Sophonisbe (Querelle de)
Dates 1663 |
Autre(s) titre(s) Querelle de Sophonisbe |
Fiche rédigée par Jeanne-Marie Hostiou , Sara Harvey . Dernière mise à jour le 2 March 2015.
Synopsis
Synopsis
La Sophonisbe de Corneille est créée à l’Hôtel de Bourgogne en janvier 1663. La pièce était attendue et, d’après le gazetier Jean Loret, elle est applaudie à la ville, avant d’être donnée devant la cour le 27 janvier 1663.
Un mois après la création de Sophonisbe, début février, paraît une critique de la pièce par un jeune polygraphe, Jean Donneau de Visé. Insérée dans une conversation entre nouvellistes, la critique sert d’abord à illustrer un propos général sur le positionnement critique adopté par le public en général lorsqu’il est question de commenter la création d’un auteur dramatique connu. D’une discussion sur l’effet de la réputation, qui invite à louer aveuglément ou, au contraire, à condamner injustement, l’on passe d’abord à un jugement général sur l’œuvre de Molière avant de discourir sur la Sophonisbe, dernière création de Corneille. Réticent à émettre son jugement et insistant sur le fait qu’il s’agit de « sentiments particuliers », le nouvelliste qui prend en charge la critique de Sophonisbe cherche à produire un discours modéré. Aussi choisit-il de faire l’éloge systématique de la distribution et du jeu des acteurs avant d’exprimer des réserves sur le caractère des personnages (dont Sophonisbe, Massinisse, Eryxe). De façon générale, la facture de la pièce (qui contient selon lui des vers durs voire obscurs) et les effets ambigus et inattendus qu’elle provoque sur le spectateur (elle fait rire à ses dépens, heurte la bienséance, etc.) sont jugés sévèrement par le nouvelliste. La pièce est finalement resituée dans l’ensemble de l’œuvre de Corneille, ce qui permet à la fois d’exposer la faiblesse de cette création et de la nuancer en soulignant la force du poète dramatique. Au même moment, l’abbé d’Aubignac fait imprimer ses Remarques sur la tragédie de Sophonisbe de M. Corneille envoyées à Mme la duchesse de R***. Il reproche d’abord à Corneille d’être entré en concurrence avec Mairet qui avait produit une pièce sous ce titre, toujours jouée à cette période (ce qu’avait aussi fait remarquer Donneau de Visé sans cependant porter de jugement) ; il condamne le traitement qu’il a fait de la fable et lui reproche d’avoir été trop fidèle à l’histoire et pas assez soucieux de respecter la bienséance. En réaction à ces deux premiers textes, plusieurs auteurs prennent la défense de Corneille. Tout d’abord, Donneau de Visé reprend la plume et entreprend de contredire d’Aubignac pour prendre le parti de Corneille dans sa Défense de la Sophonisbe de M. de Corneille ; puis paraît une lettre anonyme À M. D.P.P.S. sur les remarques qu’on a faites sur la Sophonisbe de M. de Corneille (ce texte assez bref reprend assez largement les arguments de la Défense de Donneau – sur l’unité de lieu, la vraisemblance ou la vérité historique notamment). La position adoptée par le jeune Donneau de Visé apparaît moins ici comme un revirement que comme une bonne opportunité pour s’attaquer à l’abbé d’Aubignac dont il avait déjà condamné la position, celle du censeur par envie, dans les Nouvelles Nouvelles. Corneille lui-même prend sa propre défense en répondant à l’abbé dans l’avis « Au lecteur » qu’il place au seuil de sa pièce, qu’il publie en avril (peut-être après l’avoir amendée en tenant compte des remarques de l’abbé). Dans ce texte liminaire, Corneille adopte un ton assez véhément pour répondre aux critiques qui lui ont été adressées (il rappelle qu’il est habituel de reprendre des sujets qui ont déjà été traités, désarmant ainsi les partisans de Mairet, et se défend surtout sur la vérité historique de sa pièce qui vise d’abord à respecter les sources historiques et Tite-Live) ; il assume sa rivalité avec Mairet qui avait été son ennemi pendant la querelle du Cid (il se démarque du romanesque de la version de son prédécesseur) ; il établit sa doctrine de l’imitation ; il justifie l’organisation de sa pièce ; enfin, sans pour autant nommer d’Aubignac, il détruit sa conception de l’histoire accomodée aux goûts des ignorants qui veulent de l’amour partout.
Après cette première série de textes, l’objet de la querelle se déplace et s’étend : l’abbé annonce son intention de critiquer tout le théâtre de Corneille. Il publie alors deux ouvrages qui visent le dramaturge : le premier est constitué d’une reprise de ses Remarques sur Sophonisbe et d’une critique de Sertorius (pièce précédente de Corneille), sous le titre de Deux dissertations concernant le poème dramatique, en forme de Remarques sur deux tragédies de M. Corneille intitulées Sophonisbe et Sertorius. Envoyées à Madame la duchesse de R*** (l’avant-propos de ces dissertations accuse notamment Corneille d’avoir préalablement tenté, par une action de censure, d’empêcher la diffusion dans Paris de ses Remarques) ; le second est constitué d’une Troisième dissertation (au sujet de l’Œdipe de Corneille) et d’une Quatrième qui se veut une Réponse aux calomnies de Corneille.
Si Corneille ne répond plus, Donneau de Visé prend de nouveau sa défense en publiant deux textes (qui paraissent de façon anonyme et que d’Aubignac attribue, contre toute apparence, à Corneille) : Défense du Sertorius de M. Corneille et Défense d’Œdipe, tragédie de M. de Corneille. La Défense de Sertorius est dédiée au duc de Guise, qui protège Corneille et les cornéliens. Le débat y prend une tournure très personnelle : la Défense de Sertorius raille personnellement l’abbé pour ses échecs en tant que dramaturge et pour le fait qu’il n’a jamais pratiqué ce qu’il enseigne.
Malgré l’émulation suscitée par cette querelle, le succès de Sophonisbe décline très rapidement. Corneille lui-même reconnaîtra l’échec relatif de sa pièce (par exemple dans une lettre à Saint-Évremond, reproduite dans l’édition Pléiade des Œuvres de Corneille, éd. G. Couton, tome III, p. 725). Est-ce le signe d’une évolution du goût du public ? Toujours est-il que Corneille reçoit, au cours de l’été, une gratification royale à laquelle il répond par un Remerciement adressé au roi, signe qu’il est toujours en grâce auprès du pouvoir politique.
Enjeux
Enjeux
Les enjeux de cette querelle recouvrent plusieurs niveaux d’interprétation.
1. On peut y voir le signe d’une hostilité entre deux personnes, Corneille et d’Aubignac, qui prendrait ses racines dans de vieilles querelles. Le différend opposant les deux hommes remonterait à la publication des Discours sur le poème dramatique (1660) où Corneille omet de citer d’Aubignac (alors même que celui-ci vantait beaucoup l’œuvre de Corneille dans sa Pratique du théâtre). Cette rivalité aurait été amplifiée par une querelle opposant les deux hommes au sujet de l’œuvre de Catherine Desjardins, soutenue par l’abbé d’Aubignac et raillée par Corneille. Tallemant des Réaux accrédite cette thèse dans ses Historiettes. À ce sujet, il faut toutefois noter l’intervention d’une tierce personne au cours de cette querelle, Jean Donneau de Visé, qui, multipliant les attaques à l’égard de l’abbé d’Aubignac, est largement responsable de la tournure personnelle que prend la querelle. La présence de ce jeune ambitieux est, du reste, symptomatique de la position critique adoptée par le polygraphe qui fait alors ses premières armes : proposant d’abord une critique suffisamment négative pour attirer l’attention de Corneille, sans jamais s’attaquer à sa réputation ni à sa personne, il attire d’abord l’attention. Puis, il prend sa défense en attaquant, cette fois sur le ton personnel, l’adversaire de Corneille. Conscient de la place que peut occuper un Corneille ou encore un Molière dans sa trajectoire, la démarche de Jean Donneau de Visé met au jour la dimension stratégique et publicitaire de l’acte critique.
2. Plus largement, cette querelle révèle des enjeux politiques concernant les jeux de pouvoir au sein du champ littéraire et théâtral, et l’influence de Corneille et de son clan auquel le jeune Donneau de Visé prend stratégiquement le parti de se rattacher (plutôt qu’à l’abbé d’Aubignac, plus isolé et ignoré par le monarque). Comme en attestent les Remerciements que Corneille adresse au Roi à l’été, l’assise du dramaturge ne semble pas entamée par cette querelle, malgré le médiocre succès de sa pièce.
3. Cette querelle est indissociable d’enjeux dramaturgiques et esthétiques : elle porte notamment sur les principes du vraisemblable, de la bienséance, du romanesque, du respect des sources et de l’imitation. L’ouvrage de R. Bray met l’accent sur cet aspect. À cet égard, la querelle de la Sophonisbe apparaît comme une continuation des polémiques déjà provoquées par Le Cid et Horace, et annonce des questionnements théoriques sur l’histoire feinte et véritable que va produire Du Plaisir quelques années plus tard.
4. La querelle de la Sophonisbe a également pour effet d’interroger le rôle de la critique au sein du champ littéraire en constitution (cette interprétation de la querelle est notamment soutenue par C. Meli). D’une part, la polémique a pour effet d’opposer l’orthodoxie doctrinale du critique et théoricien qu’est l’abbé et la pratique créatrice du dramaturge Corneille – la première est dévaluée par rapport à la seconde : le fait que d’Aubignac soit avant tout un théoricien du théâtre et que son œuvre dramatique n’ait pas rencontré le succès est utilisé comme un argument pour le discréditer (cette interprétation de la querelle est notamment relayée par l’abbé Irailh). D’autre part, la querelle a pour effet d’opposer deux figures de critiques dramatiques qui se distinguent et s’opposent – l’abbé d’Aubignac et Donneau de Visé. La querelle de la Sophonisbe révélerait l’émergence d’une nouvelle forme de critique, incarnée par Donneau de Visé qui « produit une critique ouvertement partisane et intéressée, fondée sur la notoriété de [Corneille] » et qui s’oppose à d’Aubignac, « représentant d’une critique docte qui tire son autorité de l’usage de la raison et de la connaissance des auteurs antiques » (Meli, p. 99).
Chronologie
Chronologie
• 1663/01/12(?) : création de Sophonisbe de Pierre Corneille à l’Hôtel de Bourgogne. Selon les frères Parfaict, la pièce aurait été créée le 18 janvier, mais les premières ont toujours lieu le vendredi et le 18 était un jeudi, jour de relâche (voir Georges Forestier et la Pléiade Corneille par Georges Couton, tome III, p. 1460). La pièce est donnée devant la cour le 27 janvier.
• 1663/02/08 : permission d’imprimer des Remarques sur la tragédie de Sophonisbe de M. Corneille, par l’abbé d’Aubignac.
• 1663/02/09 : Jean Donneau de Visé publie une Critique de la Sophonisbe dans ses Nouvelles Nouvelles.
• 1663/--/-- : Anonyme, Lettre sur les Remarques qu’on a faites sur la Sophonisbe de M. Corneille. Prend la défense de la pièce de Corneille.
• 1663/03/-- : Jean Donneau de Visé prend la défense de la pièce de Corneille dans sa Défense de la Sophonisbe de M. de Corneille.
• 1663/04/08 : privilège de la Défense de Sertorius de M. Corneille attribuée à Donneau de Visé (Paris, Claude Barbin, 1663). Achevé d’imprimer du 23 juin. Parution (s.l.n.d.) de la Défense d’Œdipe, tragédie de M. de Corneille.
• 1663/04/10 : publication de Sophonisbe de Pierre Corneille, avec une préface, Paris, G. de Luynes, 1663. Cette publication rapide peut être interprétée comme un signe d’insuccès de la pièce (Couton, p. 1464, note 1).
• 1663/07/27 : fin de l’impression des Troisième et Quatrième dissertations de d’Aubignac.
• 1663/07-08 ?/-- : publication du Remerciement adressé par Corneille au roi.
Noms propres
Noms propres
Références
Références
Corpus
• Anonyme, Lettre sur les Remarques qu’on a faites sur la Sophonisbe de M. Corneille [Paris, 1663], dans abbé Granet Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, Paris, Gissey et Bordelet, 1740, Tome I, p. 195-212.
• Aubignac, François Hédelin, Abbé d’, Deux dissertations concernant le poème dramatique, en forme de Remarques sur deux tragédies de M. Corneille intitulées Sophonisbe et Sertorius. Envoyées à Madame la duchesse de R***, Paris, J. du Breuil, 1663.
• Aubignac, François Hédelin, Abbé d’, Remarques sur la tragédie de Sophonisbe de M. Corneille envoyées à Mme la duchesse de R*** par M.L.D., Paris, Ch. de Sercy, 1663. [Ces remarques sont réimprimées par l’abbé Granet dans son Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, Paris, Gissey et Bordelet, 1740, Tome I, p. 134-153.]
• Aubignac, François Hédelin, Abbé d’, Troisième dissertation concernant le poème dramatique en forme de Remarques sur la tragédie de M. Corneille intitulée l’Œdipe et Quatrième dissertation concernant le poème dramatique servant de réponse aux calomnies de M. Corneille, Paris, J. du Breuil, 1663. [La troisième dissertation est réimprimée par l’abbé Granet dans son Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, Paris, Gissey et Bordelet, 1740, Tome II, p. 1-69.]
• Corneille, Pierre, Sophonisbe, Paris, G. de Luynes, 1663, première édition, précédée d’un avis « Au lecteur » (qui devient « Préface » dans la réédition de 1682).
• Donneau de Visé, Jean, Critique de la Sophonisbe, dans Nouvelles Nouvelles, Paris, G. Quinet, 1663, t. III, p. 245 sq. [Reproduite par l’abbé Granet, dans Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, Paris, Gissey et Bordelet, 1740, Tome I, p. 116-134.]
• [Donneau de Visé, Jean – attribué à], Défense d’Œdipe, tragédie de M. de Corneille, s.l.n.d. [Ce texte figure dans un recueil factice conservé à la Bibliothèque-musée de la Comédie-Française, cote O Cor (P) Bc P DON].
• Donneau de Visé, Jean, Défense de la Sophonisbe de M. de Corneille, dans abbé Granet, Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, Paris, Gissey et Bordelet, 1740, Tome I, p. 154-194.
• [Donneau de Visé, Jean – attribué à], Défense du Sertorius de M. Corneille, Paris, Claude Barbin, 1663. [Réimprimée par l’abbé Granet dans son Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, Paris, Gissey et Bordelet, 1740, Tome I, p. 295 sq.]
Sources secondaires
• Granet, François, Abbé, Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, avec des Réflexions pour ou contre la critique des ouvrages d’esprit, et des jugements sur ces dissertations, Paris, Gissey et Bordelet, 1740, 2 vol.
• Irailh, Simon-Augustin, Abbé, Les Querelles littéraires ou mémoires ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à présent, Paris, Durand, 1761, tome I, p. 228 sq.
• Tallemant des Réaux, Gédéon, Historiettes, Paris, Gallimard, « Pléiade », éd. Antoine Adam, 1961, tome II, p. 900-909.
Bibliographie critique
Cette fiche s’appuie principalement sur l’édition critique de la Pléiade :
• Corneille, Pierre, Œuvres complètes, textes établis présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1987, III, p. 381-446 et 1460-1480.
Ainsi que sur l’article suivant :
• Meli, Cinthia, « La querelle de la Sophonisbe (1663) : enjeux critiques », dans La Médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles, Études réunies et éditées par Florence Boulerie, Tübingen, Narr Verlag, « Biblio 17 », 2013, p. 87-100.
Voir également :
• Bray, René, La Tragédie cornélienne devant la critique classique d’après la querelle de Sophonisbe, Paris, 1927. (Sur les oppositions doctrinales entre le critique et conseiller dramatique d’Aubignac et le praticien et dramaturge Corneille.)
• Couton, Georges, La Vieillesse de Corneille (1658-1684), Paris, Deshayes, 1949 – en particulier les p. 46 et suivantes (pour les conflits personnels qui expliquent la querelle).
• Herland, Louis, « Les qualités requises du personnage de tragédie et les sources de la pitié tragique d’après la querelle de Sophonisbe », Mélanges de la société toulousaine d’études classiques, T. II, Toulouse, E. Privat, 1948 (Sur les oppositions doctrinales entre d’Aubignac et Corneille).
• Niderst, Alain, Pierre Corneille, Paris, Fayard, 2006 (voir le chapitre intitulé « L’époque des polémiques », p. 243-272).
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