(2012) Ticket_2038
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(2012) Ticket_2038

Cette expérience va me marquer, j'en suis sûre, pour le restant de mes études, de ma carrière médicale et de ma vie privée, tout simplement. Hormis quelques échanges brefs (ou parfois moins brefs) avec des sans-abris au fil des années, dans le métro, dans les gares, dans les rues de Paris... je n'avais jamais été au plus près d'eux, comme cela m'a été permis pendant cette nuit. La double écoute a été pour moi très "indescriptible". Plein de sentiments mélangés : pas vraiment une "prise de conscience", puisque, malheureusement, on se rend bien trop souvent compte de la misère qui nous entoure, mais plutôt, être obligée de regarder la vérité en face, sans faux-semblant, admettre que nous mêmes, nous ne nous rendons pas compte de ce que l'on a, tout ce que l'on prend pour acquis... en même temps, une profonde admiration pour toutes ces personnes, les travailleurs sociaux, les écoutants, qui ont fait de leur métier, cette main tendue vers les personnes les plus démunies... et puis enfin, percevoir au bout du fil, la détresse de toutes ces personnes, des très jeunes, de moins jeunes, parfois de très vieux... tous ces accents de pays différents qui résonnent dans les écouteurs, mais la détresse et le désespoir se perçoivent quelque soit la langue utilisée. J'ai été très émue de les entendre tous, des histoires toutes très différentes. J'ai regretté ne pas pouvoir rester plus longtemps à faire de la double écoute. Nous sommes partis ensuite, avec l'EMA 5, sillonner les rues du 18 et 19e arrondissement. La nuit a été très calme, nous sommes allés voir Mr P, qui connaît maintenant les prénoms de tous les travailleurs sociaux. Il accepte notre aide tous les soirs : une soupe, un café et deux sucres, comme il aime, et une bouteille d'eau. Il ne veut jamais quitter son porche pour la nuit. Il me semble qu'on a réussi à le convaincre d'aller à l'hôpital lundi, pour se procurer des gouttes, pour soigner sa conjonctivite. C'est une bonne chose. Puis on l'a laissé. On a pris avec nous deux autres personnes, que l'on a amené dans deux centres différents. Chacune avec leur caractère bien trempé, l'ambiance dans le camion était tour à tour, amusante, émouvante, et vraiment drôle quand la dame ("non, mademoiselle !!" insistait-elle, du haut de ses 56 ans) a commencé à chanter France Gall pour divertir tout le monde. Même si nous n'avons reçu aucun signalement pour ce quartier cette nuit-là, je suis contente des quelques rencontres que j'ai pu faire, des sourires partagés, le sentiment que pour cette nuit, ils seront en sécurité, à l'abri. Mais la quête d'un abri pour la nuit suivante recommence dès le lendemain, puis le surlendemain... Merci beaucoup de nous avoir donné cette chance, il est certain que nous ne sommes plus tout à fait les mêmes après une telle nuit.