la rue. La nuit est déjà bien avancée. La camionnette s’arrête : un homme mal couvert dort sous le métro de la ligne 6. Il se réveille alors que nous nous approchons. Il dit s’appeler Oskar. Je me fige. Il porte à son poignet un bracelet de l’APHP. Le nom que j’y lis finit de m’achever. C’est bien le même homme qui quelques heures plus tôt avait appelé le 115. Sur le chemin du retour, alors que les rues de Paris défilent sous mon regard, je m’imagine la camionnette conduite par Mohammed comme une luciole dans la nuit, dont l’éclat s’efface en avançant. En montant les marches jusqu'à chez moi, le temps m’apparaît comme suspendu et mon coeur tangue encore de ce que j’ai vu et ressenti. Mes idées sont encore embuées. Je me dis que ce sont ces lucioles si chancelantes qui tiennent le monde, qui l’empêchent à tout moment d’imploser. Mes pensées s’éclaircissent pour laisser place à l'indignation. Colère envers un système qui perpétue ses exclusions et pire les justifie dans une idéologie ignoble de la méritocratie. Révolte contre les énergumènes qui vous disent à la radio que si les gens sont dans la rue c’est parce qu’ils le veulent car les places d’hébergement ne manquent pas, qui trimballent leur mots masqués "responsabilisation", "égalité des chances" et "sens de l’effort" partout où ils vomissent leur catéchisme bien appris dans une ponctuation stoïque. Jamais leur propos n’a brillé d’autant de violence. Ce ne sont pas ces artifices hypocrites qui empêchent le monde de s’écrouler. En réalité, le monde tient parce qu’il y a ces petites choses que le Samu social s’efforce d’accomplir. Faire exister la dignité humaine là où d’autres s’emploient à la démolir, telle est sa mission telle qu’elle s’est déployée sous mes yeux cette nuit. Je remercie Sandrine et Mohammed pour cette aventure sans mot.